Plus de deux mois après l’attaque sanglante du Hamas le 7 octobre et la riposte militaire israélienne dans la bande de Gaza qui a tourné au massacre, le mouvement de solidarité français avec la Palestine continue de se mobiliser. Samedi 16 décembre, des rassemblements sont annoncés dans de nombreuses villes de France et dimanche une manifestation doit s’élancer à 14 heures de la place de la République à Paris avec pour mot d’ordre un cessez-le-feu immédiat et la levée du blocus dans la bande de Gaza.
« Nous demandons d’abord un cessez-le-feu immédiat et permanent, parce qu’il faut arrêter le massacre et en finir avec cette idée qu’il s’agit d’une guerre contre le Hamas. C’est une guerre contre le peuple palestinien », résume Anne Tuaillon, élue le 3 décembre dernier présidente de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS).
L’AFPS fait partie du Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens (CNPJD) qui appelle à la manifestation de dimanche. Créé en 2000, ce collectif agrège divers partis, syndicats et structures de la gauche traditionnelle. Urgence Palestine, un collectif créé tout récemment qui demande « un cessez-le-feu immédiat et la fin du blocus » et prône la résistance « à l’occupation, au colonialisme et à l’apartheid », appelle également à manifester. Les troupes de la campagne Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) y seront aussi.
Une manifestation en soutien aux Palestiniens, le 18 novembre 2023 à Toulouse. © Photo Alain Pitton / NurPhoto via AFP
Depuis le début de la crise, remisant tensions politiques et dissonances d’analyses, l’ensemble des organisations de solidarité défilent ensemble. Pas question, en effet, de manquer à l’appel alors que la mobilisation hors des cercles militants est moindre que lors de l’été 2014. Cette année-là, l’opération Bordure protectrice, coûtant la vie à un peu plus de 2 100 Palestinien·nes en un mois et demi, avait entraîné des manifestations massives de solidarité.
Neuf ans et demi plus tard, la situation sur place est sans commune mesure avec les deux précédentes guerres contre Gaza (en 2009, près de 1 400 Palestinien·nes avaient perdu la vie en vingt-deux jours). En cette mi-décembre 2023, après deux mois et une semaine de conflit, on parle de près de 20 000 morts et 50 000 blessés. Plus de 8 000 enfants ont été tués par les bombardements israéliens et ces chiffres sont en deçà de la réalité selon plusieurs experts militaires et humanitaires. Plus de 1,5 million de Gazaoui·es ont dû quitter leur foyer depuis le 7 octobre. Mardi 12 décembre, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) a appelé à « arrêter le génocide en cours ».
Malgré cela, en France (et à la différence de nombreux pays du Sud ou d’autres pays européens), les rangs des manifestations sont un peu moins fournis qu’il y a neuf ans. « Peut-être que le choc du 7 octobre a bloqué et tétanisé de nombreuses personnes… », tente Anne Tuaillon. Cheville ouvrière de BDS France, Dror pointe, lui, une responsabilité des médias : « S’ils avaient vraiment raconté ce qui se passait à Gaza dès le début plutôt que d’entretenir ce récit d’une guerre de plus au Proche-Orient, on aurait sûrement été plus nombreux dans les cortèges »,regrette-t-il.
