Avant de commencer et pour savoir mieux situer d’où tu parles, est-ce que tu peux nous dire qui tu es, nous résumer ton parcours politique et là où tu militais au début des années 1970 (ville, orga, milieu) ?
Il y a quelque chose de surréaliste à aborder un événement politique auquel tu as participé il y a maintenant un demi-siècle ! Beaucoup de camarades ne sont plus là, chacun a suivi son chemin, certains ont abandonné la politique, d’autres ont troqué leur col Mao pour un costume trois pièces et fréquenté les allées du pouvoir. En parlant aujourd’hui du 21 juin 1973, je n’entends donner qu’une version subjective.
Je m’appelle Alain Pojolat, plus connu à l’époque sous le pseudonyme de Ségalot, membre de Révolution !1 et de son service d’ordre. J’avais 25 ans et militais depuis mai 1968. À l’automne 68, les militant·es de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) dont l’organisation avait été dissoute, avaient décidé, pour se reconstruire « légalement », de lancer un quinzomadaire, Rouge, et de créer des comités rouges autour de ce projet. Gros succès ! Je travaillais dans une banque au service courrier et étais syndiqué à la CGT. Comme beaucoup de militant·es nous avons dû nous opposer à la ligne sectaire du Parti Communiste Français (PCF) de l’époque qui nous interdisait quasiment tout travail militant au sein de la CGT qu’elle dominait et nous avons dû nous replier à la CFDT2 (dont j’ai plus tard été exclu) qui était en pleine construction et profitait d’un apport militant combatif. Les courants révolutionnaires au sein de la CFDT furent à leur tour éradiqués quelques années après.
La décennie 1970 s’ouvre dans la suite de Mai 1968, crise politique majeure durant laquelle la mobilisation populaire fut historique et la situation insurrectionnelle. Quels effets cela a-t-il eu dans le champ militant d’extrême-gauche et comment était perçue la situation ?
Je crois que c’est difficile aujourd’hui d’imaginer ce que furent pour nous, militant·es révolutionnaires, les cinq années qui ont suivi mai 68 : enfin la vraie vie ! Nous avions ancré en nous la certitude que l’heure était venue, que nous allions continuer la Révolution et passer rapidement dans une période de transition vers le socialisme. D’ailleurs nos dirigeants de l’époque en étaient eux-mêmes persuadés. Henri Weber et Daniel Bensaïd avaient sorti dès l’automne 68 un livre qui théorisait cette impatience : Mai 68 une répétition générale. Mais comment aurions-nous pu en douter alors que la violence révolutionnaire s’exprimait un peu partout dans le monde ! Nos camarades vietnamiens infligeaient défaite sur défaite à l’impérialisme américain ; les Tupamaros en Uruguay3, le MIR au Chili4, allaient bientôt rejoindre en Amérique Latine les zones libérées par la révolution cubaine ; en Afrique sur les traces de Patrice Lumumba, des luttes de libération nationales triomphaient en Angola et au Mozambique. La révolte grondait contre les dictatures coloniales européennes : dans les pays d’Europe de l’Est, les révolutionnaires et les intellectuels mettaient en cause l’hégémonie soviétique depuis le printemps de Prague (en août 68) ; Irlande, Espagne, Grèce, Italie… ! Il n’y avait pas une minute à perdre pour soutenir les révoltes et les révolutions en cours, les mouvements de libération nationale. Dans nos cibles, (banques, consulats) figuraient également les symboles de la dictature franquiste agonisante qui assassinait régulièrement des militant·es de l’ETA5 et de la gauche révolutionnaire.
Voilà comment nous percevions les choses à ce moment précis. Nous étions loin de toute prudence ou de prophéties auto-réalisatrices qui t’amènent le plus souvent à te conforter dans l’inaction pour être certain de ne pas t’être trompé…
Plus de 10 ans après les accords d’Évian, les partisans de l’Algérie française sont toujours présents et s’organisent dans toute une série de groupes d’extrême-droite comme Occident, le GUD ou encore Ordre Nouveau. Peux-tu nous parler de ces groupes, de leurs modalités d’action mais aussi de la manière dont ils étaient perçus et combattus par l’extrême-gauche ?
