Chers Amis,
Des événements gigantesques et terribles s’approchent avec une force implacable. L’humanité vit dans l’attente de la guerre, qui naturellement entraînera dans son tourbillon les pays coloniaux et aura une signification vitale pour leur destinée. Les agents du gouvernement britannique présentent les choses comme si la guerre allait être menée pour les principes de la « démocratie » qu’il faut sauver du fascisme. Tous les peuples doivent se rallier aux gouvernements « pacifiques » et « démocratiques » pour repousser les agresseurs fascistes. Alors la démocratie sera sauvée et la paix établie pour toujours. Cet évangile repose sur un mensonge délibéré. Si le gouvernement britannique était réellement intéressé à l’épanouissement de la démocratie, alors il a une occasion très simple de le démontrer : qu’il donne la liberté complète à l’Inde. Le droit à l’indépendance nationale est un des droits démocratiques élémentaires. Mais en réalité, le gouvernement de Londres est prêt à céder toutes les démocraties de la terre en échange d’un dixième de ses colonies.
Si le peuple hindou ne veut pas rester esclave pour toujours, alors il doit combattre et rejeter ces faux prédicateurs qui disent que le fascisme est le seul ennemi du peuple. Hitler et Mussolini sont, sans aucun doute, les pires ennemis des travailleurs et des opprimés. Ce sont des bourreaux sanglants animés de la plus grande haine contre les travailleurs et les opprimés du monde. Mais ils sont avant tout les ennemis du peuple allemand et italien sur le dos desquels ils sont assis. Les classes et les peuples opprimés doivent chercher — comme nous l’ont enseigné Marx, Engels, Lénine et Liebknecht — leur ennemi principal dans leur propre pays, représenté par leurs propres exploiteurs et oppresseurs. Dans l’Inde, cet ennemi est avant tout la bourgeoisie britannique. Le renversement de l’impérialisme britannique serait un coup terrible contre tous les oppresseurs, y compris les dictateurs fascistes. A la longue, les impérialismes se distinguent l’un de l’autre, non point par l’essence, mais par la forme. L’impérialisme allemand, dépourvu de colonies, se pare du terrible masque du fascisme avec les crocs poussés en avant. L’impérialisme anglais gorgé, puisqu’il possède d’immenses colonies, cache ses crocs derrière le masque de la démocratie. Mais cette démocratie n’existe que pour le centre métropolitain, pour 45.000.000 d’âmes ou plus exactement pour la bourgeoisie dominante dans le centre métropolitain. L’Inde est dépourvue non seulement de démocratie, mais encore du droit le plus élémentaire, celui d’indépendance nationale. La démocratie impérialiste, c’est cette démocratie des propriétaires d’esclaves, nourrie avec le sang vivant des colonies. Mais l’Inde cherche sa propre démocratie et non à servir d’engrais aux propriétaires d’esclaves.
Ceux qui désirent en finir avec le fascisme, la réaction et toutes les formes d’oppression, doivent renverser l’impérialisme. Il n’y a pas d’autre voie. Cette tâche ne peut pourtant pas être réalisée par des méthodes pacifiques, par des négociations ou par des pétitions. Ces propriétaires d’esclaves n’ont jamais, au cours de l’histoire, libéré volontairement leurs esclaves. Seule, une lutte audacieuse et décidée du peuple de l’Inde pour son émancipation économique et nationale peut libérer l’Inde.
La bourgeoisie de l’Inde est incapable de conduire une lutte révolutionnaire. Elle est trop liée et dépend trop du capitalisme anglais. Elle tremble pour ses propres propriétés. Elle a peur des masses. Elle cherche des compromis avec l’impérialisme anglais à n’importe quel prix et trompe les masses de l’Inde avec des espoirs de réforme d’en haut. Le leader et le prophète de cette bourgeoisie est Gandhi. Un piètre leader et un faux prophète. Gandhi et ses princes ont développé la théorie que la position de l’Inde s’améliorera constamment, que ses libertés s’élargiront continuellement et que l’Inde deviendra un dominion sur la voie des réformes pacifiques. Toute cette perspective est fausse jusqu’en ses fondements. Le capitalisme ne fut capable de faire des concessions que dans sa période montante, tant que les exploiteurs pouvaient compter fermement avec la croissance continuelle de leur profit. Aujourd’hui, il ne peut même plus être question d’une telle chose. L’impérialisme mondial est sur son déclin. La condition de toutes les nations impérialistes devient chaque jour plus difficile, tandis que les contradictions entre elles s’aggravent de plus en plus. Des armements monstrueux dévorent une partie chaque fois grandissante des revenus nationaux. Les impérialistes ne peuvent plus faire de concessions sérieuses ni à leurs masses laborieuse, ni à leurs colonies. Au contraire, ils sont contraints d’établir une exploitation de plus en plus bestiale. C’est en cela précisément que s’exprime l’agonie mortelle du capitalisme. Pour garder ses colonies, ses marchés et ses concessions contre l’Allemagne, l’Italie et le Japon, le gouvernement de Londres est prêt à décimer des millions d’hommes. Est-il possible, sans qu’on perde complètement la raison, d’avoir le moindre espoir que cette oligarchie financière, rapace et sauvage libérera volontairement l’Inde ?