Les ressorts d’une mobilisation plus faible
Les interdictions de manifester, qui se sont succédé jusque fin octobre malgré l’avis du Conseil d’État du 18 octobre, ont aussi pesé. D’autant que cette criminalisation du mouvement social ne date pas d’hier. « Il se trouve que depuis dix ans, en France, les manifestations sont de plus en plus réprimées, souligne Michèle Sibony, de l’Union juive française pour la paix (UJFP), membre du CNPJD. En 2014, nous avions pu compter sur le Collectif des musulmans de France, qui avait ramené du monde dans les manifestations : un collectif de quatorze mosquées avec leur propre service d’ordre, ça n’avait pas bronché, ça avait été impeccable. Aujourd’hui, on sent bien que la répression islamophobe est passée par là et qu’elle agit. C’est le résultat du travail de Darmanin : les associations fermées, les mosquées contrôlées, les menaces de dissolution, etc. Les gens sont prudents face à tout ça. »
Franco-Palestinienne issue d’une famille de réfugiés, arrivée de Syrie lorsqu’elle avait 10 ans, Rima Hassan estime qu’« une forme de lassitude s’est installée dans la tête des gens, depuis 2014, accentuée par la politique du gouvernement actuel. Depuis que Macron est au pouvoir, on manifeste tout le temps… Et pour de bonnes raisons !, constate la juriste de 31 ans, fondatrice de l’Observatoire des camps de réfugiés et du réseau Action Palestine France. Mais quand on voit les résultats obtenus et la répression… Le signal envoyé en permanence, c’est que nos voix ne comptent pas. »
Un signal perçu de façon aiguë par les jeunes Français·es racisé·es, selon elle. « Je pense que, pour beaucoup, la Palestine a un effet miroir de leur histoire familiale, en lien avec la colonisation. Mais cette dimension est assez peu visibilisée, on préfère mettre en avant l’arabité ou la religion pour expliquer la solidarité des quartiers populaires avec la Palestine, plutôt que ce lien avec l’histoire coloniale. Ces jeunes ont bien compris que la complexité de leur parole reflétant des parcours et des identités qui s’ancrent parfois, comme le mien, dans deux espaces, entre ici et là-bas, n’est jamais prise en compte. Le fait est que cette complexité, pourtant riche et qui est la réalité de nombreuses personnes ici, n’est pas respectée en France. Et dans les quartiers, beaucoup ont intériorisé que leurs voix n’étaient pas audibles, alors ils se déplacent moins. »
Pour autant, la cause palestinienne continue de mobiliser. L’UJFP a enregistré plus de cent nouvelles adhésions en un mois après le 7 octobre. À Toulouse, le Collectif Palestine vaincra (CPV), qui soutient la perspective politique d’une « Palestine libre de la mer au Jourdain », dénonce « la complicité » des gouvernements occidentaux et milite activement pour la libération de Georges Ibrahim Abdallah, assure avoir reçu ces dernières semaines « des dizaines et des dizaines de demandes d’adhésion ».Son porte-parole, Tom Martin, dit voir « beaucoup de primo-militants, des jeunes, dont beaucoup de femmes ». « On a tout de suite vu que nos pages web et réseaux sociaux étaient très sollicités », assure également Dror, de BDS.
La campagne BDS a été poursuivie devant les tribunaux pendant des années, jusqu’à obtenir gain de cause devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en juin 2020. « Toutes ces années de procès ont éloigné des gens de notre campagne,constate le militant. Mais je pense que nous allons en voir revenir à la faveur de cette séquence. » Le CPV a lui aussi été dans le viseur de Gérald Darmanin, mais le Conseil d’État a invalidé sa dissolution en avril 2022.
Une nouvelle sociologie…
Cette incessante criminalisation du mouvement de solidarité avec la Palestine n’a pas été sans effet sur la sociologie du mouvement. Figure du Mouvement des jeunes Palestiniens lors des manifestations de 2014, Omar Alsoumi est à l’origine du récent collectif Boussole Palestine, qui est lui-même à l’initiative d’Urgence Palestine. « La jeunesse des quartiers est moins présente parce que tout a été fait ces dernières années pour que ce soit le cas,confirme-t-il. Mais en revanche, de nouveaux militants nous rejoignent, des Français d’origines et de conditions très diverses. On a des avocats, des ingénieurs, des travailleuses et des travailleurs. »
Une diversité de laquelle ont émergé des figures palestiniennes : Omar Alsoumi lui-même, dès la fin des années 2000, ou plus récemment Rima Hassan. En termes d’incarnation, un seuil a été franchi. « C’est intéressant car ces Palestiniens qui prennent leur place en tête du mouvement de solidarité ou y apparaissent ne sont pas déconnectés de la réalité française,observe Samir Abdallah, cinéaste engagé (auteur notamment du film Gaza-strophe, Palestine sorti en 2011) et l’un des initiateurs des missions civiles dans les années 2000. Ils sont inscrits dans le paysage ici et leurs organisations remettent les Palestiniens au cœur des mobilisations. » Ce à quoi il s’est lui aussi employé en lançant la campagne « Gaza des visages », dont les panneaux sont présents dans toutes les manifestations depuis un mois.
