Federico Fuentes : Au cours du siècle précédent, nous avons vu le terme d’impérialisme utilisé pour définir différentes situations et, à d’autres moments, être remplacé par des concepts tels que la mondialisation et l’hégémonie. Dans ces conditions, quelle valeur conserve le concept d’impérialisme et comment le définir ? Et en définissant l’impérialisme, dans quelle mesure les écrits de Lénine sur le sujet restent-ils pertinents ? Le cas échéant, quels sont les éléments qui ont été remplacés par des développements ultérieurs ?
Promise Li : Le concept d’impérialisme, en particulier tel qu’il a été théorisé par les marxistes classiques, est certainement toujours utile pour nous aujourd’hui, mais nous devons actualiser et calibrer leurs analyses en fonction des conditions contemporaines. L’observation de Lénine selon laquelle « l’un des traits caractéristiques de l’impérialisme est le capital financier » [1] sonne juste, peut-être encore plus aujourd’hui qu’à son époque avec l’expansion massive du capital financier. Plus important encore, l’impérialisme mondial reste une formation volatile – il ne s’agit pas d’une « coopération pacifique » entre capitalistes, comme Karl Kautsky s’est risqué de dire, mais d’une « rivalité entre plusieurs grandes puissances en quête d’hégémonie », comme l’a décrit Lénine.
Lénine a déclaré que « la définition la plus brève possible de l’impérialisme » est « le stade monopoliste du capitalisme ». Si cela représente un stade avancé du capitalisme qui a commencé à son époque, alors nous vivons actuellement les stades avancés de ce stade avancé. Les monopoles n’ont fait que s’étendre et devenir de plus en plus dévorants. Les capitalistes trouvent des moyens encore plus complexes de fusionner et de s’associer, qu’il s’agisse d’institutions multilatérales telles que le Fonds monétaire international (FMI) ou de « propriétaires universels » tels que BlackRock et Vanguard, qui détiennent des parts majoritaires dans des partenariats dirigés par l’État ou des partenariats public-privé associés à des pays appartenant à des blocs géopolitiques prétendument rivaux. Lénine décrit également comment « les monopoles, issus de la libre concurrence, n’éliminent pas cette dernière, mais existent au-dessus et à côté d’elle, et donnent ainsi naissance à un certain nombre d’antagonismes, de frictions et de conflits très aigus et très intenses ». Cette contradiction entre monopoles et concurrence n’a fait que s’accentuer avec la montée de la multipolarité.
Ainsi, l’avènement d’une nouvelle ère de rivalité inter-impérialiste est loin d’être linéaire et ne perturbe pas clairement l’hégémonie impériale du capital occidental. À cet égard, je pense que nous n’accordons pas suffisamment d’attention aux autres théories marxistes classiques de l’impérialisme, au-delà de Lénine. Bien que rudimentaire, la formulation de l’impérialisme de Rosa Luxemburg comprend correctement l’impérialisme comme « l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde » [2]. Elle considère l’impérialisme comme un moyen de décrire non seulement les caractéristiques de puissances impérialistes distinctes, mais aussi la logique même du développement de l’économie mondiale capitaliste – en visant le développement de nouveaux acteurs pour faciliter le processus mondial d’accumulation du capital. Nicolas Boukharine a développé cette idée en identifiant une caractéristique dialectique dans le système capitaliste mondial : « parallèlement à l’internationalisation de l’économie et du capital, il s’opère un processus d’agglomération nationale, de nationalisation du capital » [3].
L’accent mis par Luxemburg et Boukharine sur l’impérialisme en tant que processus mondial unifié (bien qu’empreint de tensions internes) nous permet de comprendre la nouvelle montée des blocs économiques nationaux, des tensions géopolitiques et des formes de nationalisme industriel qui ont émergé au sein d’une économie mondiale plus interdépendante que jamais. Les déclarations sur le déclin du néolibéralisme sont prématurées : ce que nous voyons aujourd’hui n’est en réalité qu’une reconfiguration des capitaux issus de différents États et intégralement liés par la financiarisation. Les nouvelles politiques industrielles et les nouveaux nationalismes ne font que dicter les nouveaux termes dans lesquels la mondialisation persiste. Ainsi, les économistes exagèrent le déclin des importations chinoises aux États-Unis : en réalité, la plupart de ces marchandises ne font que transiter par des pays tels que le Mexique et le Vietnam. Les classes populaires, en particulier dans les pays du Sud, continuent d’être exploitées. De nouvelles alliances et rivalités peuvent modifier les relations entre les différentes bourgeoisies du Sud et les impérialistes traditionnels, mais la structure de base de l’impérialisme mondial reste très stable.
