Dans un livre dédié aux « guerrières » iraniennes, l’anthropologue Chowra Makaremi décrypte la genèse du mouvement de contestation qui a débuté il y a un an, après la mort de Mahsa Amini.
L’épopée du pouvoir et de la résistance en Iran, Chowra Makaremi la connaît intimement par son histoire familiale. Dans son livre Femme ! Vie ! Liberté ! (la Découverte), paru le 7 septembre, l’anthropologue et chercheuse au CNRS veut « donner une profondeur de champ qui permet d’identifier les genèses multiples » du vent de révolte qui souffle sur l’Iran depuis un an.
Vous travaillez depuis dix ans sur la violence d’Etat en Iran après la révolution de 1979, raison pour laquelle vous ne pouvez plus vous rendre dans le pays. Comment s’exprime cette violence ?
Cette violence a évolué au fil du temps. La première période correspond aux années Khomeiny (1979-1989), qui ont permis de consolider la révolution islamique et stabiliser l’ordre de la République islamique.
Elle a procédé à l’élimination de tous ceux qui portaient un projet alternatif – que ce soit par la prison, la torture, les massacres, les exécutions ou l’exil. D’autant que cette période a coïncidé avec la période violente de la guerre entre l’Iran et l’Irak.
A partir des années 90, l’Iran est ensuite entré dans une phase de reconstruction, avec l’émergence, peu à peu, d’une société civile. La violence d’Etat prend alors une nouvelle forme.
La terreur des années 80 a permis de délimiter les frontières entre l’espace public et l’espace politique, et d’instaurer des lignes rouges que la population n’a pas intérêt à franchir. Cette nouvelle société civile cohabite alors avec l’Etat profond, tout en aiguisant ses outils de résistance dans un cadre d’action contestataire.
Il existe néanmoins une constante qui traverse toutes ces décennies : l’articulation entre le légal, le paralégal et l’extralégal.
– L’Iran dispose certes d’institutions avec un système de lois constitutionnelles, une république fondée sur une grande participation électorale.
– Mais en même temps, il existe une forme de violence milicienne secrète, avec des kidnappings et des disparitions qui terrorisent encore aujourd’hui la société. La violence devient alors un instrument de gouvernement et une façon de construire l’Etat iranien. Elle a servi à asseoir le projet théocratique radical, et surtout à le normaliser. Pendant des décennies, la République islamique a été vécue par les Iraniens eux-mêmes comme la forme historique et légitime de l’iranité et de l’identité iranienne.
Quand cette fracture s’opère-t-elle ?
Le pacte républicain a été rompu à partir de 2017 lorsque le Conseil des Gardiens s’est mis à invalider certaines candidatures à l’élection présidentielle. Cette rupture a été actée par le haut. Ce n’est pas le peuple qui a déserté, mais les gouvernants qui ont décidé qu’ils ne joueraient plus sur cette légitimité.
Lors des soulèvements, des slogans réclamant « la fin de la dictature » commencent à être scandés, y compris par les populations précaires et marginales, censées être la base du régime.
Les difficultés économiques et la corruption ont par ailleurs désarticulé la redistribution économique issue des rentes du pétrole, des subventions accordées sur les denrées de base, ou les politiques mises en place pour les familles des martyrs de guerre, dont les bénéficiaires constituaient aussi des bases populaires du régime.
Enfin, certains mouvements qui réclamaient la justice et la vérité, notamment après le crash du Boeing 737 de la compagnie Ukraine International Airlines [abattu en janvier 2020 par la défense antiaérienne iranienne, ndlr], ont commencé à dessiner le visage criminel de l’Etat iranien.
Le régime a peu à peu perdu la superbe de sa base, extrêmement solide pendant des décennies.
La mort de Mahsa Amini, à la suite de son arrestation par la police des mœurs, est alors la goutte de trop ?
Dans un contexte d’étouffement économique, d’absence de perspectives et de détérioration des conditions de vie, le gouvernement n’a effectivement rien trouvé de mieux à faire que de mettre encore plus de pression sur le quotidien de la population, notamment des femmes, en durcissant encore ses modalités de surveillance du respect du voile. Or cette question ne correspond plus du tout au mode de vie des Iraniens et des Iraniennes.
Il s’agit par ailleurs d’un soulèvement causé par l’indignation à la suite d’une mort vécue comme intolérable. Un deuil peut embrayer sur une mobilisation politique – comme on l’a vu lors du mouvement Black Lives Matter, la révolution en Tunisie après la mort [par suicide] de Mohamed Bouazizi en 2011, ou encore les récentes émeutes en France consécutives à la mort de Nahel.
Vous écrivez que l’Iran est un « pays des paradoxes », où les politiques d’islamisation de l’espace public n’impressionnent pas une société qui adopte de plus en plus un mode de vie occidental…
Il s’agit d’une société qui évolue, qui vit avec son temps. Les échecs de la République islamique expliquent les soulèvements, de même que ses succès.
Les taux d’accès à l’enseignement supérieur et à Internet en Iran sont presque les mêmes que ceux de pays européens, ce qui influence les modes de vie.
Face à des systèmes d’apartheid de genre, les femmes se sont emparées de l’accès à l’enseignement comme une façon de résorber les inégalités structurelles dont elles souffrent.
Ces modes de vie sont en décalage avec l’idéologie officielle, bien que les élites, qui sont les agents de la répression, soient elles aussi très occidentalisées. Les enfants des Gardiens de la révolution souhaitent eux-mêmes sortir du pays car ils aspirent à d’autres modes de vie.
Près de 90 % des Iraniens utilisent Internet, selon l’ONU. Quel est le rôle des réseaux sociaux dans cette révolte ?
Les réseaux sociaux ont ouvert un espace public alternatif tout à fait différent de l’espace public matériel. Ils ont permis l’information, des modes d’organisation, mais aussi la constitution d’une société iranienne transnationale contre un pouvoir qu’elle estime illégitime. Ils ont permis de faire circuler des images, même si la question de leur utilisation est à double tranchant.
Car un soulèvement révolutionnaire ne peut pas aboutir s’il n’y a pas une masse critique de la population qui met sa vie en jeu dans la rue. Or le mouvement actuel s’est repositionné juste en dessous du seuil qui rendrait l’opposition trop coûteuse.
La répression féroce a donc fini par étouffer les manifestations dans les rues. Le régime est-il renforcé par cette épreuve ?
Il y a eu un renversement à partir de 2023, avec une décision des pays occidentaux et de rivaux de l’Iran, comme l’Arabie Saoudite, de tirer des bénéfices du fait que le régime avait été mis à genoux par la rue.
L’Iran ne négocie que quand il est en position de faiblesse. Cela a été vécu comme une trahison par les Iraniens, même si les négociations sont retombées dans une certaine impasse ces derniers temps.