XavierXavier Guignard, membre du centre de recherche indépendant Noria, est spécialiste de la Palestine. Sa connaissance du sujet lui permet de replacer les derniers événements dans un cycle long, tout en essayant de ne pas tomber dans les pièges tendus par le commentaire à chaud.
Il revient aussi sur cette ligne de crête que doivent emprunter les chercheurs et chercheuses de la région : « Être en empathie avec l’émotion suscitée par les images qui tournent en boucle et qu’on nous demande de commenter à chaud, tout en rappelant que nous sommes confrontés depuis longtemps à d’autres images. » Et juge que les bombes qui tombent sur Gaza ne sont pas plus acceptables que les atrocités du Hamas.
Mediapart : Pourquoi l’Autorité palestinienne est-elle totalement inexistante ?
Xavier Guignard : L’Autorité palestinienne est une victime collatérale des événements. Elle paie sa dévitalisation et son absence de légitimité depuis des années. Mahmoud Abbas a confisqué le pouvoir judiciaire et législatif alors que son mandat était censé s’achever en 2009. Il a récemment limogé tous les gouverneurs, donc il y a vraiment un enfermement à Ramallah du pouvoir dans la main d’une petite clique, principalement sécuritaire, qui s’accompagne d’une dérive autoritaire. Au quotidien, les opposants politiques, mais aussi des intellectuels et des artistes sont réprimés.
Par ailleurs, à part être le relais sécuritaire d’Israël en Cisjordanie, l’Autorité et sa principale composante politique, le Fatah, semblent incapables d’incarner un quelconque horizon politique. Ce pouvoir est honni, dévitalisé, très critiqué, et ne représente plus rien. L’illustration en est que personne n’a attendu de communiqué de leur part à la suite des événements de samedi, comme s’il était évident que cet acteur n’avait plus aucun poids.
Rassemblement à Ramallah, en Cisjordanie, en soutien à la population de Gaza, le 10 octobre 2023. © Photo Jaafar Ashtiyeh / AFP
Le Hamas est-il soutenu par l’ensemble de la population palestinienne ?
C’est compliqué parce qu’il y a d’abord une large partie de la population gazaouie qui se montre très critique envers la gestion politique de la bande de Gaza par le Hamas. On ne se leurre pas sur la dimension tout aussi autoritaire et répressive du gouvernement du Hamas à Gaza. Là, il est soutenu, on l’a vu en Cisjordanie, lorsque dans les villes les gens sont descendus dans la rue avec des drapeaux du Hamas. Mais c’est moins un soutien aux crimes résultants de ses opérations conduites samedi matin qu’un appui à un parti politique palestinien qui lutte pour la libération nationale.
Le simple fait de réaliser quelque chose d’inédit à l’échelle de soixante ans d’existence du mouvement national palestinien explique cette adhésion. Le désir de confrontation avec l’armée israélienne a été complètement minoré, alors qu’on le voyait poindre en Cisjordanie ces derniers temps en raison du niveau d’exaspération et de désespoir chez les jeunes générations. Ce n’est pas un soutien politique au programme du Hamas, qui d’ailleurs n’est pas du tout mis en avant, mais à une incarnation de la résistance palestinienne à l’occupation.
Enfin, le Hamas parle très peu de Gaza, mais beaucoup de Jérusalem, de la Cisjordanie, des prisonniers, bref des questions palestiniennes du quotidien. Il ne parle pas uniquement à son électorat ou à sa base populaire, mais à tous les Palestiniens, ce que le Fatah n’est plus capable de faire.
Cette question de la Palestine, qui semblait avoir disparu de la scène internationale, revient avec force…
C’est un double retour à la réalité. Premièrement, le gouvernement israélien actuel, dans les dernières années, a pensé pouvoir morceler cette question palestinienne, en accompagnant une poursuite de la colonisation plus forte que jamais et en menant une politique extrêmement dure à Jérusalem sur les lieux saints. Sans compter la gestion des prisonniers palestiniens.