Bien entendu, la conception de la rivalité inter-impérialiste de Lénine et Boukharine reste d’actualité. Mais contrairement à la Première Guerre mondiale, l’interdépendance économique, même entre les blocs géopolitiques, renforcée par les nouveaux organismes financiers multilatéraux, établit de nouveaux termes à travers lesquels la rivalité inter-impérialiste prend forme. Par exemple, comme le soulignent des économistes tels que Minqi Li [4] et Michael Roberts [5], des pays comme la Chine reçoivent moins de valeur qu’ils n’en exportent. Mais comme l’a fait remarquer John Smith [6], ce n’est pas seulement cette dynamique qui détermine si un pays est impérialiste. Il cite l’impérialisme des ressources comme une forme d’impérialisme – qui va au-delà des considérations de transfert de valeur – dans laquelle ces pays s’engagent au côté des puissances impérialistes occidentales traditionnelles. Les politiques revanchardes renforcent également l’horizon impérialiste des impérialismes émergents tels que la Russie. Comme l’admet ouvertement le président russe Vladmir Poutine [7], l’intérêt de la Russie à sécuriser sa sphère d’influence en Ukraine par des moyens violemment expansionnistes va au-delà de la pression exercée par l’OTAN (qui joue sans aucun doute un rôle clé, mais non exhaustif, dans l’élaboration de l’invasion russe).
La persistance des revendications impériales traditionnelles de l’Occident (comme en témoigne la réponse de la France aux récents développements au Niger) et les nouvelles revendications revanchardes des puissances impérialistes montantes confirment une autre caractéristique clé de l’impérialisme que Lénine (s’appuyant sur Rudolf Hilferding) a identifiée : parmi la myriade d’antagonismes sociaux intensifiés par l’impérialisme, l’un des principaux est « l’intensification de l’oppression nationale » [8]. Rohini Hensman souligne la persistance du « chauvinisme ethnique » aujourd’hui [9], que Lénine a mis en évidence comme une caractéristique fondamentale non seulement du bloc dirigeant, mais aussi des travailleurs, et même des socialistes, de la nation dominante. Tout aussi important, comme Lénine l’a souligné dans ses écrits sur l’autodétermination nationale : le fait que certaines nations oppressives soient subordonnées à des puissances impérialistes plus fortes dans le système mondial n’efface pas la légitimité des mouvements de libération nationale à l’encontre de ces nations. Lénine a écrit que « non seulement les petits États, mais aussi la Russie par exemple, dépendent entièrement, du point de vue économique, de la puissance du capital financier impérialiste des “riches” pays bourgeois », ainsi que « l’Amérique du XIXe siècle était économiquement une colonie de l’Europe (…) mais cela est décidément hors de propos dans la question des mouvements nationaux et de l’État national. » [10] En d’autres termes, les puissances impérialistes occidentales n’ont pas le monopole de l’impérialisme et du chauvinisme national – les attaques constantes de Lénine contre le chauvinisme de la Grande Russie l’ont mis en évidence. Avec la montée de nouveaux pays impérialistes et capitalistes avancés en dehors du bloc occidental, nous devons nous rappeler que Lénine a souligné le droit des nations à l’autodétermination, même celles qui sont prises entre des puissances impérialistes.
Bien entendu, aucun principe ne devrait être absolu au point de justifier « tout examen isolé, c’est-à-dire unilatéral et déformé, de l’objet étudié » [11], comme Lénine l’a reproché à Kautsky, qui a utilisé la libération nationale serbe contre l’Autriche pour justifier le soutien socialiste à la guerre impérialiste. Dans le même temps, il a également refusé de délégitimer dogmatiquement tous les mouvements de libération nationale simplement parce qu’ils sont instrumentalisés par d’autres acteurs impérialistes : « Le fait que la lutte contre une puissance impérialiste pour la liberté nationale peut, dans certaines conditions, être exploitée par une autre “grande” puissance dans ses propres buts également impérialistes, ne peut pas plus obliger la social-démocratie à renoncer au droit des nations à disposer d’elles-mêmes, que les nombreux exemples d’utilisation par la bourgeoisie des mots d’ordre républicains dans un but de duperie politique et de pillage financier, par exemple dans les pays latins, ne peuvent obliger les social-démocrates à renier leur républicanisme » [12]. L’essentiel n’est pas de colporter des généralités, mais « Lorsqu’on analyse une question sociale (…) on la pose dans un cadre historique déterminé ; et puis, s’il s’agit d’un seul pays (par exemple, du programme national pour un pays donné), qu’il soit tenu compte des particularités concrètes qui distinguent ce pays des autres dans les limites d’une seule et même époque historique. » [13]
La montée du fascisme et l’intensification des liens entre la guerre inter-impérialiste et les différents mouvements de libération nationale au cours de la Seconde Guerre mondiale ont nécessité une nouvelle approche des questions de libération nationale et d’anti-impérialisme – nécessité à laquelle Ernest Mandel [14] s’est risqué à répondre. De même, nous devons actualiser nos analyses pour tenir compte des anciens impérialismes et des impérialismes émergents afin de renforcer le plus efficacement possible les mouvements révolutionnaires, non seulement dans un seul endroit, mais aussi pour de nombreuses personnes vivant des héritages politiques très différents – du capitalisme bureaucratique des anciens « États du socialisme réellement existant » aux horreurs de la thérapie de choc néolibérale dans les « démocraties libérales ».
