Maldonado (Uruguay).– En juin 2023, Silvina González se promenait le long de la plage de Maldonado, en Uruguay. C’est en ramassant des déchets qu’elle est tombée sur une petite bouteille en plastique. À l’intérieur se trouvait une serviette sur laquelle étaient tracés des caractères chinois et un SOS en lettres capitales. Son beau-frère maîtrisant le mandarin, elle s’est empressée de lui envoyer une photo du message. Il lui a vite répondu, lui donnant le sens du texte : « Bonjour, je suis membre de l’équipage du Lu Qing Yuan Yu 765, et je suis retenu par la compagnie. Si vous lisez ce message, prévenez la police s’il vous plaît ! SOS. »
Maldonado se trouve à seulement deux heures de Montevideo. La capitale uruguayenne est l’un des ports les plus actifs au monde. Il est particulièrement prisé des navires chinois de pêche au calamar lorsqu’ils reviennent par centaines de la région des Galapagos avant de contourner le cap Horn pour se rendre au large des côtes sud-est de l’Amérique du Sud. Montevideo est alors une escale obligée. Les équipages y refont le plein, procèdent aux réparations ou se réapprovisionnent. L’étape est moins onéreuse qu’au Brésil, en Argentine ou aux Malouines.
Il arrive aussi que des bateaux chinois y débarquent les corps de marins morts en pleine mer. De 2013 à 2021, chaque mois, des navires, la plupart chinois, ont débarqué le corps d’une personne morte.
Le bateau de pêche au calamar chinois « Zhen Fa 7 ». © Photo Einar Ollua et Esteban Medina San Martin
Après avoir lu le message, Silvina González s’est rendue à la police pour le lui remettre. Elle a estimé avoir été prise au sérieux. « Espérons qu’ils trouveront une solution à tout cela », a-t-elle dit dans une interview à un journal uruguayen diffusée sur Facebook Live, son mari présent à ses côtés. Elle y expliquait que les travailleurs de l’industrie de la pêche passent souvent de longues périodes en mer et peuvent vivre des « situations extrêmes ».
Mais le problème de la captivité sur les bateaux chinois est beaucoup plus vaste et complexe que Silvina González et son mari ne peuvent l’imaginer. Ces quatre dernières années, une équipe de journalistes de The Outlaw Ocean Project, un média à but non lucratif basé à Washington (États-Unis), a enquêté sur les conditions de travail, les atteintes aux droits humains et les crimes environnementaux dans la chaîne d’approvisionnement mondiale en produits de la mer.
© Vidéo The Outlaw Ocean Project
Nous nous sommes concentrés sur la flotte de pêche hauturière chinoise en raison de sa taille, de sa présence à travers les mers du monde entier et de la brutalité dont les responsables des équipages peuvent faire preuve. Nous avons interviewé des capitaines, nous sommes montés à bord de bateaux dans l’océan Pacifique Sud, près des îles Galapagos ; dans l’océan Atlantique Sud, près des îles Malouines ; dans l’océan Atlantique, près de la Gambie, et dans la mer du Japon (mer de la Corée).
Seize mois avant que la bouteille n’échoue sur les côtes de Maldonado, notre équipe de reporteurs se trouvait justement dans l’Atlantique Sud, à la recherche du bateau d’où le marin avait envoyé la bouteille et le SOS, mais aussi d’autres navires appartenant à la même flotte que le Lu Qing Yuan Yu. Pour tenter de communiquer avec les équipages, nos journalistes ont lancé par-dessus bord des bouteilles en plastique lestées avec du riz et remplies d’un stylo, de cigarettes, de friandises, et des feuilles avec des questions écrites en anglais, en chinois et en indonésien. En réponse, certains des membres d’équipages ont griffonné les numéros de téléphone de leurs proches.
Sur un autre bateau de pêche au calamar chinois, naviguant dans l’océan Atlantique Sud, à près de 600 kilomètres des Malouines, un matelot nous a montré dans le mess un sac de choux et d’oignons pourris et noircis, les seuls légumes disponibles à bord. Il nous a demandé si nous avions des fruits et des légumes frais.
