Est-il possible que les plus de 11 000 Palestiniennes et Palestiniens tués à ce jour dans la bande de Gaza, selon le bilan du ministère de la santé contrôlé par le Hamas, les 27 000 blessé·es et les 1 500 000 résident·es du nord contraints de fuir sous la menace vers le sud de l’enclave ne soient pas de simples « victimes collatérales » de la guerre entre Israël et le Hamas ?
Est-il possible qu’ils et elles soient des cibles civiles délibérément choisies par l’état-major israélien et assumées par le pouvoir politique pour infliger d’« intenses souffrances » à la population palestinienne ?
Est-il possible que l’arrêt du fonctionnement de 22 des 36 hôpitaux du territoire – en raison, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), du manque de fuel, des frappes et de l’insécurité –, que la mort de dizaines de malades et de prématurés (faute de soins), de près de 200 personnels de santé, de plus de 100 employé·es de l’UNRWA (l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens), de 60 journalistes ne soient pas les retombées sanglantes, inévitables, de la « destruction du Hamas et de ses capacités militaires » engagée depuis plus d’un mois par l’armée israélienne ?
Opérations de secours après des frappes israéliennes sur le camp de réfugiés de Nuseirat, le 19 novembre 2023. © Ali Jadallah / Anadolu via AFP
Est-il possible que cette hécatombe soit la composante marginale d’une punition collective conçue et infligée par une armée obéissant aux ordres de politiciens discutés mais élus, pour « humilier et terroriser » la population civile ? Est-il possible que la destruction par les bombes, les missiles, les obus israéliens d’hôpitaux, d’écoles, de bâtiments de l’ONU, d’immeubles d’habitation, d’infrastructures techniques et sanitaires ne soit pas seulement la réponse en forme de vengeance au traumatisme cruel subi le 7 octobre par la société israélienne ?
Est-il possible que la transformation de ce territoire cerné et surpeuplé en champ de décombres relève d’une stratégie mûrement réfléchie et froidement mise en œuvre par des dirigeants politiques cyniques et des militaires résolus à s’affranchir des impératifs du droit international, pour « restaurer la capacité de dissuasion d’Israël » mise à mal par le Hamas ?
Une doctrine formulée en 2006...
Selon Nadav Weiman, dirigeant de l’ONG de vétérans Breaking the Silence fantassin à Gaza en 2008 lors de l’opération « Plomb durci », « les déclarations des dirigeants israéliens et l’étendue des destructions indiquent que l’armée applique la même stratégie que lors des opérations précédentes : la doctrine Dahiya ».
Formulée au moment de la guerre du Liban de 2006, cette doctrine repose sur des principes simples, sinon simplistes : le caractère disproportionné, dévastateur, des frappes, y compris sur les structures et infrastructures civiles, et le refus explicite de distinguer les cibles militaires des cibles civiles. Il s’agit de violations claires des lois de la guerre et du droit international qui exposent leurs auteurs à l’accusation de crime de guerre.
L’objectif de cette stratégie – ses concepteurs et utilisateurs ne s’en cachent pas – consiste en fait à rappeler aux Palestinien·nes « qui est le plus fort pour qu’ils comprennent qu’il est inutile de résister ». Fondée sur l’idée que la guerre se déroule en phases, cette doctrine n’a pas vocation à être décisive quant à l’issue du conflit mais seulement à retarder et à tenter de dissuader le déclenchement, inévitable, de la phase suivante. Comme l’a indiqué le porte-parole de l’armée israélienne récemment, « l’accent, dans cette opération, a été mis sur l’ampleur des dégâts, pas sur la précision des frappes ».
« Cette stratégie,accuse Nadav Weiman, n’est pas seulement erronée et vaine : elle est aussi immorale car elle repose sur d’énormes pertes civiles. Des dizaines de milliers d’habitations à Gaza ont été détruites ou endommagées. Des quartiers entiers ont été littéralement effacés. Et cela parce qu’en vertu de la “doctrine Dahiya” la puissance de feu utilisée doit être disproportionnée. C’est pourquoi le résultat est toujours le même : mettre la sécurité du pays à long terme hors de portée, au bénéfice, à court terme, d’une illusion de calme. »
Nadav Weiman n’est pas le seul observateur du conflit à avoir décelé la mise en œuvre inavouée de cette désastreuse « doctrine Dahiya ». Interrogé sur l’utilisation de celle-ci face au Hamas, Yoni Ben Menachem, analyste israélien proche des milieux militaires, a répondu : « Oui, absolument », avant de préciser qu’il s’agissait, en l’occurrence, d’une forme de « guerre psychologique, surtout destinée à éloigner les civils des cibles liées au Hamas ». Pour Daniel Byman, conseiller en matière stratégique du Département d’État américain, « le concept général de la doctrine, selon lequel Israël doit infliger des dommages et des destructions considérables pour rétablir sa capacité de dissuasion, s’applique clairement ».