Federico Fuentes : Après la chute de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide, la politique mondiale semblait largement dominée par des guerres visant à renforcer le rôle de l’impérialisme étatsunien en tant qu’unique hégémonie mondiale. Toutefois, ces dernières années, un changement semble s’opérer. Alors que les États-Unis ont été contraints de se retirer d’Afghanistan, nous avons vu l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’expansion du rôle économique de la Chine à l’étranger, et même des nations relativement plus petites telles que la Turquie et l’Arabie saoudite étendre leur puissance militaire au-delà de leurs frontières. D’une manière générale, comment analysez-vous la dynamique actuelle du système impérialiste mondial ?
Promise Li : Je voudrais faire revivre un terme inventé pour la première fois par le marxiste allemand August Thalheimer, et développé par le marxiste autrichien-brésilien Érico Sachs et d’autres membres du collectif marxiste brésilien Política Operária (POLOP), qui décrit de manière adéquate le système impérialiste mondial d’aujourd’hui : « coopération antagoniste ». Ce terme a été utilisé par Thalheimer, à la suite de l’analyse de Boukharine sur le système capitaliste mondial en tant qu’unité contradictoire dans Économique de la période de transition [15], pour expliquer comment des tensions vives et même violentes peuvent exister entre les États capitalistes, alors que tous continuent à maintenir le même processus mondial d’accumulation du capital. Comme le décrit le programme de POLOP en 1967 [16], la coopération antagoniste illustre « une coopération qui vise à la conservation du système et qui trouve son fondement dans le processus même de centralisation du capital, et qui n’élimine pas les antagonismes inhérents au monde impérialiste ». Les théoriciens de POLOP sont allés plus loin que Thalheimer en précisant qu’une telle impulsion visant à préserver les relations sociales capitalistes peut caractériser les classes dirigeantes qui expriment une politique étrangère « anti-impérialiste ». Les sentiments anti-impérialistes de la population peuvent contraindre ces bourgeoisies à adopter cette position, mais, en retour, « ce nationalisme, souvent mis à profit par les bourgeoisies indigènes, fait pression sur les puissances impérialistes pour qu’elles améliorent les termes de leurs relations économiques [ce qui garantit] la continuité de l’exploitation impérialiste après le retrait des armées coloniales ».
Cela décrit parfaitement les actions des pays BRICS+ aujourd’hui. Patrick Bond, Ana Garcia, Miguel Borba [17], parmi d’autres économistes politiques, soulignent depuis longtemps que ces régimes « parlent à gauche, marchent à droite ». Les rivalités croissantes entre les différents États n’annulent pas l’interdépendance. Les BRICS ont manqué d’innombrables occasions de se libérer de l’hégémonie économique occidentale dans la pratique, malgré leur rhétorique anti-impérialiste. La Nouvelle Banque de Développement, présentée par certains comme une alternative aux institutions bancaires occidentales pour le Sud, a récemment officialisé son partenariat avec la Banque Mondiale [18]. Bond observe que la Chine a augmenté et consolidé sa troisième position en termes de droits de vote au sein du FMI, et qu’elle en a même gagné aux dépens de pays du Sud tels que le Nigeria et le Venezuela [19]. Les partenariats public-privé et les investisseurs institutionnels représentent des moyens pour l’Arabie saoudite, la Chine, le Brésil, etc. de développer de nouveaux nœuds d’accumulation – et de perpétuer les nœuds existants en collaboration avec l’Occident [20]. La rivalité entre les États-Unis et la Chine a entraîné un certain découplage stratégique des industries, alors que de nombreux produits de base sont simplement réacheminés par l’intermédiaire de tierces parties. L’horrible invasion russe de l’Ukraine aurait introduit une nouvelle ère d’isolement occidental des capitaux russes par le biais de sanctions, mais le Caspian Pipeline Consortium – qui voit des cadres de Chevron travailler aux côtés d’entreprises russes sanctionnées – ne connaît pas d’interruption [21]. Les tensions croissantes entre la Chine et l’Inde sont un exemple des contradictions potentiellement irréconciliables qui existent également au sein du bloc BRICS+. Comme l’écrivent Tithi Bhattacharya et Gareth Dale, « les allégeances de la nouvelle guerre froide sont faites d’un maillage plus diffus. Elles tendent à être moins absolues ; elles sont partielles et sujettes à des pressions et à des tiraillements continuels. » [22]
