En visite officielle à Pékin, au mois de mai, le président érythréen, Isaias Afwerki, a évoqué avec émotion le souvenir de sa formation militaire dans le pays, en 1967 – un an à peine après le début de la Grande Révolution culturelle.
Cette expérience l’avait ensuite grandement aidé à piloter la lutte pour l’indépendance de l’Érythrée, conquise en 1993, après trente années de combat.
“Afwerki reste très attaché à la Chine, et ses méthodes de gouvernement, tant sur la scène nationale qu’internationale, s’inspirent de ses dizaines d’années d’expérience en tant que chef de guérilla, et de son interprétation personnelle du maoïsme”, affirmait, en 2009, une note diplomatique confidentielle de l’ambassade américaine en Érythrée, publiée par un lanceur d’alerte sur la plateforme WikiLeaks.
“Le peuple érythréen n’oubliera jamais le précieux soutien moral et logistique du peuple chinois dans la lutte pour l’indépendance et la libération de notre pays”, a assuré Afwerki lors d’une entrevue avec Xi Jinping au printemps. Le président chinois, lui, a salué “un vieil ami de la Chine”.
Outre le chef d’État érythréen, plusieurs dizaines de dirigeants africains, anciens et actuels, ont fréquenté les bancs des écoles militaires chinoises, notamment l’Académie militaire de l’Armée populaire de libération (APL), à Nankin – destination numéro un des recrues africaines en formation.
L’académie militaire de Nankin, destination de premier plan
L’établissement a également formé le président zimbabwéen, Emmerson Mnangagwa, qui a pris la tête de l’État par un putsch en novembre 2017, chassant ainsi Robert Mugabe, au pouvoir depuis de nombreuses années. Il faisait partie de l’élite militaire formée à Nankin et a joué un rôle central dans la lutte pour la libération de son pays.
D’après l’Institut américain pour la paix (Usip), de nombreux Africains ont fait leurs classes à l’Académie militaire de l’APL, parmi lesquels dix chefs d’état-major, huit ministres de la Défense et quatre anciens présidents : Laurent-Désiré Kabila, de République démocratique du Congo, João Bernardo Vieira, de Guinée-Bissau, Sam Nujoma, de Namibie, et Jakaya Kikwete, de Tanzanie.
Parmi les anciens élèves de l’établissement figurent aussi de nombreux militaires mozambicains, notamment le général Lagos Lidimo – le chef d’état-major resté le plus longtemps en poste –, mais également des officiers ougandais comme le major général Fred Mugisha, qui a dirigé la Mission de l’Union africaine en Somalie de 2009 à 2011, avant de devenir chef d’état-major des armées dans son pays.
L’académie de Nankin, qui est l’une des plus réputées de Chine, a fait de l’Empire du milieu une destination de premier plan pour les soldats africains, de plus en plus nombreux à fréquenter ses bancs.
Le Collège international d’études de la défense (ICDS) de l’APL, une autre école militaire, accueille quant à lui près de 50 % d’étudiants africains dans certaines promotions, et la Faculté de défense nationale de l’APL (PLA NDU) reçoit chaque année plusieurs centaines d’officiers africains.
Une priorité absolue
D’après un rapport de l’Usip sur la formation des armées africaines par la Chine, paru [au mois de juillet], la PLA NDU a elle aussi vu passer de nombreux Africains éminents, parmi lesquels Joseph Kabila, l’ancien président de la République démocratique du Congo, et le général David Muhoozi, ancien chef d’état-major des armées ougandaises et actuel ministre des Affaires intérieures. Depuis 2015, l’Éthiopie y envoie aussi régulièrement ses officiers qui seront bientôt nommés généraux, afin de parfaire leur formation.
À en croire cette même enquête, avant la crise du Covid-19, la Chine attirait des milliers d’officiers africains dans ses écoles militaires, séduits par la vaste campagne de promotion orchestrée par le gouvernement.
À cette époque, sur les près de 100 000 offres de formation mises à disposition des pays africains tous les trois ans via le Forum pour la coopération sino-africaine (Focac), environ 6 000, soit 6 %, concernaient le secteur militaire, d’après Paul Nantulya, spécialiste de la Chine au Centre d’études stratégiques pour l’Afrique de Washington, et auteur du rapport.
Mais la pandémie a mis un frein à ces échanges. Face à l’incertitude causée par la crise sanitaire, le Focac a décidé, lors de son édition 2021, de réduire le nombre de places de formation à 10 000.
Toujours d’après les informations de l’Usip, plusieurs diplomates chinois laissent entendre que l’offre devrait revenir à la normale “aussi vite que possible”. Durant sa tournée africaine en janvier, au cours de laquelle il s’est rendu dans cinq pays, Qin Gang, alors ministre des Affaires étrangères, a annoncé que Pékin avait fixé “l’accélération de la promotion des échanges entre citoyens chinois et africains, notamment dans le secteur de la formation militaire”, comme l’une de ses priorités absolues.
