« Depuis » 1952, lorsque l’occupation britannique a quitté l’Égypte, le pays est dirigé par l’armée. La dictature de 30 ans d’Hosni Mubarak a été renversée après le soulèvement de 2011 qui a débuté le 25 janvier, une date connue sous le nom de « jour de rage ». De nouvelles élections ont eu lieu en 2012, qui ont conduit à la victoire de Mohamed Morsi du parti islamiste Fraternité musulmane. Son mandat a duré un an, jusqu’à ce qu’il soit interrompu par le coup d’État militaire dirigé par le général Abdel Fattah Al-Sisi en 2013. Depuis lors, la population égyptienne vit sous un régime autoritaire et antidémocratique.
Sanaa Seif est une cinéaste et militante égyptienne et britannique. Elle était présente lors du soulèvement de 2011 et a fait campagne pour la libération de son frère, Alaa Abd Al-Fattah, et d’autres prisonniers politiques du régime d’Al-Sisi. Ses actions en défense de ces militants ont abouti à son arrestation à trois reprises. Dans cette interview, réalisée en juin 2023, Sanaa parle de la conjoncture politique actuelle en Égypte et de sa campagne en cours pour la libération des défenseurs des droits humains dans le pays. Écoutez ci-dessous l’interview en anglais :
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Bianca Pessoa : Pendant les manifestations de 2011, vous avez accompagné vos parents et vos frères dans la lutte et êtes devenue active dans le mouvement à partir de là. Quelle est votre lecture des manifestations de cette période ? Qu’est-ce que cela a signifié pour l’organisation et la réorganisation des mouvements dans le pays ?
Sanaa Seif : Les principaux slogans prononcés dans les rues étaient « Pain, liberté et justice sociale ». L’objectif principal était d’établir la démocratie, et nous n’avons pas cela. Et puis les mouvements de 2011 ont été vaincus. L’inflation est galopante, les prix sont beaucoup plus élevés, la valeur de l’argent a beaucoup baissé. La violence policière est très présente.
Mais c’était quand même un moment très significatif et important dans l’histoire de notre pays, parce que c’était très fort, mais très pacifique. C’était un moment de possibilité et de potentiel dans notre pays, mais nous avons commis beaucoup d’erreurs collectivement — en particulier les groupes politiques organisés. Nous n’avons pas défendu la valeur de la démocratie et, face à la complexité de notre pays et de notre société, nous voulions seulement que l’armée résolve nos problèmes sociaux à notre place. Par conséquent, naturellement, l’armée en a profité. Le régime militaire d’aujourd’hui n’est plus déguisé comme avant, et Abdul Fatah Khalil Al-Sisi est déjà notre président depuis dix ans.
En Égypte, il y a un dilemme politique constant entre avoir des groupes islamistes ou l’armée au pouvoir. Ce sont les groupes organisés. Tout autre — progressiste, de gauche, conservateur, tout groupe civil ou radical comme nous — est très petit et peu organisé, car l’État ne le permet pas. Il était donc en quelque sorte connu qu’une fois les sociétés ouvertes, les islamistes constitueraient l’opposition la plus populaire. Ils ont remporté les élections, obtenu la majorité au parlement et à la présidence et ont mal gouverné pendant un an. Ils sont arrivés après la révolution, mais n’ont fait aucune réforme de la police et ont continué les lois dictatoriales contre la population chrétienne… Toutes les mauvaises choses qui avaient conduit à la révolution ont continué, mais au lieu d’être au nom de l’armée, elles sont désormais au nom de l’Islam.
L’armée a profité de cette occasion pour organiser un coup d’État et, fondamentalement, rejeter la démocratie. Naturellement, lorsque l’armée est revenue au pouvoir, elle a opprimé tout le monde sous prétexte qu’elle combattait le terrorisme et l’extrémisme. L’armée se présentait comme laïque, mais d’un point de vue religieux, elle était aussi conservatrice que la Fraternité musulmane et tout aussi sectaire.
Avec un gouvernement antidémocratique, il y a beaucoup en jeu au-delà du manque de démocratie lui-même. Pouvez-vous nous donner un bref aperçu de la situation politique actuelle dans votre pays ?
En ce qui concerne la liberté personnelle, l’État a une certaine propagande contre le harcèlement sexuel, qui est criminalisé par la loi. Mais la violence réelle à l’égard des femmes a augmenté. Aujourd’hui, il y a de nombreux cas de filles arrêtées parce qu’elles ont fait des vidéos sur TikTok. Il y a un aspect de classe à cela. Si c’est une fille de la classe moyenne supérieure qui parle anglais et réalise ces vidéos et qui est une influenceuse dans l’une des régions chics d’Égypte, c’est acceptable. Mais si c’est une fille de la classe moyenne inférieure qui fait ces vidéos, elle se fait arrêter pour prostitution. Notre procureur général a fait des déclarations publiques sur les valeurs familiales. Ainsi, les filles, la communauté LGBT et toute autre minorité sont beaucoup plus persécutées.