Atteintes aux droits humains et au droit du travail
Alors que nous discutions avec deux membres d’équipage sur le pont supérieur, le gardien qui surveillait l’équipage a été appelé. Un matelot, âgé de 18 ans, nous a alors entraînés dans un couloir sombre pour chuchoter son appel à l’aide : « Nos passeports ont été confisqués. Ils ne veulent pas nous les rendre », a-t-il lancé. Puis il s’est arrêté et a commencé à écrire un message sur son téléphone portable, de peur d’être découvert : « Pouvez-vous nous emmener à l’ambassade d’Argentine ? »
« Je ne peux pas en dire plus maintenant car je dois encore travailler sur le bateau et si je donne trop d’informations cela pourrait créer des problèmes sur le bateau, a-t-il également écrit. S’il vous plaît, contactez ma famille. » Puis il a mis fin brusquement à la conversation lorsque le gardien est revenu.
Nos visites sur ces bateaux ont permis de dévoiler, avec force détails, un large éventail d’atteintes aux droits humains et au droit du travail, dont la servitude par dette, la rétention des salaires, des heures de travail excessives, des coups portés aux matelots, des confiscations de passeports, l’impossibilité d’avoir accès aux soins médicaux, des morts à la suite de violences. Les matelots peuvent travailler jusqu’à quinze heures par jour, six jours par semaine. Les cabines sont exiguës. Les blessures, la malnutrition, les maladies et les coups sont fréquents.
Lorsque les produits de la mer sont débarqués, ils passent souvent par des usines de transformation en Chine, où existe le travail forcé. Ils inondent le marché européen, vendus dans des supermarchés, des restaurants ou achetés par les gouvernements. Le navire de pêche au calamar que nos journalistes ont pu visiter et sur lequel le jeune matelot réclamait de l’aide est lié à une entreprise qui distribue des produits de la mer en Finlande, Belgique, Suède et République tchèque.
Les registres portuaires montrent que ce bateau a débarqué un corps à Montevideo en 2019. L’enquête a permis de relier différents navires qui ont eu recours au travail forcé ou ont commis des crimes en mer à d’autres pays européens comme la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse.
Une flotte de 6 500 bateaux
Profitant de l’appétit croissant et insatiable du monde pour les produits de la mer, la Chine a accru sa flotte hauturière jusqu’à 6 500 bateaux, soit plus du double de son concurrent le plus proche, Taïwan, selon les données de l’Allen Institute for AI examinées par The Outlaw Ocean Project. Les estimations concernant la flotte taïwanaise de pêche en haute mer vont de 1 100 navires selon Greenpeace à 1 800 selon des estimations de l’EJF (Environmental Justice Foundation).
La Chine possède également ou gère des terminaux dans plus de 90 ports dans toute la planète, ce qui lui permet de cultiver les loyautés politiques de pays maritimes en Amérique du Sud et en Afrique de l’Ouest.
Elle est devenue la championne incontestée des produits de la mer. Elle est la première fournisseuse de l’Europe, si l’on excepte les pays européens eux-mêmes, et représente environ 10 % de toutes les importations de produits de la mer en 2022.
Mais la Chine s’est imposée sur les eaux de la planète au prix d’un coût humain et environnemental élevé. La pêche est désormais le métier le plus dangereux au monde, et les bateaux de pêche au calamar sont les plus brutaux de la planète. Selon notre enquête, des violations des droits humains ou environnementaux se sont produits sur près de la moitié des navires chinois de pêche au calamar. Ces dix dernières années, des cas de violation de droits humains ont été recensés sur au moins 118 bateaux.
Cette flotte est également celle qui pratique le plus la pêche illicite, ciblant des espèces protégées, opérant sans licence ou rejetant en mer les captures excessives. Les bateaux pénètrent illégalement dans des eaux internationales, désactivant les outils de localisation en violation des lois chinoises. Ils violent aussi les résolutions des Nations unies interdisant aux étrangers de pêcher dans les mers nord-coréennes.