Ce renouveau de la représentation résonne avec un important changement de paradigme : pour cette nouvelle génération de militant·es, le processus d’Oslo, et sa promesse d’établissement de deux États distincts, n’est plus un référentiel opérant. Même la notion d’État binational, qui avait repris un peu de vigueur après l’effondrement du « processus de paix », est en berne.
« Nous pensons qu’il faut revenir au droit international : décolonisation des territoires, retour des réfugiés, démantèlement du blocus de Gaza, démantèlement du mur, démantèlement de l’apartheid. Pour le débat sur l’État, on verra plus tard », résume Dror de BDS. « Les cadres de luttes qui se référaient à la période Oslo nous semblent dépassés, ajoute Omar Alsoumi. Aujourd’hui, nous demandons le cessez-le feu immédiat et la fin du génocide, mais notre mobilisation a commencé avant les massacres et leur intensification. On ne veut pas être seulement solidaires de cadavres et de victimes mais d’abord de la résistance ! » Pour Rima Hassan, « cette histoire de solution à deux États, c’est un truc de boomer… ».
… un discours plus radical
Même l’AFPS, qui en avait fait une pierre angulaire ces dernières décennies, a fini par regarder ailleurs. Dans une déclaration faite début décembre, l’association demande aux autorités françaises et européennes d’assurer la « protection du peuple palestinien », de « reconnaître l’État de Palestine », ou de prendre des « sanctions contre l’État d’Israël » mais ni le processus de paix, ni la solution à deux États, ni l’Autorité palestinienne en tant que telle ne sont mentionnés.
Ce moment d’inflexion stratégique s’apparente à un retour aux fondamentaux : le droit à l’autodétermination du peuple palestinien, celui au retour des réfugié·es, l’exigence de sanctions contre Israël et la dénonciation des complicités de l’Occident, notamment du gouvernement français, sont des revendications partagées, à quelques nuances près, par l’ensemble du mouvement de solidarité.
S’y ajoute ces dernières semaines un consensus sur l’appel au cessez-le feu, considéré comme l’urgence absolue. Une urgence qui passe par la multiplication des mobilisations. À côté des petits rassemblements locaux, dans les quartiers ou les universités, moins visibles que les manifestations mais qui se multiplient un peu partout en France depuis deux mois, le boycott apparaît comme une arme privilégiée.
« On voit des initiatives spontanées depuis le début de la guerre contre Gaza, note Dror de BDS, sur SFR ou McDo, par exemple. Nous pensons que les campagnes concertées et organisées sur du long terme sont plus efficaces mais on se réjouit de voir les gens prendre ces initiatives… » Le 12 décembre, la marque Puma a annoncé qu’elle ne sponsoriserait plus l’équipe de football d’Israël. L’équipementier sportif allemand était l’objet d’une campagne offensive depuis plus d’un an.
C’est désormais le groupe Carrefour, accusé d’avoir passé au printemps 2022 des accords avec deux sociétés israéliennes impliquées dans la colonisation de la Cisjordanie, qui est le cœur de cible des militant·es. Urgence Palestine invite, comme BDS, à boycotter l’enseigne de grande distribution « jusqu’au retrait de ses investissements en Israël ».Dans les manifestations ou sur les réseaux sociaux – un espace hyper-investi par les nouveaux militant·es –, les panonceaux et les posts appelant au boycott de l’enseigne font florès.
Pour Rima Hassan, le vent est en train de tourner. « En octobre, l’immense majorité des mobilisations liées au conflit dans le monde ont été propalestiniennes, rappelle-t-elle. Aujourd’hui, se définir pro-israélien, c’est perçu comme étant pro-apartheid, pro-colonisation, c’est de plus en plus difficile à tenir. Vu l’ampleur de la violence déployée à Gaza, leur discours s’effrite dans l’espace public. Je pense que nous sommes sur un moment de bascule, y compris pour le mouvement de solidarité. » Une bascule chargée, comme rarement dans l’histoire du conflit, d’inconnue politique. Heureuse de voir débarquer à ses côtés de nouvelles générations de militant·es, dont « la relève » des juifs anticoloniaux de Tsedek, Michèle Sibony l’avoue sans détour : « J’ai une peur bleue du jour d’après. »
Emmanuel Riondé