Les États-Unis restent la puissance impérialiste dominante dans le monde, bien que la gauche néglige souvent la manière dont les prétendus rivaux des USA contribuent en fait à maintenir son pouvoir, tout comme ils en contestent certains aspects pour obtenir une part du gâteau pour eux-mêmes. Les intérêts des différents capitalistes nationaux ne sont pas non plus toujours parfaitement alignés : de grands PDG américains et allemands ont accepté avec empressement l’invitation du ministre chinois des affaires étrangères, Qin Gang, à des réunions et à une collaboration plus approfondie, tandis que la commission d’enquête de la Chambre des représentants des États-Unis sur le Parti communiste chinois (PCC) attisait les politiques antichinoises. Toute analyse correcte du système impérialiste mondial actuel doit tenir compte de ces contradictions et de la fluidité entre les puissances impérialistes. L’écrivain syrien Yassin al-Haj Saleh a récemment appelé cela « l’impérialisme liquide » [23], dans le contexte de l’intérêt commun des États-Unis et de la Russie à maintenir le pouvoir de Bachar al-Assad en Syrie. Ces nouveaux concepts nous permettent de mieux comprendre le système mondial actuel, plus que l’unipolarité américaine pure et simple ou la rivalité inter-impérialiste traditionnelle, mais d’autres analyses sont encore nécessaires.
Federico Fuentes : À la lumière des débats actuels, comment voyez-vous la place de la Chine et de la Russie dans le système impérialiste mondial d’aujourd’hui ? Et comment voyez-vous la question de la multipolarité ?
Promise Li : La multipolarité, sans l’influence des mouvements de masse anticapitalistes militants, peut n’être qu’une autre expression de l’impérialisme mondial. En effet, le néolibéralisme a persisté avec l’aide de ces nouveaux pôles. Vijay Prashad a admis en 2013 que les BRICS n’étaient rien d’autre qu’un « néolibéralisme avec des caractéristiques du Sud ». Depuis, Prashad est devenu beaucoup plus optimiste au sujet des BRICS, ce qui est très étonnant compte tenu de l’entrée récente de monarchies néolibérales autoritaires telles que l’Arabie saoudite dans les BRICS et de l’invasion ouvertement impérialiste de l’Ukraine par la Russie. Les bases d’une cohésion idéologique anti-impérialiste et anticapitaliste sont de plus en plus minces – bien moins que celles qui ont uni les élites dirigeantes lors de la conférence de Bandung [24] dans le passé – et la marge de manœuvre pour la poursuite de l’accumulation du capital est de plus en plus grande.
Les deux principaux leaders des BRICS+, la Chine et la Russie, peuvent être le fer de lance de l’indépendance économique vis-à-vis de l’Occident à certains égards. Mais ces mesures ne parviennent pas à rompre avec l’accumulation du capital. Pire encore, les BRICS+ renforcent parfois le rôle central des institutions impérialistes occidentales. La déclaration de Johannesburg II, en août, confirme l’autorité de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et du G20, et « encourage les institutions financières multilatérales et les organisations internationales à jouer un rôle constructif dans la construction d’un consensus mondial sur les politiques économiques et dans la prévention des risques systémiques de perturbation économique et de fragmentation financière ». Comme l’ont décrit les théoriciens brésiliens de la coopération antagoniste, la bourgeoisie nationale des pays dits non alignés ou « anti-impérialistes » peut lutter pour une plus grande part des bénéfices sans modifier fondamentalement le système impérialiste mondial. En ce sens, la Chine (comme la Russie) développe de plus en plus ce que Minqi Li appelle « des comportements de type impérialiste dans les pays en développement » [25], tout comme elle a certainement joué un rôle sous-impérialiste. La multipolarité, loin d’être une alternative à l’impérialisme, indique un nouveau terrain dans lequel les grandes et moyennes puissances préservent et remettent en question différents aspects de l’impérialisme occidental, chacune pour s’assurer une plus grande sphère d’influence dans le système capitaliste. Indépendamment de la question de savoir si la Chine ou la Russie sont des pays impérialistes, quelle que soit la mesure utilisée, il ne fait aucun doute que ces pays renforcent l’impérialisme mondial d’une manière ou d’une autre, plutôt qu’ils ne le contestent.