Tout comme l’anti-impérialisme et l’internationalisme étaient pour nous des principes fondamentaux, la lutte antifasciste et anticolonialiste l’était tout autant. Il n’y avait pas de commission antifasciste dans nos organisations : c’était dans notre ADN, chacun·e des militant·e portait cela. Pour ce qui est des débats stratégiques, notamment sur la question antifasciste, à Révo la direction avait mis en place les bulletins intérieurs. Les discussions politiques au sein de l’organisation avaient lieu dans ces bulletins, ce qui prenait du temps entre la rédaction, la réception puis les lectures par les cellules qui pouvaient ensuite y répondre… Par ailleurs les revues Rouge de la Ligue Communiste sont de bonnes sources pour comprendre les analyses produites par l’extrême-gauche de l’époque.
Dix ans seulement après la terrible mais victorieuse guerre de libération en Algérie, la société française en portait encore les traces, à travers les récits colportés par des pieds noirs souvent racistes mais également par des familles d’appelés qui y avaient perdu un membre de leur famille et en faisaient porter la responsabilité au peuple algérien et à son armée populaire de libération. Au niveau culturel, rares étaient les livres ou les films grand public qui évoquaient la question algérienne. La censure gaulliste interdisait la projection de nombreux films au prétexte du risque de « troubles à l’ordre public ». Les groupes d’extrême-droite s’activaient d’ailleurs à attaquer les salles qui osaient programmer certains films comme La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, RAS d’Yves Boisset, Avoir 20 ans dans les Aurès du regretté René Vautier, l’Opium et le bâton d’Ahmed Rachedi. Nous étions sans cesse mobilisé·es pour défendre la projection de ces films et nous nous heurtions fréquemment à cette occasion aux GUDards, aux militants d’Action Française, de l’Oeuvre française ou aux ex d’Occident (dissout en 68 et recyclé dans le GUD et Ordre Nouveau) par exemple6).
Au niveau des services d’ordre, nous passions énormément de temps à espionner les fachos, anticiper leurs déplacements sur les marchés parisiens, déjouer leurs attaques et leur administrer des raclées dès qu’on le pouvait. On était très loin de la dédiabolisation des Le Pen ! La résistance aux idées développées par l’extrême-droite était très vive dans la société. Les atrocités commises par les nazis pendant la guerre étaient rappelées par les rescapé·es des camps d’extermination et par les résistant·es encore vivant·es. Les résultats électoraux de l’extrême-droite étaient nuls. Il leur faudra attendre dix longues années et octobre 1983 à Dreux pour enregistrer leur premier succès électoral. Leur présence dans la jeunesse se limitait aux facs de droit de Paris et de Lyon. Ils ne pouvaient pas mettre un pied à la Sorbonne, à Jussieu ou à Censier, où l’extrême-gauche était hégémonique ! On leur faisait peur et on ne voulait pas leur laisser un pouce d’existence politique.
Début 1973, Ordre Nouveau lance une campagne xénophobe contre « l’immigration sauvage » et prévoit d’organiser un meeting le 21 juin à la Mutualité à Paris. Il était courant à l’époque d’organiser des contre-manifestations pour interdire par l’action directe et collective les meetings fascistes, ce qui pouvait déboucher sur de l’affrontement physique. Comment cela se discute et s’organise cette fois-ci et comment se déroule l’opération le jour-même ?
En ce début de 1973 l’extrême droite est divisée entre plusieurs stratégies. Le Front National n’a que quelques mois d’existence. Sollicité par les militants du GUD et d’Ordre Nouveau, Jean-Marie Le Pen en prend la direction.
1) Durant cette période de construction du FN et de son élargissement, la propagande et l’agitation seront assumées par Ordre nouveau et le GUD en organisant une campagne raciste « Halte à l’immigration sauvage » avec comme point d’orgue un meeting à la Mutualité. À la tribune de ce ramassis d’ordures étaient invités des pétainistes comme François Lehideux, Roland Gaucher ou l’ex Waffen-SS Léon Gaultier, ces deux derniers ayant cofondé le Front national ! Les fachos savaient pertinemment que la gauche révolutionnaire réagirait à la hauteur de la provocation. Les attaques et agressions individuelles contre des foyers ou des travailleur·euses immigré·es se multipliaient en région PACA et en région parisienne7).