Il est vrai qu’un gouvernement du Parti soi-disant Travailliste peut remplacer le gouvernement conservateur. Mais cela ne changera rien. Le parti labouriste — comme le témoigne tout son programme passé et présent — ne se distingue en rien des Tories dans la question coloniale. Le Labour Party exprime en réalité non point les intérêts de la classe ouvrière, mais les intérêts de la bureaucratie ouvrière britannique, et des sommets aristocratiques de la classe ouvrière. C’est à cette couche que la bourgeoisie peut jeter des morceaux succulents parce qu’ils exploitent eux-mêmes sans pitié les colonies et par dessus tout l’Inde. La bureaucratie ouvrière britannique — dans le Labour Party comme dans les Trade Unions — est directement intéressé à l’exploitation des colonies. Elle n’a pas le moindre désir de penser à l’émancipation de l’Inde. Tous ces messieurs — Attlee, Citrine et compagnie — sont prêts à flétrir comme traîtres, comme une aide à Hitler et à Mussolini, le mouvement révolutionnaire du peuple de l’Inde, et à recourir à des mesures militaires pour le supprimer. La politique actuelle de l’Internationale Communiste ne lui est en aucune façon supérieure. Certes, il y a vingt ans, la IIIe Internationale (Internationale Communiste) fut fondée comme une véritable organisation révolutionnaire. Une de ses tâches les plus importantes fut la libération des peuples coloniaux. Cependant, il ne reste plus aujourd’hui que des souvenirs de ce programme. Les leaders de l’Internationale sont devenus depuis longtemps les simples instruments de la bureaucratie de Moscou qui étouffe les masses ouvrières soviétiques et qui s’est transformée en une nouvelle aristocratie. Sans doute, dans les rangs du Parti Communiste des différents pays, y compris l’Inde, se trouvent de nombreux travailleurs honnêtes, des étudiants, etc..., mais ce ne sont pas ceux-ci qui fixent la politique du Komintern. La parole décisive appartient au Kremlin qui est guidé non par les intérêts des opprimés, mais par ceux de la nouvelle aristocratie de l’U.R.S.S.
Pour l’amour d’une alliance avec les gouvernements impérialistes, Staline et sa clique ont renoncé au programme révolutionnaire de l’émancipation des colonies. Un des leaders du Komintern, Manouilsky, l’avoua ouvertement au dernier congrès du parti de Staline tenu au mois de mars de cette année à Moscou : « Les communistes mettent au premier plan la lutte pour l’auto-détermination des nationalités rendues esclaves par les gouvernements fascistes. Ils demandent l’auto-détermination de l’Autriche, des régions Sudètes, de la Corée, de Formose, de l’Abyssinie... » Et pour l’Inde, l’Indochine, l’Algérie et les autres colonies de l’Angleterre et de la France ? Voilà ce que répond le représentant du Komintern : « Les communistes demandent aux gouvernements impérialistes des Etats dits bourgeois démocratiques une amélioration immédiate (sic !) et rigoureuse (!) des standards de vie des masses laborieuses des colonies et la cession de larges droits démocratiques aux colonies. » (Pravda, n° 70 du 12 mars 1939). En d’autres termes, en ce qui concerne les colonies de la France et de l’Angleterre, le Komintern est complètement passé sur les positions de Gandhi et la position conciliatrice de la bourgeoisie coloniale en général. Le Komintern a renoncé complètement à la lutte révolutionnaire pour l’indépendance de l’Inde. Il demande « à genoux » à l’impérialisme anglais qu’il cède des « libertés démocratiques » à l’Inde. Les mots d’une amélioration immédiate et rigoureuse des standards de vie des masses laborieuses des colonies ont un son particulièrement faux et cynique. Le capitalisme moderne, déclinant, gangrené, et en décomposition est de plus en plus contraint d’empirer la position des ouvriers dans le centre métropolitain lui-même. Comment peut-il alors améliorer la position des travailleurs dans les colonies dont il est obligé d’extraire toute la sève vitale pour pouvoir maintenir son propre état d’équilibre ? L’amélioration des conditions des masses laborieuses des colonies n’est possible que sur la voie du renversement total de l’impérialisme.