L’anti-impérialisme d’aujourd’hui doit commencer par cette reconnaissance, et non par l’espoir naïf que l’existence même de différents pôles va ouvrir un espace pour la pratique révolutionnaire. Samir Amin a lancé un avertissement à ce sujet en 2006, en déclarant que « les options économiques et les instruments politiques nécessaires devront être développés conformément à un plan cohérent ; ils ne surgiront pas spontanément dans le cadre des modèles actuels influencés par le dogme capitaliste et néolibéral » [26]. Avec la montée en puissance des BRICS+, les espaces de mobilisation permettant aux mouvements de se rassembler pour formuler des plans cohérents se sont considérablement réduits, au lieu de s’étendre, dans des pays comme la Chine, la Russie et l’Iran. Les victoires électorales de la gauche en Amérique latine soutenues par les mouvements ces dernières années – qui subissent également de nouvelles attaques de la part de la droite – ne se traduisent pas automatiquement par de meilleures conditions pour les mouvements à l’autre bout du monde. En fonction de la force des mouvements sur le terrain, la multipolarité peut conduire à des conditions de lutte meilleures que l’impérialisme américain – ou tout aussi mauvaises, voire pires. Le fait est que la multipolarité elle-même ne garantit aucune de ces réalités, c’est la relation entre les conditions objectives et l’activité réelle des mouvements qui détermine son devenir.
Federico Fuentes : Comment les tensions entre les États-Unis et la Chine ont-elles influencé la politique et les luttes à Hong Kong et au sein de la diaspora hongkongaise/chinoise aux États-Unis ?
Promise Li : La rivalité inter-impérialiste entre les États-Unis et la Chine a rendu beaucoup plus difficile le maintien de mouvements indépendants à Hong Kong et dans la diaspora. Le penchant pro-occidental de nombreux dissidents de ces communautés est indéniable, et la raison de ce penchant est une question complexe. Dans mes écrits, j’explore les raisons pour lesquelles de nombreux dissidents de Hong Kong sont prédisposés à l’Occident [27]. L’une d’entre elles est l’influence de générations de dissidents libéraux sinophones qui sont réfractaires à la critique de classe et soutiennent le libéralisme occidental. Une autre raison essentielle est que les tensions entre les États-Unis et la Chine ont exacerbé ce que Yao Lin appelle une politique de « guide alternatif » au sein des communautés dissidentes. Comme l’explique Lin, « l’expérience traumatisante du totalitarisme du Parti-État propulse les libéraux chinois dans un pèlerinage anti-PCC à la recherche d’images aseptisées et glorifiées des réalités politiques occidentales (en particulier américaines), ce qui nourrit à la fois leur affinité néolibérale et leur propension à une métamorphose trumpienne » [28]. La polarisation des tensions et le soutien hypocrite d’une partie de l’establishment américain aux manifestations de Hong Kong n’ont fait qu’accélérer cette attitude.
L’objectif commun des élites dirigeantes américaines et chinoises, soutenu par certains membres du camp dissident pro-démocratique, est de dissuader la croissance d’une alternative politique fondée sur la construction d’organisations de masse indépendantes vers un horizon anticapitaliste. Le principal problème n’est pas seulement que la gauche était faible et fragmentée à Hong Kong et dans la diaspora avant même que la répression ne commence en 2020, mais que pendant des décennies, les gens ont été incapables de concevoir ce que signifie une politique ou un modèle d’organisation de gauche – et encore moins socialiste (de nombreux Hongkongais associent malheureusement la « gauche » au PCC ou au Parti démocrate américain !). Cette confusion est due à l’héritage du colonialisme britannique, à l’horizon libéral de l’opposition pro-démocratique et à la trahison des principes socialistes par le PCC, mais ne peut être réduite à ces seuls facteurs. Les tensions entre les États-Unis et la Chine n’ont fait qu’exacerber ce problème, en limitant les horizons politiques des gens et en les forçant à considérer l’une ou l’autre hégémonie comme la solution politique à leurs maux.