2) Dans une stratégie d’évitement permanent, les organisations réformistes et les syndicats faisaient le dos rond, regardaient ailleurs et n’ont pas appelé pas à la mobilisation. Toujours le même discours « il ne faut pas leur faire de publicité », « ils ne représentent rien », « les gens détestent la violence », etc.
Il n’y aura donc qu’une partie de la gauche révolutionnaire qui appellera à une manifestation pour faire taire les fachos : LCR, Révolution, et le PCMLF. Le 21 juin, nos services d’ordre qui travaillaient de façon unitaire étaient prêts : dépôts de matériel le long du parcours, confection de cocktails Molotov et acheminements, partage des tâches, etc.
En 2 ou 3 minutes nous nous retrouvions à 5 000 militant·es, pour une bonne part casqué·es, au métro Censier-Daubenton… c’était magique ! Jusqu’à la place Monge, nous remontions les colonnes de flics qui avaient planté là leurs cars et une partie de leur matos. Des militant·es exhibaient des trophées pris à l’ennemi : mousquetons, boucliers, etc. Les affrontements avec la police furent assez brefs, mais très violents. Pour en juger, il suffit de consulter sur le site de l’INA les rares images de la manifestation.
Vidéo : Manifestation Quartier latin
3) Nous ne sommes pas entré·es dans la Mutualité alors que c’était notre objectif initial et que nous en avions largement les moyens. Pourquoi ? Peur de commettre « l’irréparable » et d’avoir des morts à gérer politiquement ? Saturation de lacrymos ? Peut-être. C’est encore une question que je me pose parfois. Toujours est-il que la manifestation scindée en deux continuait son bout de chemin jusqu’au local d’Ordre nouveau, rue des Lombards, qui fut défoncé, et ses occupants contraints de fuir par les toits. Des échauffourées continuaient ça et là mettant en difficulté une compagnie de voltigeurs freinés par de l’huile de vidange répandue sur la chaussée !
Une semaine après cette nuit d’affrontement, le gouvernement annonce la dissolution d’Ordre Nouveau mais aussi de la Ligue communiste. Des leaders de la Ligue Communiste sont recherchés et arrêtés par la police. Certains d’entre eux, comme Alain Krivine, parleront du 21 juin comme d’un piège tendu par le pouvoir dans lequel les militant·es antifascistes seraient tombé·es. Qu’en penses-tu et quelles leçons ont pu être tirées de ce moment ? Est-ce que ce fut un tournant dans la stratégie et la tactique développées pour lutter contre l’extrême-droite ?
Le lendemain par la radio nous apprenions le nombre de militant·es arrêté·es, la perquisition du local de la Ligue et les menaces de dissolution. Notre solidarité active avec les camarades de la LC était totale, et nous avons mis toutes nos forces pour aider à la parution rapide de leur journal Rouge qui fit rapidement l’objet de diffusions unitaires publiques. Toute l’extrême-gauche radicale était dans le collimateur des flics et du pouvoir, notamment les camarades des services d’ordre et responsables politiques identifiés qui avaient déserté leurs adresses connues. Pour beaucoup d’entre nous, cette période de cache-cache avec la police et d’affrontement avec l’appareil répressif de l’État était une aubaine : nos organisations recrutaient, ce qui donnait raison à celles et ceux qui avaient défendu la ligne de l’affrontement avec Ordre Nouveau et la police qui les protégeait.
Les dissolutions de la LCR et d’Ordre Nouveau furent prononcées en conseil des ministres une semaine après les faits, provoquant chez les trotskistes un vif débat interne, dont les répercussions sur le rapport à la violence minoritaire, le rôle des services d’ordre, et le militantisme antifasciste se font ressentir encore jusqu’à aujourd’hui. Un tas de prétextes ont été avancés – cette histoire de “piège du pouvoir” en fait partie – par des dirigeant·es de la Ligue Communiste qui n’assumait plus sa ligne initiale, afin de déresponsabiliser l’organisation de ce qui s’est passé le 21 juin.