À Gaza, il existait un blocus, comme si on avait mis des scellés et qu’on imaginait que les technologies de surveillance, couplées à une aide soit via un financement piloté par le Qatar et supervisé par l’ONU, soit par des permis de travail, allaient acheter la paix sociale. Cette vision israélienne de la question palestinienne s’était répandue à l’échelle régionale, comme si on pouvait avancer en omettant la permanence d’un conflit et d’une occupation. Par les plus terribles des images, celles et ceux qui subissent cette occupation se sont rappelés à tout le monde samedi matin.
Deuxièmement, ce qui s’est passé rappelle que le changement en cours, ce rapprochement israélo-arabe qu’on désigne comme une normalisation, cet effacement de la question palestinienne et plus généralement cette croyance que la paix économique peut remplacer la paix politique, tout cela ne peut pas marcher.
Que veut dire Benyamin Nétanyahou lorsqu’il parle de « changer le Moyen-Orient » ?
C’est très compliqué de commenter à chaud ses déclarations. D’abord, il se trouve dans une position politique extrêmement délicate. Il l’est depuis le début de son mandat, assumé avec une coalition qui comprend des partis de l’extrême droite israélienne. Il fait face à une contestation d’une grande partie de la population pour son projet de réforme de la Cour suprême. Il va être dans une surenchère verbale pour tenter de faire oublier, un temps au moins, ses défaillances.
Dans un éditorial publié mardi matin, Haaretz jugeait que Nétanyahou devait partir maintenant et pas à la fin de la guerre. Comme souvent chez lui, les Palestiniens sont un exutoire à ses problèmes de politique interne. Je ne sais pas ce qu’il entend par vouloir « changer le Moyen-Orient ». Je ne suis pas sûr que lui-même le sache, parce que, finalement, il était en train de le changer. Quand je parlais des Palestiniens et de cet espoir de paix économique, Jake Sullivan [conseiller à la sécurité nationale des États-Unis – ndlr] disait il y a une semaine qu’on n’avait jamais connu un Moyen-Orient aussi calme.
Il y avait aussi une croyance profondément ancrée chez les Américains, mais aussi chez une partie des diplomates européens, que la découverte de gaz à la frontière israélo-libanaise allait conduire nécessairement, parce que les profits étaient trop importants, à une cogestion israélo-libanaise, et par extension avec le Hezbollah. Dans leur esprit, le coût d’un éventuel engagement militaire se révélerait alors trop élevé pour le Hezbollah par rapport à ce qu’allait lui apporter cette manne.
Or, on a vu ce week-end que des acteurs étaient capables d’aller dans une guerre existentielle, car on va sûrement assister à la mort de tous les cadres politiques et militaires du Hamas dans les mois qui viennent. Il y a aussi les crimes de guerre commis par le Hamas samedi matin, et on va voir un déferlement de violence de la part de l’armée israélienne qui conduit d’ores et déjà à des crimes de guerre. Je ne sais pas quel est le Moyen-Orient que Nétanyahou veut dessiner. Ce que je vois poindre, c’est la poursuite du même effort : l’effacement politique des Palestiniens, cette fois par un déchaînement de violence.
La perspective d’une paix possible est-elle de plus en plus improbable ?
Si on veut être optimiste, ce n’est évidemment pas l’état d’esprit dominant ces jours-ci, et pour de bonnes raisons. L’attaque du Hamas a eu lieu peu après le 50e anniversaire de la guerre de Kippour. La guerre de Kippour a donné lieu à deux grands moments : le premier, une surprise militaire pendant une semaine et puis la reprise du terrain par les Israéliens ; le second, sous le coup de semonce de cette attaque, l’ouverture de négociations israélo-égyptiennes qui ont permis à l’Égypte de recouvrer sa souveraineté sur le Sinaï et à Israël de signer un accord de paix avec un acteur dominant, le pivot de la région à cette époque.
On peine à s’en souvenir, mais l’Égypte était la locomotive idéologique, politique et culturelle du monde arabe à cette époque. Ce conflit a abouti à un accord de paix qui est toujours valable. Je ne sais pas si c’est l’ambition du Hamas en faisant écho à cet anniversaire. On n’a pas l’idée de leur grand plan stratégique, mais je n’écarterais pas complètement cette idée-là. Ils sont conscients que militairement, évidemment, ils ne vont jamais réoccuper l’intégralité des territoires de 1948 et de 1967, c’est-à-dire, pour eux, Israël et les territoires occupés, mais la violence de ces derniers jours rappelle le besoin absolu de venir se retrouver autour d’une table de négociation.