Le retard chinois face au déploiement américain
En termes de présence militaire en Afrique, les Chinois restent cependant loin derrière leurs homologues occidentaux, à presque tous les niveaux, tempère Paul Nantulya. Washington, Londres et Paris disposent chacun d’au moins 50 attachés de défense sur le continent, contre 21 pour Pékin. Les Occidentaux disposent par ailleurs de plus de 50 bases et autres infrastructures sur place – à eux seuls, les États-Unis totalisent 27 avant-postes militaires –, alors que les Chinois n’en ont qu’une seule [à Djibouti].
Pour ce qui est de la formation militaire, l’Empire du milieu est également moins bien implanté sur le terrain. À eux trois, la France, les États-Unis et le Royaume-Uni mènent une quarantaine de programmes annuels avec des établissements spécialisés dans la défense, alors que les instructeurs chinois de l’APL et leurs “missions d’entraînement” ne sont officiellement présents que dans deux pays africains, le Zimbabwe et la Tanzanie – si l’on en croit les données accessibles au public.
Selon Paul Nantulya, Pékin offre toutefois beaucoup plus de bourses d’étude que les pays occidentaux, et les armées africaines y sont particulièrement sensibles.
“Dans les écoles militaires chinoises, les dossiers des officiers africains ne sont pas soumis aux mêmes enquêtes que dans les académies occidentales.”
Si les États-Unis, l’Inde et l’Union européenne, entre autres, préfèrent former les soldats africains directement sur leur sol, c’est parce qu’ils estiment cela plus rentable, explique Lina Benabdallah, maîtresse de conférences en sciences politiques et affaires internationales à l’université de Wake Forest [en Caroline du Nord] et spécialiste des relations sino-africaines.
“Dépêcher une équipe d’instructeurs en Afrique pour dispenser une formation sur place coûte bien moins cher que de faire venir des centaines d’officiers africains, nourris et logés, aux États-Unis, détaille-t-elle. Et bien sûr, c’est aussi l’occasion d’apprendre à connaître le terrain local.”
Sur les droits humains, une alternative moins regardante
Mais en invitant chez eux des soldats africains, les Chinois “entretiennent également leur influence diplomatique”. Ces officiers profitent de leur séjour pour visiter le pays, découvrir les infrastructures locales, les écoles du parti et les bases militaires, et rencontrent ainsi beaucoup plus d’interlocuteurs que si cinq formateurs chinois faisaient le déplacement jusqu’en Afrique.
La pandémie de Covid-19 avait pratiquement mis à l’arrêt les formations militaires en Chine, mais les gouvernements africains profitent pleinement du retour à la normale, souligne David Shinn, spécialiste des relations internationales à l’université George Washington [aux États-Unis].
“La Chine fait de plus en plus souvent figure d’alternative aux Occidentaux pour l’instruction militaire”, analyse-t-il. Et comme le matériel chinois se généralise dans les armées africaines, il paraît logique de se former avec ces mêmes outils.
“Comme les Occidentaux avant eux, les Chinois se sont rendu compte qu’ils avaient tout intérêt à dispenser ces formations. Elles permettent de resserrer les liens entre les soldats des deux pays et de renforcer l’influence de Pékin sur le continent africain.”
Selon David Shinn, un autre facteur fait également pencher la balance en faveur des Chinois : leurs instructeurs ne sermonnent pas les officiers africains sur la nécessité d’assurer un contrôle civil de l’armée et d’éviter les violations des droits humains.
Ces formations permettent aux dirigeants chinois de montrer à leurs homologues africains un autre modèle politique et économique, dans l’espoir qu’il trouvera sa place chez eux. C’est aussi l’occasion de faire connaître le matériel chinois et de décrocher d’éventuels contrats par la suite. “Par ailleurs, des soldats mieux formés, et ayant été au contact de la Chine, seront plus enclins à défendre les ressortissants et les intérêts chinois en Afrique”, souligne-t-il.
Gouvernance militaire
Pékin a bien compris que la formation et la coopération militaires constituaient des piliers indispensables de son expansion sur le continent africain, déclare Ngboawaji Daniel Nte, chercheur spécialisé dans le renseignement et la sécurité à l’université Novena, au Nigeria. Et d’ajouter :
“La Chine tente d’exporter sa culture militaire et sa structure gouvernante en Afrique. Et cela passe notamment par le développement des programmes de formation à destination des soldats locaux.”
D’ailleurs, ces formations sont souvent moins coûteuses qu’en Occident, selon le Nigérian, qui conclut : “La plupart des gouvernements africains optent pour les écoles militaires chinoises pour des raisons financières, soucieux de ne pas rendre leur économie exsangue. Ces établissements offrent une formation quasiment identique à celle des Occidentaux, pour un coût bien moindre.”
À l’en croire, certains États d’Afrique font également ce choix car ils ont déjà contracté des dettes chinoises dans plusieurs domaines. D’autres encore espèrent signer ainsi de nouveaux accords avec Pékin et développer des programmes d’échange militaire avec l’Empire du milieu.
Jevans Nyabiage
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