Travail forcé pour les Ouïgours
Pour Sally Yozell, directrice du programme de la sécurité environnementale au Stimson Center, un centre de recherche basé à Washington, la Chine s’est non seulement montrée moins réceptive aux réglementations internationales et à la pression des médias en matière de droit du travail ou de préservation des océans, mais aussi moins transparente en ce qui concerne ses bateaux de pêche et ses usines de transformation.
Une grande partie du poisson est consommé ou transformé aux États-Unis, mais il est extrêmement difficile pour les entreprises de connaître l’origine de leurs produits, de savoir s’ils viennent de la pêche illicite ou si les équipages ont connu des atteintes aux droits humains.
Comme les bateaux qui les fournissent, les usines de transformation chinoises sont aussi accusées de violer les droits du travail ou les droits humains. Au cours de la dernière décennie, le gouvernement chinois a délocalisé de force des dizaines de milliers d’ouvriers ouïgours, ethnie turcique musulmane opprimée du nord-ouest du pays, en envoyant certains dans des usines de transformation des produits de la mer sur la côte est du pays, dans la province du Shandong.
Au Xinjiang, région où vivent les Ouïgours, une répression féroce s’est abattue sur eux, certains gouvernements dénonçant un génocide alors que des organisations de défense des droits humains évoquaient des crimes contre l’humanité.
Selon les documents des entreprises que nous avons pu consulter, mais aussi d’après les articles de certains médias, nous avons pu établir que, durant ces cinq dernières années, plus de un millier de Ouïgours ou autres membres de minorités musulmanes ont été envoyés de force dans des usines de transformation de produits de la mer.
Le gouvernement chinois a également soutenu le secteur en faisant venir des ouvriers de Corée du Nord dans des usines situées dans la province frontalière de Liaoning, dans le nord-est du pays. Ces trente dernières années, la Corée du Nord a tiré d’importantes ressources en devises en envoyant ses ressortissants en Russie et en Chine pour qu’ils y travaillent. 90 % de leurs revenus atterrissent dans les caisses de l’État, ce qui représente des centaines de millions de dollars par an.
En novembre 2022, plus de 80 000 Coréens du Nord étaient employés dans les villes frontalières chinoises, des centaines dans les usines de transformation des produits de la mer. Des vidéos diffusées sur Douyin (version chinoise de TikTok) montrent des ouvrières nord-coréennes dans de telles usines à Dandong et à Donggang.
Ces produits transformés finissent dans les restaurants et magasins et chez les entreprises agroalimentaires du monde entier.
Après les bateaux, les usines
Pour savoir qui nettoyait, transformait et congelait les prises de ces navires destinées à l’exportation, notre équipe a retracé les calamars depuis les bateaux de pêche jusqu’aux marques qui les vendent, souvent aux États-Unis et dans l’Union européenne. Pour ce faire, nous avons repéré par satellite les trajets de ces embarcations alors qu’elles transféraient leurs pêches dans des bateaux frigorifiques pour les emporter en Chine. En septembre 2022, The Outlaw Ocean Project a pu filmer à Shidao, dans le Shandong, ces grues utilisant des filets pour soulever des milliers de tonnes de poissons congelés tirés des entrailles d’un bateau frigorifique.
Sur les quais, où la cargaison était déversée, des dizaines d’hommes portant des combinaisons et des casques de protection orange chargeaient des sacs sur des palettes, qui étaient ensuite tractées par des chariots élévateurs jusqu’à des camions. La cargaison était ensuite acheminée vers des entrepôts frigorifiques et des usines de transformation. Une fois traitée, elle repartait vers des navires pour être exportée. Selon les registres commerciaux, nous avons pu suivre la suite du voyage vers les magasins d’alimentation, les restaurants et les entreprises agroalimentaires en Europe et aux États-Unis.