En outre, le chauvinisme, que les deux pays alimentent en raison de cette rivalité géopolitique, renforce dangereusement la capacité des deux États à utiliser les soupçons « d’ingérence étrangère » pour réprimer les mouvements nationaux. La rhétorique et les politiques antichinoises de l’establishment américain donnent à l’État davantage de pouvoir pour limiter les libertés civiles et discriminer les Chinois et les autres communautés d’origine asiatique des États-Unis [29]. Ce n’est qu’un reflet de la façon dont la Chine a fortement étendu ses attaques contre les droits démocratiques des habitants de Hong Kong [30]. Elle utilise les lois sur la sécurité nationale pour accuser et détenir beaucoup plus de militant∙es et de gens ordinaires que ceux qui ont des liens réels avec l’État américain – sans preuves appropriées ni procédure régulière. Ainsi, les deux régimes poursuivent des objectifs impérialistes sous couvert de causes plus nobles, l’un utilisant le discours de la liberté et de la démocratie, l’autre celui de l’anti-impérialisme et de la paix.
Les tensions militaires entre les États-Unis et la Chine menacent indubitablement les moyens de subsistance des populations du monde entier. Les socialistes doivent s’efforcer de combattre les tensions géopolitiques croissantes, mais la solution ultime n’est pas non plus le fantasme selon lequel les deux régimes peuvent être amenés à coopérer pour résoudre les problèmes urgents de notre époque : le changement climatique, la montée des autoritarismes, la précarité économique, etc. La dernière fois que les régimes américain et chinois ont coopéré pacifiquement, on a assisté à la prolétarisation et à l’exploitation massives de centaines de millions de travailleurs chinois pour les marchés de consommation du Nord. Nous devons renforcer – et, dans le cas de la Chine, reconstruire – les mouvements indépendants partout dans le monde afin de poser un défi politique à ces États-nations, au lieu d’espérer « l’utopie d’un compromis historique entre le prolétariat et la bourgeoisie qui “atténuerait” les antagonismes impérialistes entre les États capitalistes », comme l’a dit Rosa Luxemburg [31]. Ce faisant, la gauche doit se concentrer sur la construction de liens entre ceux qui résistent aux impérialismes américain et chinois, en contrant le récit fratricide de la rivalité civilisationnelle que les libéraux et les élites dirigeantes nous ont imposé.
Federico Fuentes : Vous avez critiqué les limites de la campagne « Pas de nouvelle guerre froide » promue par des sections du mouvement pacifiste et de la gauche. Pourquoi ? Quel type d’initiatives de paix la gauche devrait-elle promouvoir ? Envisagez-vous la possibilité de promouvoir une politique ou une architecture de sécurité commune qui favorise un ordre plus pacifique et coopératif tout en donnant la priorité aux besoins des petites nations par rapport à ceux des grandes puissances ?
Promise Li : L’année dernière, dans Socialist Forum, le journal des Démocrates socialistes d’Amérique, j’ai souligné les limites du cadre « Pas de nouvelle guerre froide » parce que le slogan n’offre pas de solutions concrètes pour celles et ceux qui sont confrontés à la menace de la surveillance et de la répression de la Chine, mais aussi parce que ce cadre ne nous permet pas de comprendre que l’interdépendance économique continue de structurer les relations entre les États-Unis et la Chine, en dépit des tensions géopolitiques [32]. Je ne dis pas que le discours de la guerre froide occulte complètement la dynamique actuelle : la définition que donne Gilbert Achcar de la nouvelle guerre froide [33], à savoir la volonté de guerre entre les différentes grandes puissances, est utile pour comprendre les décisions politiques et économiques des principales sections des classes dirigeantes, en particulier du complexe militaro-industriel. Mais la dynamique de l’impérialisme mondial va au-delà. Les intérêts d’autres secteurs clés du capital vont également au-delà. Comme le dit Thomas Fazi, « la plus grande résistance à la nouvelle guerre froide ne vient pas d’un mouvement pacifiste mondial, mais des conseils d’administration des entreprises occidentales » [34].
La vraie question est donc de savoir à quoi peut ressembler un mouvement pacifiste et anti-guerre capable de poser une perspective clairement anticapitaliste, sans pour autant se couper d’autres mouvements. Taras Bilous [35] et Trent Trepanier [36], entre autres, ont fait des tentatives utiles pour parler de réformes des cadres actuels de la sécurité mondiale, tels que les Nations unies (ONU). Mais une véritable politique de sécurité qui favorise la paix et protège le droit à l’autodétermination ne peut émerger qu’après une rupture révolutionnaire avec le capitalisme dans le monde entier. Pour une tâche aussi énorme, l’ingrédient le plus urgent à l’heure actuelle n’est pas de calculer un programme ou un plan exact pour cette architecture de sécurité, mais de développer au maximum les espaces pour que les mouvements indépendants se développent, se mobilisent et élaborent des solutions politiques collectivement. En ce sens, je m’inspire de l’impulsion de la féministe argentine Verónica Gago pour fonder sa conception d’une « Internationale féministe » sur la « grève féministe ». Au lieu de donner la priorité à un nouveau cadre institutionnel pour la sécurité et la responsabilité dans le système actuel, en particulier en ce qui concerne les féminicides en Amérique latine, Gago comprend qu’une « stratégie d’organisation et d’autodéfense » émerge de la capacité des masses à développer « une pratique collective qui cherche à comprendre les relations de subordination et d’exploitation » selon leurs propres termes. Une telle perspective « rejette les réponses institutionnelles qui renforcent l’isolement du problème et qui cherchent à le résoudre par le biais d’une nouvelle agence gouvernementale » [37].