En ce qui concerne la répression, le pouvoir a choisi de ne taper que sur le gros du morceau et s’est concentré sur la Ligue Communiste sans s’attaquer aux autres organisations à l’initiative. Face à cela, la Ligue recevra un large soutien de la gauche, dont certains, notamment le PCF, refuseront toutefois que cela leur serve de tribune. Vinrent alors au sein de la LCR et de la Quatrième Internationale une série d’autocritiques a posteriori et de mises en cause des militant·es en particulier de la direction du service d’ordre taxés d’aventuristes et une révision totale de la stratégie de lutte contre le fascisme et la question de l’emploi de la violence révolutionnaire dans les mobilisations. Un cycle ouvert en 1968 était en train de se conclure en ce 21 juin 1973 !
Ce qui me semble important d’affirmer, à l’inverse de la réaction d’une large partie des dirigeant·es d’extrême-gauche de l’époque, c’est que cette nuit d’affrontements ne fut en aucun cas une erreur ou une bavure : c’était le produit de l’orientation politique d’une large frange du camp révolutionnaire de l’époque. Il est bien dommage que les autocritiques en aient sonné le glas, bien que l’on ait continué quelque temps à Révo, contrairement à la LCR. La dissolution et les quelques semaines de prison auront suffi aux dirigeant·es de cette dernière pour amorcer une bifurcation stratégique vers une ligne front unique ouvrier électoraliste assez pathétique après tout ce qu’on avait vécu au cours de ces cinq années. La peste brune ne s’écrasait plus dans l’œuf… et continuait à s’organiser tranquillement, à l’abri de nos mobilisations qui ne furent plus que des gesticulations d’opérettes.
Il faudra attendre 17 longues années avec l’appel des 250 en 1990 et la mise en place des comités Ras l’Front pour relancer une activité antifasciste nationale conséquente !
Pour conclure cet interview, je voudrais dire que je ne regrette absolument pas d’avoir jusqu’à aujourd’hui défendu la position qu’il fallait prendre nos responsabilités le 21 juin 73. Ce qui m’horripile le plus, c’est la perte de repères – y compris dans nos rangs de militant·es – de celles et ceux qui sous-estiment le danger fasciste en mettant à égalité le pouvoir autoritaire de la bourgeoisie, incarné par Macron ou Darmanin aujourd’hui, avec la catastrophe que constituerait l’arrivée des fachos comme Le Pen au pouvoir sous quelque forme que ce soit ! C’est là qu’on mesure les dégâts de la dédiabolisation et de la passivité qui l’a accompagnée.
Propos recueillis par Erwan, Marseille
Notes
↑1 | Révolution ! est une organisation née d’une scission de la Ligue Communiste en 1971 |
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↑2 | Confédération Française Démocratique du Travail, syndicat issu de la déconfessionalisation de la chrétienne CFTC à l’après-guerre, qui était après 68 à tendance autogestionnaire et ainsi investie par de nombreux militant·es révolutionnaires. La plupart furent exclus à partir du milieu des années 1970 suite à une politique de “recentrage” menée par la direction qui souhaitait participer à la reconstruction du Parti Socialiste et contrebalancer le couple PCF/CGT. |
↑3 | Mouvement de libération nationale employant l’action directe et la guérilla urbaine dans les années 1960 et 1970 avant de se tourner vers une stratégie plus légaliste jusqu’à aujourd’hui. Lire à ce propos, sur les conseils de l’interviewé, Nous, les tupamaros, de Régis Debray (1971). |
↑4 | Le MIR – Movimiento de Izquierda Revolucionaria (Mouvement de la gauche révolutionnaire en espagnol) – est un parti marxiste-léniniste chilien. |
↑5 | L’ETA (pour Euskadi ta Askatasuna, Pays basque et liberté en basque) est une organisation indépendantiste basque d’inspiration marxiste-léniniste qui a longtemps combattu le régime franquiste en Espagne, pratiquant notamment la lutte armée. |
↑6 | ]Sur les groupes fascistes à l’origine du Front National, lire la série d’articles de Jean-Paul-Gautier “Aux origines du RN“ publiée par la revue Contretemps (2021 |
↑7 | Sur les vagues de crimes racistes à cette époque, lire le roman de Dominique Manotti Marseille 73 (2020) mais aussi l’ouvrage de Rachida Brahim, La race tue deux fois (2021 |
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