La version pessimiste, c’est de se dire que les Palestiniens ont essayé les négociations, ont aujourd’hui et depuis 2005 un leadership qui est le plus à même de faire des compromis qu’ils n’ont jamais eus et qu’ils n’auront probablement jamais. Ils ont essayé les manifestations pacifistes. La dernière en date à Gaza, c’est la marche du retour en 2018-2019. 6 500 Palestiniens ont été visés par des tirs de snipers et sont plus ou moins handicapés. Ils ont essayé les appels au boycott. Ils ont essayé l’accession à la Cour pénale internationale. Du point de vue palestinien, il y a eu d’immenses tentatives d’arriver à la paix par des moyens extrêmement variés.
Si on reprend juste la question de la négociation, le dernier cycle remonte à 2013-2014, sous l’égide de Barack Obama. Son envoyé spécial est Martin Indyk, ancien ambassadeur des États-Unis en Israël et loin d’être la personnalité la plus propalestinienne qui soit. Et finalement il a jeté l’éponge en expliquant que la poursuite de la colonisation expliquait l’impossibilité des négociations.
Ce que cela souligne aujourd’hui, c’est que la paix est difficile. Cela souligne aussi que toutes les tentatives d’arriver à un accord, d’arriver à un compromis, d’arriver à une sensibilisation de l’opinion publique internationale ou à une mobilisation diplomatique, ont échoué. La réponse sera israélienne, palestinienne et internationale, avec la question de savoir si on veut un maintien du statu quo.
Le maintien de cette absence de paix est la garantie de voir de nouvelles violences massives et terrifiantes comme ce que l’on observe depuis ce week-end. Elles sont aussi à ramener, notamment pour les Palestiniens, à ce qu’ils voient et vivent au quotidien. Alors, cela ne prend que rarement l’ampleur de ce qu’on voit là, mais finalement, sur la période 2010-2020, plus de 10 000 Palestiniens ont été tués. L’ONU reconnaît moins de 35 % d’entre eux comme combattants.
Et puis, au quotidien, ce sont des humiliations, le maintien dans des conditions de vie déplorables à Gaza. En Cisjordanie, c’est une entrave à toute forme de vie normale. Malheureusement, ces questions ne vont pas s’arrêter. Elles risquent même de s’alourdir. Ce qui se passe à Gaza va évidemment avoir un impact immédiat. Et même si les bombardements s’arrêtaient ce soir, ce sont des mois et des années de prix à payer.
Pour moi, la question se pose en ces termes : est-ce qu’on tire de ce qui s’est passé ce week-end l’urgence à trouver une façon de sortir de cette situation, de ce statu quo qui ne semblait déranger personne quand le poids de la guerre et de l’occupation était porté uniquement par les Palestiniens ? Évidemment, il est trop tôt pour les parties en présence pour dire que c’est absolument le moment d’une paix.
Mais, on le voit ne serait-ce que sur le dossier des otages, on a des appels à la négociation qui, très sincèrement, sont beaucoup plus mesurés que ce qu’on a pu entendre par le passé. Il est de l’intérêt de ce qu’on appelle la communauté internationale de se dire qu’il y a une vraie responsabilité morale à pousser pour une solution. Même les pays qui ont des ressortissants parmi les otages, dont la France, semblent plus intéressés à soutenir inconditionnellement Israël dans ses bombardements sur Gaza que d’œuvrer à la libération de leurs citoyens.
Nétanyahou met en avant une guerre des civilisations pour obtenir le soutien des puissances occidentales. Ce discours peut-il fonctionner ?
Au début des années 2000, les Israéliens étaient critiqués de toute part pour leur gestion de la Seconde Intifada. Arrivent les attentats du 11 septembre 2001. Immédiatement, ils ont reformulé la question palestinienne en lutte contre le terrorisme. Ils font de même aujourd’hui, en épousant un discours qui se répand de plus en plus.
