Ces manifestations ont souvent été caractérisées par la participation importante de jeunes, et notamment de jeunes femmes jouant un rôle moteur. Dans de nombreux pays, particulièrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne, il y a eu une participation significative de courants juifs derrière des banderoles du type « plus jamais ça, pour personne ». Il y a eu également une visibilité croissante de LGBTI+ dans de nombreux pays.
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Entre le rejet de l’action de guerre du 7 octobre par une partie importante de l’opinion et l’offensive politique menée, dans la foulée, par les classes dirigeantes, il a fallu plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pour construire une mobilisation, alors que les bombes tombaient sur la population. La sidération s’est petit à petit transformée en indignation militante dans de nombreux pays, même si les rythmes et les modalités sont très variables.
Des mobilisations au cœur de l’impérialisme
En Israël, pour commencer, les mobilisations sont très limitées. Si plusieurs centaines de personnes ont pu participer à quelques manifestations, c’est la peur qui domine en raison de l’importante pression politique exercée sur les militant·es : les manifestations politiques sont globalement interdites tant qu’Israël est en guerre. « Le 18 octobre, cinq manifestants ont été arrêtés à Haïfa avant même le début d’une “veillée de solidarité” pour Gaza, tandis que 12 ont été arrêtés lors d’une manifestation similaire dans la ville arabe du nord d’Umm Al-Fahm. » [1] Des centaines de citoyens palestinienNEs d’Israël ont été arrêtéEs et des militantEs de gauche ont reçu des menaces de mort et sont victimes de harcèlement sur les réseaux sociaux notamment.
L’essentiel des mobilisations est centré sur la revendication de libération des otages, un mot d’ordre qui, même s’il n’est pas spontanément progressiste, pousse à des négociations [2] plutôt qu’aux massacres aveugles et, dans le contexte d’Israël, exerce une pression dans le bon sens. Les autres revendications, portées par des franges plus progressistes mais très minoritaires, concernent la demande d’un cessez-le-feu et de condamner tous les crimes de guerre, donc y compris ceux commis par Israël. Un appel d’urgence à la communauté internationale « arrêtez le transfert forcé en Cisjordanie », a été publié par B’Teslem [3] et signé par une trentaine de structures.
Aux États-Unis, la pression a été importante, autour du discours selon lequel Israël aurait le « droit de se défendre ». Mi-octobre, seuls 18 % de la population considéraient l’attaque d’Israël comme excessive. Mais petit à petit, en voyant les images des enfants morts, des hôpitaux, des réfugiés, la solidarité a pu commencer à s’exprimer. Depuis mi-novembre, une majorité de la population est favorable à un cessez-le-feu [4] . D’autant que Joe Biden a, de son côté, apporté des fonds et un soutien politique sans faille à Netanyahou. Des mobilisations symboliques d’organisations comme le groupe Voix juive pour la paix, par exemple l’occupation du Congrès et, à de nombreuses reprises, de la station Grand central à New York, ont donné du courage et illustré que ni l’État d’Israël ni Biden ne peuvent se réclamer du soutien unanime des juifs des États-Unis. Un nombre croissant de syndicats étatsuniens a signé des appels au cessez-le-feu, notamment United Electrical Radio and Machine Workers of America (UE), la Coalition of Labor Union Women (CLUW), and l’American Postal Workers Union (APWU) et, de façon plus significative, l’United Auto Workers [5]. Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté, notamment le 4 novembre à Washington. Des blocages de rues et de ponts ont été suivis par des arrestations de manifestantEs, surtout en Californie et à New York. Dans les universités, des étudiantEs et des enseignantEs commencent à résister à la campagne d’intimidation qui les associaient au Hamas.
Juste à côté, au Canada, les manifestations ont été proportionnellement plus importantes, avec une marche sur Ottawa le 26 novembre qui a regroupé autour de 25 000 personnes [6], tandis que des centaines de personnes ont bloqué le pont Jacques-Cartier à Montréal le 16 novembre [7].
En Grande-Bretagne, ce sont des centaines de milliers de personnes qui ont manifesté. En effet, malgré le positionnement du pouvoir, et y compris de la direction du parti travailliste qui soutient le « droit » d’Israël à priver Gaza et d’électricité, interdit aux représentants élus de participer aux manifestations, et aux sections locales du parti d’y porter des banderoles, 76 % de la population soutient un cessez-le-feu immédiat. Des manifestations sont organisées dans de nombreuses villes. Les lycéenNEs et les étudiantEs sortent des salles de classe pour protester. Ces trois dernières années, une campagne d’action directe contre les ventes d’armes s’est développée, notamment contre Elbit systems, le plus important producteur d’armes d’Israël, qui fournit 85 % des drones utilisés par l’armée israélienne, et sa filiale Instro Precision Ltd [8]. Le massacre actuel à Gaza a entraîné une multiplication de ces actions, dont une partie sous la bannière Workers for a Free Palestine, ainsi que des appels aux travailleurs/ses de certaines entreprises d’armement exportant vers Israël pour qu’ils entreprennent des actions de solidarité [9].
Des liens avec la lutte contre le racisme
Dans une série de pays, les mobilisations, sans être aussi massives qu’en Grande-Bretagne, sont importantes et les personnes racisées réalisent un lien avec les mobilisations antiracistes. C’est le cas en Italie par exemple, où les mobilisations ont rassemblé plusieurs milliers de personnes et où les jeunes mobiliséEs ont pu faire le lien avec les revendications pour une pleine citoyenneté. Cela a été le cas au Chili, qui comporte une forte communauté palestinienne, de 700 000 personnes, liée à l’histoire d’immigration du pays. Les réactions des organisations du mouvement ouvrier ont été globalement solidaires du peuple palestinien, 20 000 personnes ont défilé le 4 novembre à Santiago, même si le pouvoir reste pleinement solidaire d’Israël. Depuis ont eu lieu des évènements culturels, des déclarations de membres du parlement, des rassemblements dans plusieurs villes. Le gouvernement a rappelé son ambassadeur en Israël, et la Coordinadora por Palestina, coalition de mouvements sociaux et d’organisations politiques, continue à organiser la lutte.