Les mouvements de l’année dernière nous ont montré que la meilleure « sécurité » pour les travailleurs ne commence pas par un nouveau cadre institutionnel qui s’adapte au système capitaliste dans des conditions différentes, mais par la remise en question de la légitimité même des institutions existantes qui prétendent faussement garantir notre sécurité. C’est en se révoltant que les travailleur·es de l’usine Foxconn de Zhengzhou se sont protégés contre l’infection par le Covid-19 et les mauvaises conditions du logement, qui leur étaient imposées par des entreprises travaillant avec l’approbation du gouvernement local pour les enfermer dans leurs lieux de travail sous couvert de contrôle de la pandémie. En 2018, c’est en marchant sur Quito que des militants indigènes ont résisté à la tentative du gouvernement équatorien, menée en collaboration avec des sociétés minières chinoises et des entreprises étatsuniennes, de violer la souveraineté de leurs terres en Amazonie.
L’initiative de paix la plus efficace ne peut être menée qu’en renforçant les mouvements nationaux contre leur bourgeoisie dirigeante, des États-Unis à la Chine, et non en considérant le travail contre la guerre et pour la paix comme une simple question d’amélioration des institutions de sécurité mondiale ou en s’opposant à un belliciste aux dépens des autres. À un moment donné, la gauche a besoin d’un programme politique unifié et cohérent derrière lequel les mouvements peuvent se rallier et identifier un cadre de sécurité mondiale au-delà de la domination du capital. En attendant, nous devons restaurer la conscience politique des peuples du monde entier avant de pouvoir parler d’unité programmatique sur ces bases.
Federico Fuentes : Voyez-vous des possibilités de construire des ponts entre les luttes anti-impérialistes au niveau international, en tenant compte du fait que les mouvements locaux ont différentes grandes puissances comme ennemi principal et peuvent donc chercher un soutien (même une aide militaire) auprès de différents pays impérialistes ? La gauche peut-elle adopter une position de non-alignement avec les blocs (neutralité) sans renoncer à la solidarité ? En résumé, à quoi devrait ressembler l’anti-impérialisme socialiste du XXIe siècle ?
Promise Li : Absolument – la raison pour laquelle je tiens à souligner la persistance de l’interdépendance inter-impériale ou inter-capitaliste dans le système impérialiste mondial, malgré la montée des rivalités géopolitiques, est que cette analyse nous fournit directement des pistes concrètes pour une solidarité internationale de gauche. Comprendre l’économie mondiale comme une unité antagoniste permet aux mouvements de découvrir les lieux où les différentes puissances ou institutions impérialistes restent inextricablement liées. En concevant des campagnes ciblant ces lieux, les mouvements peuvent proposer une alternative aux solutions militaristes promues par les élites dirigeantes américaines, chinoises, russes et autres. Par exemple, un vaste mouvement antimondialisation contre les institutions néolibérales multilatérales serait la clé d’un anti-impérialisme socialiste du XXIe siècle. Le FMI compte les États-Unis et la Chine parmi deux des trois membres disposant du plus grand nombre de voix, qui collaborent régulièrement. Ainsi, la Chine a discrètement approuvé les décisions prises par les États-Unis en matière de climat, de commerce et d’autres politiques au sein d’organismes internationaux [38]. Une véritable campagne contre ces institutions irait à l’encontre du campisme, qui pose une fausse alternative entre le bloc occidental et les champions de la multipolarité – tous étant de connivence.