Et selon Yossi Mekelberg, spécialiste du Moyen-Orient à Chatham House, institut royal britannique pour les relations internationales, « la doctrine semble bien être en application à Gaza ». Quant à l’avocat israélien Michael Sfard, spécialiste des lois de la guerre et des droits humains, il constate que « le très grand nombre de morts à Gaza ne prouve pas, à lui seul, qu’Israël a violé les lois de la guerre, mais cela installe un soupçon et transfère à l’armée la responsabilité d’avoir à expliquer et à justifier ses actions ».
... par le général Gadi Eizenkot
Tirant son nom de Dahiya, un quartier chiite de la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, rasé par l’aviation israélienne en 2006, cette doctrine a été conçue par le général israélien Gadi Eizenkot. Cet officier d’origine marocaine était à la tête du département des opérations de l’état-major général après avoir commandé la brigade Golani.
Spécialiste du « combat asymétrique en milieu urbain », Eizenkot était partisan de donner la priorité à la puissance de destruction sur la précision des frappes. « Ce qui est arrivé à Dahiya,expliquait-il en 2008, arrivera à toutes les localités qui serviront de bases à des tirs contre Israël. Nous ferons un usage de la force disproportionné contre ces zones et y causerons de grands dommages et destructions. Ce n’est pas une recommandation, c’est un plan, et il a déjà été approuvé. »
« Face à un déclenchement d’hostilités, l’armée doit agir immédiatement, de manière décisive, avec une force disproportionnée, par rapport aux actions de l’ennemi et à la menace qu’il constitue », précisait l’un des subordonnés d’Eizenkot, le colonel Gabriel Siboni, exposant la doctrine au nom de l’Institut national israélien des études de sécurité (INSS). « Une telle réplique, ajoutait-il, a pour but d’infliger des dégâts et des pertes considérables, de porter la punition à un niveau tel qu’il exigera un processus de reconstruction long et coûteux. »
Des précédents en 2008, 2012 et 2014
Selon Fouad Gehad Marei, chercheur des universités de Lund (Suède), Erfurt (Allemagne) et Birmingham (Royaume-Uni) qui a analysé les conflits libanais, syriens et irakiens, « la doctrine Dahiya a guidé les opérations de l’armée israélienne à Gaza en 2008, 2012 et 2014. Au cours de chacune de ces guerres, les organisations de défense des droits humains et les organisations de la communauté internationale ont critiqué Israël pour son usage disproportionné de la force et l’étendue des dommages infligés. Il est clair que l’intention explicite d’infliger d’immenses destructions et de ne pas distinguer les cibles militaires et civiles constitue une violation des lois et conventions internationales ».
Utilisée en 2014, d’après Yossi Mekelberg, la doctrine Dahiya l’avait déjà été lors de l’opération « Plomb durci » en décembre 2008 et janvier 2009, ainsi que l’établit un rapport des Nations unies rédigé par quatre experts, publié en septembre 2009. Rapport qui n’a donné lieu à aucune poursuite contre les responsables israéliens de la mort de 1 400 Palestinien·nes, dont 758 civil·es, et des destructions des infrastructures industrielles, des entreprises de production alimentaire ou des installations d’approvisionnement en eau.
L’impunité protègera-t-elle aussi les responsables de l’actuelle guerre de Gaza ? Une chose est claire : les responsables politiques et militaires d’aujourd’hui auront du mal à nier la mise en œuvre de la doctrine Dahiya depuis le début de l’opération de « destruction du Hamas ». Le déroulement quotidien de la guerre où les frappes israéliennes n’épargnent pas la population civile palestinienne confirme jour après jour le mépris impuni du régime israélien pour les lois de la guerre. Et le droit international en général.
Comment s’en étonner lorsqu’on sait que Gadi Eizenkot, inventeur il y a quinze ans de la doctrine Dahiya, criminel de guerre en puissance, appartient au cabinet de guerre de Nétanyahou, avec le titre de ministre sans portefeuille. Et la fonction d’observateur…
René Backmann