Pékin fait de son mieux pour faire croire au monde que sa politique signifie que :
- Il n’y a qu’une seule Chine dans le monde ;
- Taïwan appartient à la Chine ;
- Le seul gouvernement représentatif de la Chine est la République populaire de Chine (RPC) ;
- Taïwan appartient à la RPC.
Taïwan a contesté le troisième et le quatrième point et nous devons tenir compte de son opinion. Bien que le régime du Kuomintang (KMT) ait perdu la Chine continentale au profit du Parti communiste chinois (PCC) en 1949 et se soit réfugié à Taïwan, il a maintenu sur l’île sa République de Chine (RC) et sa Constitution, revendiquant ainsi la Chine continentale. Le KMT a ainsi considéré son gouvernement comme étant le seul gouvernement chinois représentatif et légitime.
Pour sa part, le Parti démocrate progressiste (DPP) – au pouvoir à Taïwan en 2000-2008 et à nouveau pour deux mandats de 2016 jusqu’en 2024 – avait adopté une position en faveur de l’indépendance en 1992. Mais il n’a jamais pris de mesures pour la mettre en œuvre.
Interprétation des États-Unis
Quant aux États-Unis, ils « reconnaissent (je souligne) que tous les Chinois, de part et d’autre du détroit de Taïwan, soutiennent qu’il n’y a qu’une seule Chine et que Taïwan fait partie de la Chine. Le gouvernement américain ne conteste pas cette position. Il réaffirme son intérêt pour un règlement pacifique de la question de Taïwan par les Chinois eux-mêmes » (Communiqué de Shanghai de 1972).
Les États-Unis ont délibérément utilisé le terme « reconnaître », et non « admettre », tout en évitant de nommer quelque pays que ce soit, rendant ainsi la déclaration « Taïwan fait partie de la Chine » suffisamment vague pour continuer à explorer leurs intentions, à l’époque occultes, mais en développement. À ce moment-là, les États-Unis reconnaissaient encore le régime de la RC, mais commençaient déjà à envisager des relations plus étroites avec Pékin. En 1979, cela se concrétisera par l’établissement de liens diplomatiques formels avec la RPC aux dépens de la RC – déjà exclue des Nations unies à la fin de 1971. Les partisans de Pékin essaieront toujours de donner l’impression que l’établissement de liens diplomatiques officiels entre la RPC et les États-Unis implique que ces derniers reconnaissent également l’appartenance de Taïwan à la RPC, mais le communiqué de Shanghai de 1972 ne l’a jamais stipulé. Les États-Unis se sont opposés à l’indépendance de Taïwan (qui impliquerait de remplacer officiellement la RC par quelque chose comme la « République de Taïwan »), mais ils ont toujours manqué de clarté sur la question de savoir à quelle « Chine » Taïwan appartient, à la RPC ou à la RC. La reconnaissance de la RPC par les États-Unis en 1979 n’a pas plus changé la donne [1].
Il faut aussi souligner que Washington reconnaît la RPC comme le seul gouvernement légitime de la Chine et décourage le droit du peuple taïwanais à l’autodétermination. Washington a modifié son approche des relations entre les deux rives du détroit, mais n’a pas encore changé de manière substantielle sa politique à l’égard de Taïwan.
Le « consensus de 1992 »
Le Livre blanc s’en prend au gouvernement taïwanais du DPP : « Il refuse d’accepter le principe d’une seule Chine, déforme et nie le “consensus de 1992”, affirme que “la République de Chine et la République populaire de Chine ne sont pas subordonnées l’une à l’autre” et met en avant de manière flagrante la “nouvelle théorie des deux États”. »
Le « consensus de 1992 » fait ici référence à la conclusion des pourparlers entre Pékin et le gouvernement KMT de Taipei en 1992, avec un accord verbal entre les deux parties selon lequel « les deux rives du détroit » appartiennent à la « Chine » mais « conviennent de ne pas être d’accord » sur l’interprétation du terme « Chine » (RPC ou RC). De toute évidence, cela implique qu’en fait, les deux rives du détroit « ne sont pas subordonnées l’une à l’autre » [2]. Il est donc étrange de lire que le Livre blanc accuse Taïwan à ce sujet. En outre, quels que soient les propos tenus par tel ou tel chef d’État taïwanais sur les relations entre les deux rives du détroit et qui ont agacé Pékin, le gouvernement taïwanais continue de respecter la Constitution de la RC, ce qui signifie qu’il n’a pas du tout rompu son engagement en faveur de la « politique d’une seule Chine ». Pékin ne fait que brouiller les pistes en se repentant de ce qui avait été reconnu en 1992.