Il existe un récit qui s’impose, y compris dans nos sociétés et chez nos dirigeants politiques, d’une guerre des civilisations, de la défense nécessaire d’un modèle occidental dont on peine à définir les contours. On a l’impression que ce discours est accueilli favorablement, mais il est dangereux et terrible car il exclut du champ démocratique et prive d’humanité une partie d’entre nous. Ainsi, la condamnation unanime et normale des crimes de guerre perpétrés par le Hamas samedi ne s’accompagne pas de paroles destinées à prévenir ceux qu’est en train de commettre Israël à Gaza.
La prise de parole de spécialistes comme moi, qui travaillons depuis des années sur ces questions, est délicate, car nous essayons d’être en empathie avec l’émotion suscitée par les images qui tournent en boucle et qu’on nous demande de commenter à chaud, tout en rappelant que nous sommes confrontés depuis longtemps à d’autres images.
Notre travail tient en deux phrases : rappeler qu’un crime est un crime, et qu’il ne faut pas faire preuve d’amnésie. Israël est une puissance occupante, née sur l’expulsion d’environ 800 000 Palestiniens toujours maintenus en exil. Cette ligne de crête est compliquée, mais il est vrai qu’il existe une perte de sens du contexte et, plus généralement, de boussole morale. On a revu des images de bombes au phosphore qui tombent sur une des zones les plus densément peuplées du monde. Ce n’est pas plus acceptable que ce qu’on a vu samedi matin.
Et puis, il y a une déshumanisation. On a entendu le ministre de la défense israélien parler d’« animaux humains ». Ce n’est pas anecdotique. La question israélo-palestinienne est épuisante parce qu’on a l’impression de sans cesse se répéter, et que chaque nouvel épisode de violence qui cible des Israéliens efface toute prise en compte de la violence d’une situation qu’aujourd’hui de plus en plus d’acteurs, moi compris, dépeignent comme un apartheid.
Mais elle participe de ces quelques poches à l’international qui nous obligent à nous demander quel monde on souhaite. Veut-on vivre dans un monde où la loi du plus fort domine ou dans un monde régi par un certain nombre de valeurs, où la vie humaine et la dignité sont préservées ? Quel discours opposer à la propagande de guerre ? Nous assistons à une fuite en avant d’un discours qui oppose le « nous contre eux » sans qu’on comprenne très bien où se situe cette frontière à l’intérieur de notre humanité.
Dans cette guerre, l’Union européenne existe-t-elle ?
L’Union européenne est le principal bailleur à travers son aide au développement de la Palestine [1,2 milliard d’euros entre 2021 et 2024 pour financer des projets, notamment dans l’éducation ou la santé – ndlr], mais elle est vue comme une actrice extrêmement faible. C’est finalement elle qui paie le prix de l’occupation. Elle a toujours refusé de jouer le rôle politique qu’elle pourrait jouer et elle est également traversée par des divergences politiques profondes.
Ce qui pouvait faire consensus il y a encore une dizaine d’années au sein de l’Union européenne ne le fait plus. Des États membres, notamment la Hongrie, sont complètement alignés sur la politique israélienne. Il n’y a plus du tout de consensus, ni sur l’appréhension du conflit, ni sur son mode de résolution, ce qui rend absolument impossible toute prise de position européenne. Et donc, de facto, cela fait disparaître la voix européenne sur ce conflit.
C’est heureux que le commissaire européen chargé de ces questions, le Hongrois Olivér Várhelyi, soit revenu sur son annonce de suspendre l’aide et que finalement il se rende compte que priver les Palestiniens de son aide au développement n’est pas une bonne idée à une époque où, en plus, l’UNRWA, l’agence chargée des réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, vit une crise de son financement sans précédent. Au contraire, il va y avoir un besoin de reconstruction. Mais cela souligne le fait que c’est finalement le seul levier que l’Union européenne s’accorde. Ça confirme l’idée que c’est un nain politique qui n’a pas vocation à remplir un quelconque rôle dans ces affaires internationales.
François Bougon
Boîte noire
L’entretien a été réalisé le mardi 10 octobre, il a été relu et amendé par Xavier Guignard.