Des milliers de navires quittent simultanément le port de Shidao, en Chine, pour le début de la saison de la pêche en août 2022. © Photo Dazhong Daily
Selon notre enquête, au moins dix usines de transformation en Chine ayant des liens avec des cas d’atteintes aux droits humains et du travail, que ce soit en mer ou sur terre, ont exporté des produits de la mer en Europe ou ailleurs ces dernières années. Ces produits de la mer peuvent être trouvés sur les rayons d’enseignes comme Lidl ou Tesco, et dans les établissements qui ont recours à des grossistes comme Sysco et Nomad Food, en Europe et en Grande-Bretagne.
Un responsable de la communication de Lidl a indiqué qu’une enquête serait ouverte sur la chaîne d’approvisionnement de l’entreprise. Une porte-parole de Sysco a affirmé que son fournisseur faisait l’objet d’audits et a nié avoir « reçu des ouvriers dans le cadre d’un programme de transfert forcé de main-d’œuvre ».
Nomad Foods a expliqué pour sa part être « engagé à faire évoluer en permanence ses politiques et ses approches en matière de due diligence » (ces vérifications de base censées contrôler la probité des fournisseurs et clients et la légalité de leurs transactions), s’engageant aussi à lancer une enquête. Le service de presse de Tesco a refusé de s’exprimer sur les liens de son fournisseur avec une usine employant des Ouïgour·es.
Même les gouvernements sont complices. La France, la Grande-Bretagne et la Commission européenne ont acheté des produits de la mer à ces usines de transformation chinoises qui ont recours au travail forcé des Ouïgours. En 2022, les autorités françaises se sont ravitaillées auprès de ces entreprises chinoises pour des produits de la mer congelés pour un montant total d’au moins 31 millions de dollars pour des écoles, des hôpitaux et autres institutions publiques.
Les contrats de marchés publics en Grande-Bretagne montrent que le pays s’approvisionne en poissons panés, bâtonnets de poisson blanc ou colin pour les écoles ou les universités auprès de Young’s Seafood Limited, la plus grande marque britannique spécialisée dans les produits de la mer. Cette dernière a indiqué prendre « extrêmement au sérieux » toute allégation de travail forcé dans sa chaîne d’approvisionnement et mener une enquête indépendante sur ses fournisseurs.
Les achats de produits de la mer de la Commission européenne, qui s’élèvent à 10 000 dollars, sont destinés aux cantines des fonctionnaires. La Commission européenne a répondu qu’elle se tournait vers son fournisseur pour de plus amples informations.
Le gouvernement français n’a pas répondu à nos demandes. Un responsable de la presse au ministère de l’éducation britannique a transmis nos demandes aux services concernés.
Côté acheteurs, des lois encore insuffisantes
En 2010, l’Union européenne a mis en place un système pour pénaliser les pays qui ne coopèrent pas pleinement dans la lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN). Un carton jaune sert d’avertissement, marquant le début d’un « dialogue formel dans le cadre duquel la Commission et le pays concerné travaillent ensemble à résoudre tous les sujets de préoccupation ». Si les discussions n’aboutissent pas, un carton rouge est émis, recensant ce fautif comme non coopérant, ce qui peut aboutir à l’interdiction des produits de la pêche provenant de ce pays. La Chine n’a jamais eu ni carton rouge ni carton jaune.
Quant aux violations des droits humains, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne ont adopté des lois qui cherchent à mettre la pression sur les entreprises pour qu’elles prennent des mesures contre les risques d’esclavage dans leurs chaînes d’approvisionnement. Cependant, il n’existe pas de législation européenne interdisant les importations de produits de la mer liés au travail forcé.
En 2015, la Grande-Bretagne a voté une loi sur l’esclavage moderne qui oblige les entreprises à rendre public ce qu’elles font pour lutter contre les risques d’esclavage. Cependant, certain·es militant·es, comme Chloe Cranston de l’ONG Anti-Slavery International, jugent qu’elle est insuffisante car elle ne les force pas à aller au-delà de la divulgation des efforts entrepris.