Mais le parti communiste est allé encore plus loin sur le chemin de la trahison. D’après Manouilsky, les communistes « subordonnent la réalisation de ce droit de sécession... dans l’intérêt de la défaite du fascisme ». Autrement dit, dans le cas d’une guerre entre l’Angleterre et la France au sujet des colonies, le peuple de l’Inde doit supporter ses actuels propriétaires d’esclaves, les impérialistes britanniques. C’est-à-dire qu’il doit verser son sang non pour sa propre émancipation, mais pour préserver la domination de la « city » sur l’Inde. Et ces canailles osent citer Marx et Lénine ! En vérité, leur maître et leader n’est point autre que Staline. Le chef d’une nouvelle aristocratie bureaucratique, le boucher du parti bochévique, l’étrangleur des ouvriers et des paysans.
Les staliniens couvrent leur politique de servitude envers les impérialismes anglais, français et américains avec la formule du « front populaire ». Quelle moquerie ! Le « front populaire » n’est que le nouveau nom d’une vieille politique qui repose sur la collaboration des classes, sur la coalition entre le prolétariat et la bourgeoisie. Dans toutes ces coalitions, la direction revient invariablement aux mains de l’aile droite, c’est-à-dire aux mains de la classe possédante. La bourgeoisie indienne, comme il a été établi, ne désire que la négociation pacifique et non la lutte. La coalition avec la bourgeoisie mène le prolétariat à la négation de sa lutte contre l’impérialisme. La politique de coalition implique le piétinement sur place, la temporisation, les faux espoirs, le fourvoiement dans des intrigues et des manœuvres creuses. A la suite d’une telle politique, la désillusion s’empare inévitablement des masses ouvrières, les paysans tournent le dos au prolétariat et tombent dans l’apathie. La révolution allemande, la révolution autrichienne, la révolution chinoise et la révolution espagnole ont toutes succombé, comme conséquence de la politique de coalition [1]. Exactement le même danger menace la révolution de l’Inde, où les staliniens mettent en travers, sous le déguisement du « front populaire », une politique de subordination du prolétariat à la bourgeoisie. Elle signifie dans l’action le rejet de la lutte pour le pouvoir, le rejet de la révolution, le rejet du programme agraire révolutionnaire, le rejet de l’armement des travailleurs.
Dans le cas où la bourgeoisie de l’Inde se trouve elle-même obligée à faire le moindre pas sur le chemin de la lutte contre la domination arbitraire de la Grande-Bretagne, le prolétariat soutiendra naturellement un tel pas. Mais il le soutiendra avec ses propres méthodes : meetings de masse, mots d’ordre audacieux, grèves, démonstration et actions de combat plus décisives, dépendantes du rapport des forces et des circonstances. Précisément, pour faire cela, le prolétariat a besoin d’avoir les mains libres. L’indépendance complète envers la bourgeoisie est indispensable au prolétariat par dessus tout pour qu’il puisse exercer une influence sur la paysannerie, la masse prédominante de la population de l’Inde. Seul, le prolétariat est capable de mettre en avant un audacieux programme agraire révolutionnaire, de soulever et de rassembler des dizaines de millions de paysans et de les conduire dans la lutte contre les oppresseurs indigènes et l’impérialisme britannique. L’alliance des travailleurs et des paysans pauvres est la seule alliance honnête et digne de confiance qui puisse assurer la victoire finale de la révolution de l’Inde. Tous les problèmes du temps de paix conserveront leurs forces en temps de guerre, mais ils auront un caractère beaucoup plus tranchant. Tout d’abord l’exploitation des colonies sera grandement intensifiée. Les centres métropolitains ne tireront pas seulement des aliments et des matières premières des colonies, mais encore ils mobiliseront un grand nombre d’esclaves coloniaux qui devront se faire tuer sur les champs de Bataille de leurs maîtres. Pendant que la bourgeoisie coloniale aura le museau profondément enfoncé dans les commandes de guerre, elle renoncera à l’opposition au nom du patriotisme et des profits. Gandhi est déjà en train de préparer le terrain pour une telle politique. Ces messieurs continueront à battre le tambour : « Nous devons attendre patiemment la fin de la guerre et alors Londres nous récompensera pour l’assistance que nous lui avons donnée ». En réalité, les impérialistes redoubleront et tripleront l’exploitation des travailleurs, aussi bien dans la métropole que dans les colonies, et surtout dans ces dernières, pour restaurer le pays après le carnage et la dévastation de la guerre. Dans ces circonstances, ni de nouvelles réformes sociales dans les centres métropolitains, ni de concessions de liberté aux colonies. De doubles chaînes d’esclavage, telle sera la conséquence inévitable de la guerre, si les masses de l’Inde suivent la politique de Gandhi, des staliniens et de leurs amis.