D’un point de vue financier, nos militaires sont impliqués dans toutes sortes d’entreprises, même des entreprises privées qui font partie des services de renseignements généraux. Il y a un cas assez célèbre d’un homme qui a refusé de remettre son entreprise à l’armée et s’est retrouvé en prison, avec son fils, pendant deux ans. De nombreuses communautés ont été expulsées parce que l’armée a décidé de construire un mégaprojet sur le territoire. La compagnie pétrolière italienne Eni a commencé à extraire du gaz naturel liquéfié (GNL) en Égypte, tout comme British Petroleum. Nous n’avons pas la liberté de la presse, donc nous n’avons pas beaucoup d’informations, mais les communautés autour des usines de GNL dénoncent la pollution de l’eau. Les pêcheurs affirment qu’il n’y a plus de poissons dans les eaux.
Pendant les mobilisations de 2011, vous et d’autres militants avez travaillé à l’édition et à la publication du journal indépendant Al-Gornal. Pouvez-vous nous parler de cette expérience et des outils de communication dans le pays ?
Aujourd’hui, nous avons environ trois grands médias indépendants qui sont encore en mesure d’opérer dans le pays. C’est un grand défi de le faire et de nombreux journalistes sont arrêtés, mais nous avons encore des restes de la société civile qui sont dans l’opposition. Avant, nous avions beaucoup plus de véhicules de presse, de journaux et autres. Tous nos médias grand public sont passés sous le contrôle du service des renseignements généraux, qui réglemente également les reportages.
« En 2011, j’avais 16 ans. La plupart des membres du groupe travaillant à Al-Gornal avaient mon âge. Nous n’étions pas journalistes, mais nous nous sommes rendu compte que c’était un moment de liberté quelque peu exceptionnel, et nous voulions simplement le souligner. »
Sanaa Seif
Les gens parlaient librement sur Internet, mais nous voulions une publication imprimée. Pour le contenu, nous avons créé une page Facebook et lancé un appel à articles. C’était un processus très inspirant. Il y avait une publication mensuelle et nous avions six numéros. Nous avons distribué 25 000 exemplaires gratuitement avec un réseau de distribution impressionnant. C’était un contenu très sérieux, et le mérite n’était pas le nôtre, mais des personnes qui se sont engagées avec nous.
Pendant toutes ces années de participation active au militantisme, vous avez été arrêtée trois fois. Votre frère, militant des droits humains en Égypte, est toujours en prison aujourd’hui. Comment se sont déroulées les campagnes pour la libération des militants emprisonnés, dont votre frère ?
Mon frère est en prison depuis neuf ans. Au début, nous faisions campagne à l’intérieur du pays, et c’est ainsi que cela se passe dans le cas de la plupart des personnes arrêtées. Il y a beaucoup de gens qui militent et plaident non seulement pour la libération des personnes incarcérées, mais aussi pour de meilleures conditions. Il faut se battre pour tout, pour chaque petit droit : obtenir de la nourriture pour ces personnes, des lettres, leur rendre visite. Rien ne peut être tenu pour acquis. Toutes mes arrestations ont eu lieu parce que je défendais la liberté de mon frère et du reste des personnes emprisonnées en général. Son avocat a été arrêté pour l’avoir défendu — il est également journaliste.
Aujourd’hui, ma façon de faire campagne est avec les gouvernements occidentaux pour aborder la situation des droits humains en Égypte. À Genève, nous nous sommes battu.e.s pour changer les conseils de voyage en Égypte, afin qu’ils disent qu’il est possible d’être arrêté dans le pays, et que le passeport ne vous protégera pas. Cela a eu un certain succès et, bien sûr, c’est grâce à la solidarité de militant.e.s comme nous. Je suis au Caire depuis un an, mais j’ai beaucoup voyagé et, en gros, j’ai fait campagne à l’extérieur. Je veux rester dans mon pays. C’est un grand risque d’utiliser les espaces occidentaux pour faire campagne pour nous, peuple égyptien. J’ai donc décidé de le faire et de rester au pays, pour qu’il n’y ait aucune répercussion contre mon frère. Lors de la conférence des Nations Unies sur le climat, la révélation de l’affaire que j’ai faite m’a apporté une certaine protection. Je peux vivre au Caire, mais c’est toujours dangereux et ils peuvent m’arrêter, mais ce ne sera pas une décision facile. C’est un risque calculé, où il y aura un certain prix politique.