La France, l’Allemagne et la Norvège ont récemment adopté des législations destinées à obliger les grandes sociétés à effectuer les vérifications de due diligence concernant d’éventuelles atteintes aux droits humains liées aux produits qu’elles vendent. Ces lois sont fortes, car elles placent la responsabilité sur les entreprises elles-mêmes. Des lois supplémentaires permettent aussi à des employé·es de poursuivre les entreprises pour avoir importé des produits depuis des pays où les droits des travailleurs et travailleuses sont bafoués.
En juin 2023, une association des droits humains basée à Berlin a porté plainte contre les fabricants automobiles qui avaient importé des pièces détachées en provenance du Xinjiang, affirmant qu’ils n’avaient pas procédé aux vérifications prévues par la loi.
Aux États-Unis, le Uyghur Forced Labor Protection Act (loi sur la prévention du travail forcé des Ouïgours) applique des restrictions sur les biens importés du Xinjiang et introduit l’idée que les ressources naturelles et les biens en provenance de cette région – qu’ils y soient produits « en totalité ou en partie » – proviennent du travail forcé imposé par l’État chinois.
Selon Chloe Cranston, dans le cadre des accords commerciaux établis avec le Canada et le Mexique, Washington impose à ces deux pays de mettre en place les mêmes mesures. Cela permet aux douaniers américains de bloquer toute importation fruit du travail forcé d’arriver aux États-Unis.
Les États européens, de leur côté, sont en discussion pour mettre en place une loi semblable à celles adoptées notamment par la France et l’Allemagne, qui obligent les entreprises à s’assurer que leurs chaînes d’approvisionnement sont exemptes de travail forcé. En septembre 2022, la Commission européenne a également présenté un règlement qui empêcherait « les opérateurs économiques [de] mettre sur le marché de l’Union des produits fabriqués entièrement ou en partie grâce au travail forcé, ni [d’]exporter de tels produits ».
Certains pays veulent que les entreprises importatrices montrent, preuves à l’appui, que leurs fournisseurs n’ont pas recours au travail forcé et, dans le cas contraire, soient obligées de trouver d’autres sources d’approvisionnement. Pour Chloe Cranston, ce point est crucial. « Sans une loi forte, dit-elle, l’Europe risque de devenir une “décharge” pour les produits issus du travail forcé des Ouïgours. »
La pêche, au service d’objectifs stratégiques
Dans plusieurs des principales économies européennes, la demande en produits de la mer est supérieure à ce que les pays eux-mêmes sont en mesure de pêcher, ce qui oblige les entreprises à s’approvisionner ailleurs, en particulier en Chine, qui y répond en grande partie.
En Occident, certains craignent que ce déséquilibre ne favorise la puissance asiatique, dont les ambitions maritimes sont affirmées, souvent au mépris du droit international, notamment en mer de Chine méridionale. Cela peut avoir un impact sur la sécurité alimentaire mondiale et exacerber les tensions militaires.
« La Chine n’aspire pas à être leader du statu quo en Asie. Elle utilise tous les éléments de la puissance nationale dans ses efforts pour rendre la région plus réceptive à sa vision de puissance de premier plan », estime Ryan Hass, directeur du John L. Thornton China Center à la Brookings Institution, un centre de recherche basé à Washington. Pour lui, Pékin « utilise sa puissance militaire et son poids économique croissants, ses garde-côtes et ses flottes de pêche, ses capacités cybernétiques et informationnelles, et même ses projets de santé publique et de développement au service de ses objectifs stratégiques plus larges ».
Anne-Marie Brady, chercheuse à l’institut Kissinger sur la Chine et les États-Unis, basé à Washington, juge même que des centaines de bateaux de pêche chinois sont utilisés comme des milices civiles pour faire valoir les revendications territoriales aux dépens d’autres pays comme les Philippines ou le Vietnam. « Les flottes de pêche chinoises sont utilisées comme un outil de l’agenda politique du Parti communiste chinois », affirme-t-elle.