Pourtant, la guerre peut apporter à l’Inde, aussi bien qu’à d’autres colonies, non pas un redoublement d’esclavage, mais au contraire une liberté complète, à condition toutefois de mener une juste politique révolutionnaire. Le peuple de l’Inde doit dès le début dissocier son destin de celui de l’impérialisme britannique : les oppresseurs et les opprimés sont des deux côtés opposés des tranchées. Aucune aide, quelle qu’elle soit, aux propriétaires d’esclaves ! Au contraire, il faut utiliser les immenses difficultés que la guerre apportera pour asséner un coup mortel à toutes les classes dirigeantes. C’est de cette manière que les classes et les peuples devraient agir dans tous les pays, sans tenir compte de ce que ces messieurs les impérialistes portent le masque démocratique ou le masque fasciste.
Pour réaliser une telle politique, un parti révolutionnaire, qui s’appuie sur l’avant-garde du prolétariat est nécessaire. Un tel parti n’existe pas dans l’Inde. La IVe Internationale offre à ce parti son programme, son expérience, sa collaboration. Les conditions fondamentales pour un tel parti sont : indépendance complète envers la démocratie impérialiste, indépendance complète envers la IIe et la IIIe Internationale, indépendance complète envers la bourgeoisie nationale de l’Inde.
Des sections de la IVe Internationale existent en nombre de pays coloniaux et semi-coloniaux et elles y font des progrès heureux. La première place est indiscutablement tenue par notre section de l’Indochine française, qui mène un combat irréconciliable contre l’impérialisme français et contre les mystifications du « front populaire ». Les leaders staliniens, écrit le journal des travailleurs de Saïgon (La Lutte du 7 avril), ont fait un autre pas sur le chemin de la trahison. Jetant leur masque révolutionnaire, ils sont devenus les champions de l’impérialisme et parlent ouvertement contre l’émancipation des peuples opprimés. Grâce à leur audacieuse politique révolutionnaire, les prolétaires de Saïgon, membres de la IVe Internationale, ont obtenu une brillante victoire sur le bloc du parti dominant et des staliniens, aux élections du conseil colonial tenu au mois d’avril de cette année.
Exactement la même politique doit être suivie par les ouvriers avancés de l’Inde britannique. Nous devons rejeter les faux espoirs et repousser les faux amis. Nous ne devons avoir confiance qu’en nous-mêmes, qu’en nos propres forces révolutionnaires. La lutte pour l’indépendance nationale, pour une république indépendante indienne est indissolublement liée à la révolution agraire, à la nationalisation des banques et des trusts, à plusieurs autres mesures économiques tendant à élever le standard de vie du pays et à faire des masses laborieuses les maîtres de leurs propres destinées. Seul le prolétariat, allié à la paysannerie est capable d’exécuter ses tâches.
Dans sa phase initiale, le parti révolutionnaire formera sans doute une petite minorité. Cependant, contrairement aux autres partis, il rendra un compte clair de la situation, et marchera sans crainte vers son grand but. Il est indispensable d’établir dans toutes les villes et centres industriels des groupes de travailleurs se plaçant sous les drapeaux de la IVe Internationale. Seuls, les intellectuels qui sont complètement passés du côté du prolétariat pourront être admis dans ces groupes. Étrangers au sectarisme qui se replie sur lui-même, les ouvriers marxistes révolutionnaires doivent participer activement au travail des syndicats, des sociétés éducatives, du Parti Socialiste du Congrès et en général de toutes les organisations de masse. Partout, ils restent comme extrême aile gauche, partout, ils donnent l’exemple du courage dans l’action, partout, ils expliquent leur programme d’une façon patiente et amicale aux travailleurs, paysans et intellectuels révolutionnaires. De grands événements viendront en aide aux bolcheviks-léninistes de l’Inde, révélant aux masses la justesse de leur voie. Le parti croîtra vite et se trempera au feu. Permettez-moi d’exprimer mon ferme espoir que la lutte révolutionnaire pour l’émancipation de l’Inde se déploiera sous le drapeau de la IVe Internationale.
Coyoacán, Mexico, 25 juillet 1939.
Léon Trotsky.