En France, bien que la mobilisation soit assez faible, la participation des personnes racisées est très forte et les liens politiques entre le mouvement et les luttes antiracistes est important. C’est d’autant plus le cas que le pouvoir avance une politique répressive dans la continuité de l’offensive raciste qu’il a menée contre la révolte des quartiers populaires face aux violences policières et racistes, puis la campagne contre l’abaya et la loi asile-immigration de Darmanin. Face à la politique de Macron, solidaire d’Israël et criminalisant les classes populaires, l’identification avec la lutte du peuple palestinien est assez évidente.
En Allemagne, la pression politique contre le mouvement de solidarité est très forte, le soutien à Israël étant masqué derrière un discours qui assimile très rapidement tout critique à de l’antisémitisme. Les camarades de l’ISO dénoncent les attaques du pouvoir, expliquant la proximité idéologique entre le racisme d’Israël et le politique de l’Allemagne concernant les expulsions d’étrangers, la répression sur les lieux de travail et contre les manifestations et associations et l’islamophobie [10]. 1 500 personnes ont manifesté à Berlin, et 7 500 à Düsseldorf.
Une mobilisation à travers le monde entier
Au Japon les mobilisations sont importantes. Ainsi, 4 000 personnes ont défilé à Shibuya (arrondissement de Tokyo) le 11 octobre. Une semaine plus tard, le 18 octobre, une action a rassemblé 350 personnes devant l’ambassade des États-Unis et, le 20 octobre, 2 000 personnes ont manifesté devant l’ambassade d’Israël. Les camarades montrent beaucoup d’enthousiasme pour ces actions, qui ont rassemblé « beaucoup de familles, y compris de jeunes enfants. […] C’est une action pleine d’enthousiasme et de colères » [11].
À Porto Rico, plusieurs milliers de personnes ont manifesté le 19 novembre, et un réseau de solidarité avec la Palestine s’est mis en place. Les manifestantEs reprennent notamment le slogan « de la rivière à la mer, la Palestine sera libre », entendu comme un « appel à l’égalité et à la libération » [12].
À Chypre, des manifestations ont lieu toutes les semaines à Nicosie, la capitale, mais aussi à Limassol. La prochaine manifestation sera appelée plus largement, par les organisations politiques de gauche, les syndicats, les associations antiracistes, féministes, les organisations pour la paix. Des rencontres ont lieu, notamment avec les femmes palestiniennes. Il faut avoir en tête que Gaza est à moins de 300 km de Chypre, ce qui conduit, malgré le soutien du gouvernement à Israël, à une forte solidarité.
Le Pakistan a vu d’immenses mobilisations de solidarité avec la Palestine dans la plupart de ses villes : Islamabad, Lahore, Karachi notamment [13].
Construire la mobilisation
L’exception la plus notable dans ce tableau est la faiblesse relative des mobilisations de masse dans les pays arabes. Il y a eu des manifestations organisées par les partis d’opposition en Jordanie [14], au Liban par les forces favorables au Hamas [15], et en Égypte [16], en Tunisie, en Algérie et au Maroc [17], mais elles ont été limitées, en raison de la conjonction de plusieurs facteurs. Le premier, essentiel, est la « normalisation » des relations entre les pays du Moyen-Orient, en particulier l’Égypte, et Israël, dans le cadre d’un accord avec les puissances impérialistes occidentales, en particulier les États-Unis, cette « normalisation » se réalisant au détriment des PalestinienNEs. Le second est la répression systématique des mobilisations dans ces pays qui craignent que la mise en mouvement des classes populaires déstabilise les régimes en place en ravivant le Printemps arabe. Et le second, qui lie les deux premiers, est la crainte d’un embrasement général de la région, remettant en cause la présence impérialistes, bouleversant les rapports de forces globaux… et ouvrant pourtant, de fait, de vraies perspectives pour une solution socialiste à la lutte en Palestine [18].
La lutte du peuple palestinien s’inscrit dans la durée. En effet, la trêve actuelle ne règle absolument pas la situation, puisque le peuple palestinien reste dans une situation critique, avec la destruction des infrastructures et de l’économie, sans même parler des vies humaines, tandis que le gouvernement israélien prétend vouloir éradiquer le Hamas, ce qui ne peut se réaliser que par un nettoyage ethnique correspondant au déplacement ou au meurtre de centaines de milliers de personnes. La lutte va donc continuer, même si les formes peuvent évoluer.
Le rôle des révolutionnaires est de contribuer à construire une résistance de masse, dans les pays arabes bien entendu, mais tout autant, parce que c’est plus facile d’un point de vue démocratique, dans les autres pays du monde. Les classes populaires sont les plus susceptibles de se mettre en mouvement en raison des connexions possibles dans la conscience entre les différentes histoires coloniales, la question du racisme. Or, ces classes disposent de peu d’outils pour se mobiliser, les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier leur étant peu accessibles et étant elles-mêmes peu actives sur la question de la solidarité internationale. La construction de collectifs locaux de mobilisation semble dans ce cadre un outil pertinent, combinée à une politique de front unique classique d’accords entre organisations, pour permettre une auto-organisation de la solidarité, un moyen qui semble nécessaire pour passer de réactions spontanées à un mouvement de masse construisant un rapport de force permettant de faire reculer les forces impérialistes.
Antoine Larrache, Terry Conway