Cette domination de la Chine intervient à un moment où la demande en produits de la mer n’a jamais été aussi grande dans le monde. C’est la source de protéines animales la plus importante et une forme de subsistance d’une importance vitale pour une grande partie de la planète. Au cours des cinquante dernières années, la consommation de produits de la mer a plus que quintuplé, et l’industrie, dont la Chine est la première actrice, assouvit cet appétit grâce à des avancées technologiques en matière de réfrigération, d’efficacité des moteurs, de résistance des coques et de radar.
La navigation par satellite permet également aux navires de rester beaucoup plus longtemps en mer et de parcourir des distances plus importantes que par le passé. À tel point que la pêche industrielle est plus une science qu’un artisanat, plus une récolte qu’une chasse. Pour pouvoir être compétitif, il faut un savoir-faire et beaucoup d’argent, ce dont le Japon et les pays européens ont manqué. Contrairement à la Chine, qui dispose des deux ainsi que d’une volonté farouche de rivaliser et de s’imposer.
La valeur de cette vaste armada va bien au-delà du maintien de son statut de superpuissance des produits de la mer. Elle apporte à la Chine des emplois, de l’argent, et lui permet de nourrir sa vaste population. À l’extérieur, elle lui permet d’ouvrir de nouvelles routes commerciales, de conforter son poids politique, d’affirmer ses revendications territoriales et de renforcer son influence politique dans les pays en développement.
Des milliards de dollars de subventions
La Chine a pu étendre sa flotte essentiellement grâce à des subventions gouvernementales, qui, en 2018, s’élevaient à environ 7 milliards de dollars annuels : un record mondial. La grande majorité est destinée au carburant et à la construction de nouveaux bateaux. Les océanologues considèrent que ces aides sont néfastes, car elles aboutissent à augmenter la taille et l’efficacité des flottes, ce qui épuise encore davantage les ressources halieutiques.
Pour la flotte chinoise, le soutien du gouvernement est vital. Enric Sala, directeur du projet Pristine Seas au sein de la National Geographic Society, explique que plus de la moitié de la pêche pratiquée en haute mer ne serait pas rentable sans ces subventions. Et la pêche des calamars à la turlutte (leurre) est la moins rentable de toutes.
La Chine apporte également un soutien logistique et sécuritaire et fournit aux équipages des renseignements fort utiles. Par exemple des mises à jour sur la taille et l’emplacement des principales colonies de calamars dans le monde, ce qui leur permet de travailler de manière coordonnée.
En juillet 2022, une de nos journalistes a pu repérer une armada d’environ 260 bateaux de pêche au calamar chinois à l’ouest des îles Galapagos. Les navires ont quasiment tous levé l’ancre au même moment pour se diriger à plus de 160 kilomètres en direction du sud-est. « Ce genre de coordination est atypique, commente Ted Schmitt, directeur de Skylight, un programme de surveillance maritime. Les navires de pêche de la plupart des autres pays ne travailleraient pas ensemble à cette échelle. »
À bord du « Lu Qing Yuan Yu »
En février 2022, dans l’Atlantique Sud, nos journalistes ont pu monter à bord du Lu Qing Yuan Yu, grâce à un groupe de l’association de protection des mers et océans Sea Shepherd. De chaque côté du navire pendaient une cinquantaine de turluttes, chacune actionnée par un moulinet automatique.
Des membres d’équipage étaient postés sur le pont pour contrôler deux voire trois moulinets à la fois, pour éviter tout blocage. Leurs dents sont jaunies à force de fumer, leur teint est maladivement pâle et leurs mains sont calleuses et ressemblent presque à des éponges à force de travailler dans une humidité permanente.
© Vidéo The Outlaw Ocean Project
Le travail se fait surtout de nuit. Les navires sont équipés de centaines d’ampoules électriques de la taille de boules de bowling. Suspendues des deux côtés, elles servent à attirer les calamars. L’encre rejetée par les mollusques, chaude et visqueuse, coagule en quelques minutes et recouvre tout d’un mucus glissant. Une odeur d’urine règne, due au niveau élevé d’ammoniac présent dans leurs tissus pour réguler leur flottabilité.