Les campagnes conjointes contre le FMI, BlackRock et Vanguard peuvent fournir de nouvelles bases pour sortir de l’impasse entre les différents mouvements anti-impérialistes souvent opposés les uns aux autres, tout en offrant une alternative claire aux formes libérales de mobilisation. Les appels à l’abolition par le FMI de la dette ukrainienne ou à au rejet des accords néolibéraux conclus par le président ukrainien Volodymyr Zelensky avec BlackRock pour la reconstruction de l’Ukraine après la guerre sont compatibles avec des campagnes similaires menées dans d’autres régions du Sud, telles que le Sri Lanka. Pour prendre un autre exemple, nous devrions également reconnaître que la stabilité économique de la Chine repose en partie sur son vaste marché d’importation en Israël et que Israël, en retour, dépend fortement des importations chinoises pour le développement de ses infrastructures. La campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) en solidarité avec la résistance palestinienne bénéficierait en fait du soutien de ceux qui résistent à l’État chinois à l’étranger. D’autre part, l’approfondissement des relations entre les deux mouvements, qui se chevauchent peu actuellement, peut offrir aux Chinois, aux Hongkongais et aux autres communautés dissidentes de la diaspora des moyens concrets de résister à l’État chinois, mais au-delà des solutions proposées par la droite extrémiste. En cultivant la solidarité entre des campagnes souvent considérées comme distinctes, on se renforce mutuellement dans la pratique. Elle peut offrir de réelles alternatives au militarisme occidental sans minimiser les menaces d’autres impérialistes tels que la Chine et la Russie. L’idée maîtresse qui sous-tend ces suggestions est que la gauche doit articuler des revendications et des campagnes pratiques susceptibles d’orienter les masses vers un horizon révolutionnaire distinct de celui des libéraux. Les slogans abstraits de « solidarité internationale de la classe ouvrière par en bas » ne suffiront pas. Nous ne devons pas rejeter la possibilité de coalitions larges sur certaines questions avec d’autres groupes au-delà de la gauche, mais nous devons nous concentrer sur la construction de campagnes qui peuvent renforcer l’indépendance politique de la gauche.
Celles et ceux qui luttent pour le socialisme devraient défendre le droit des mouvements de libération nationale contre les forces étrangères à demander des armes partout où ils le peuvent, tout comme les socialistes l’ont fait lorsque les républicains espagnols ont demandé des armes aux États capitalistes contre le régime fasciste pendant la guerre civile espagnole. Dans le même temps, nous devons reconnaître que les pays occidentaux militarisent l’Ukraine et Taïwan, par exemple, pour augmenter massivement leurs budgets militaires impérialistes. Quelle que soit la position de chacun sur le fait que les Ukrainiens reçoivent des armes de l’Occident, il devrait être clair que la question des armes ne devrait pas être l’horizon ultime de la solidarité internationale de la gauche. Les libéraux bellicistes appellent à une augmentation des livraisons d’armes à l’Ukraine, et la gauche doit réfléchir à la manière dont nos organisations peuvent se distinguer d’eux, et ne pas se contenter de suivre les libéraux et de faire pression sans esprit critique pour plus d’armement. Nous pouvons soutenir le droit des Ukrainiens à réclamer des armes, de même que nous nous opposons à toute tentative des impérialistes occidentaux d’utiliser l’assistance défensive et humanitaire à l’Ukraine comme excuse pour augmenter les budgets et les infrastructures militaires. En revanche, ceux qui concentrent tous leurs efforts sur l’opposition aux livraisons d’armes, sans travailler concrètement à soutenir la lutte d’autodéfense de l’Ukraine et à la relier à d’autres luttes de libération, ne font pas de l’anti-impérialisme. Le slogan de Karl Liebknecht « l’ennemi principal est à l’intérieur » ne signifie pas qu’il faille renier la responsabilité socialiste fondamentale de la solidarité internationale avec les peuples opprimés qui luttent contre d’autres ennemis à l’étranger. Il est de la responsabilité de la gauche de s’opposer à la fois aux budgets militaires impérialistes dans son propre pays et de découvrir d’autres moyens d’étendre la solidarité à l’étranger.
Federico Fuentes écrit régulièrement pour les journaux australiens Green Left Weekly et LINKS International Journal of Socialist Renewal. Il est co-auteur (avec Roger Burbach et Michael Fox) de Latin America’s Turbulent Transitions : The Future of Twenty-First-Century Socialism, Zed Books, London-New York 2013. Cet entretien a été d’abord publié le 14 septembre 2023 par LINKS International Journal of Socialist Renewal : https://links.org.au/us-china-rivalry-antagonistic-cooperation-and-anti-imperialism-21st-century
Promise Li militant socialiste de Hong Kong, actuellement à Los Angeles, est membre des organisations socialistes américaines Tempest et Solidarity. Il est actif dans la solidarité internationale avec les mouvements de Hong Kong et de Chine, dans l’organisation des locataires et de la lutte contre la gentrification dans le quartier chinois de Los Angeles, et dans l’organisation des travailleurs diplômés de base.
Traduit d’anglais par JM
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