© Vidéo The Outlaw Ocean Project
Deux matelots chinois portant des gilets de sauvetage orange vif se tiennent sur le pont et surveillent les bobines automatiques. L’un est âgé de 28 ans, l’autre de 18 – celui qui avait demandé de l’aide à nos journalistes. Ils n’avaient jamais navigué. Ils ont signé un contrat de deux ans.
Sur ces bateaux, il arrive régulièrement que les membres d’équipage découvrent, après avoir embarqué, que la paye n’est pas celle qui leur avait été promise, que le temps passé en mer est beaucoup plus long qu’ils ne l’avaient pensé et que les conditions de travail sont bien pires qu’ils ne les avaient imaginées.
Le capitaine reste sur le pont, mais un autre officier ne quitte pas d’une semelle nos journalistes. Les registres portuaires de Montevideo donnent peu d’informations supplémentaires sur le bateau, à part qu’il a débarqué un marin mort en avril 2019.
Nos journalistes sont tombés sur un autre navire portant presque le même nom que le 765 et provenant du même port chinois. Se rangeant le long du Lu Qing Yuan Yu 276, ils ont communiqué avec l’équipage à la fois par radio et grâce à la technique du jet de bouteilles en plastique. Avant que les reporteurs ne s’éloignent du bateau, certains des membres d’équipage leur ont lancé un sac rempli de calamars.
Les bateaux appartenant à la flotte des Lu Qing Yuan Yu ont désactivé leurs émetteurs AIS (système d’identification automatique comprenant le nom du navire, son cap, sa vitesse et son état de navigation en cours) pendant des semaines – et parfois des mois –, ce qui permet de penser qu’ils pêchent illégalement.
Mutinerie
Lorsque des navires de pêche chinois se rendent dans leurs eaux territoriales, certains pays se montrent réticents à accorder l’asile ou à simplement accueillir des membres d’équipage blessés, malades ou mécontents de leur sort qui cherchent à débarquer. Des marins maltraités hésitent souvent à parler, de peur des représailles. En octobre 2015, l’équipage chinois d’un navire de pêche au calamar, Ningtai 89, s’est mis en grève après que l’armateur a voulu les payer moins que prévu. L’équipage a insisté pour être débarqué et rapatrié, mais le propriétaire s’y est opposé.
La grève a alors dégénéré en mutinerie. L’équipage a conduit le bateau dans le port de Callao, au Pérou, mais il a été repoussé par la marine péruvienne. L’équipage est revenu de nouveau dans le port, en faisant échouer le bateau. Pour la police locale, il s’agit d’une entrée illégale, et le ministre des affaires étrangères péruvien, invoquant des violations des procédures d’immigration du pays, a déposé une plainte auprès du consulat chinois. Cinq jours plus tard, l’équipage a été autorisé à entrer au Pérou, puis à retourner en Chine. Le meneur de la grève a été poursuivi et condamné pour détournement.
Quelques jours après l’apparition de la bouteille avec le billet et l’appel au secours, sur la plage près de Maldonado, en juin dernier, la marine uruguayenne a abordé le Lu Qing Yuan Yu 765 pour parler avec l’équipage. Les marins, tous originaires de Chine, étaient en mer depuis près de deux ans. Personne à bord n’a revendiqué être l’auteur du billet. Après avoir inspecté le navire, les militaires uruguayens ont conclu qu’il n’y avait « aucun signe de violences » ni de « privation de liberté ». Les quinze membres de l’équipage ont été rapatriés en Chine. En août, le 765 était toujours en attente dans le port de Maldonado.
Ian Urbina (The Outlaw Ocean Project)
Boîte noire
Cet article a été réalisé par The Outlaw Ocean Project, un média à but non lucratif basé à Washington. Y ont contribué Ian Urbina, Daniel Murphy, Joe Galvin, Maya Martin, Susan Ryan, Austin Brush et Jake Conley.