En outre, l’interprétation du « consensus de 1992 » par le document contredit ce que le plus haut dirigeant de Pékin a dit un jour à M. Bush. En 2008, lorsque les présidents chinois et américain ont eu des entretiens téléphoniques sur Taïwan, le président chinois de l’époque, Hu Jintao, a déclaré : « la Chine a toujours soutenu que la Chine continentale et Taïwan devaient rétablir les consultations et les pourparlers sur la base du “consensus de 1992”, selon lequel les deux parties reconnaissent qu’il n’y a qu’une seule Chine, mais conviennent de diverger quant à sa définition. » [3]
Si Pékin cherche à semer la confusion dans le monde, c’est parce qu’il ne se contente pas de s’opposer à l’indépendance de Taïwan, mais qu’il est également désireux d’éliminer complètement la RC afin de pouvoir régner sur le peuple taïwanais. Il y a trente ans, alors qu’il était beaucoup moins sûr de lui qu’aujourd’hui, Pékin était moins agressif à l’égard de Taïwan. Aujourd’hui, Xi Jinping n’a plus la patience d’attendre des négociations pacifiques. Il pourrait bientôt exiger que Taïwan s’assoit pour négocier, tout en brandissant la menace d’une unification armée. C’est pourquoi Xi se montre de plus en plus dur à l’égard de Taïwan. Et c’est la raison pour laquelle le Livre blanc poursuit toujours sa promotion effrontée du dispositif « un pays, deux systèmes » auprès de Taïwan, même si ce dernier a fait faillite sur le plan politique après la répression par Pékin de l’autonomie de Hong Kong à partir de 2020. Il ne se soucie plus de « gagner le cœur du peuple taïwanais », il veut seulement instiller la peur dans le cœur de ce dernier. Ce niveau d’arrogance et d’agressivité non seulement contrarie les 23 millions de Taïwanais, niant leurs droits démocratiques à décider de leur propre sort, mais condamne également de plus en plus le KMT – le seul grand parti de Taïwan qui soit tendre avec Pékin – à l’impopularité dans son pays, réduisant ainsi les propres options de Pékin. Si Pékin n’y voit pas d’inconvénient, c’est uniquement parce qu’il a décidé d’intimider Taïwan. En résumé, au cours des dix dernières années, c’est toujours la position belliqueuse de Xi qui a créé davantage de tensions de part et d’autre du détroit.
Évolution du Parti démocrate progressiste taïwanais
Le programme du DPP de 1991 comprenait la demande d’une république indépendante de Taïwan par le biais d’un référendum. Il a également qualifié d’obsolète la Constitution de la RC qui revendique la juridiction sur la partie continentale du pays.
Alors que le DPP a remporté quatre élections présidentielles au sein de la ROC, aucun de ses présidents n’a jamais mis en œuvre son programme d’organisation d’un référendum sur l’indépendance. En fait, le parti a réinterprété son programme d’indépendance de Taïwan à de multiples reprises, passant d’une indépendance « de jure » à une position d’indépendance « de facto », c’est-à-dire en acceptant la Constitution de la RC et en maintenant la RC en tant qu’entité politique distincte de la RPC. En agissant de la sorte, le DPP fait un compromis non seulement en réponse à la pression de Pékin, mais avant tout à celle de Washington. Il s’agit aussi pratiquement d’une position de maintien du statu quo, qui bénéficie encore du soutien de plus de la moitié de la population.
Le programme impérial de Pékin
Le Livre blanc justifie sa prétention à l’égard de Taïwan en citant la Déclaration du Caire de 1943, émise par la Chine du Kuomintang, les États-Unis et le Royaume-Uni : « tous les territoires que le Japon avait volés en Chine, comme la Mandchourie, Formose et les Pescadores, seront restitués à la République de Chine ». Pour être politiquement correct, il a changé le nom des territoires susmentionnés en « Chine du Nord-Est, Taïwan et les îles Penghu ». Mais il a commis une grave erreur politique en citant ce document pour justifier sa revendication sur Taïwan. Pékin ne prétend-il pas être un régime « socialiste » ? Pourquoi s’appuie-t-il sur l’autorité d’un accord signé entre les impérialistes Roosevelt et Churchill, d’une part, et Tchang Kaï-chek, le bourreau du PCC, d’autre part ? Quel régime socialiste respecte les puissances impérialistes qui se partagent le monde, alors même qu’elles ont accepté de restituer à Tchang les territoires occupés par le Japon pour inciter ce dernier à redoubler d’ardeur dans la guerre ? Toutefois, son caractère incorrect ne s’arrête pas là. Le Livre blanc contient implicitement un principe fondateur de la RPC qui viole le principe fondamental du socialisme, à savoir qu’elle se considère comme successeur naturel du régime KMT, qui a fait de même en ce qui concerne la dynastie Qing. Ce n’est rien d’autre que la doctrine de la construction d’empire et de l’impérialisme, même lorsque la Chine du KMT était dominée par l’impérialisme occidental.
Il n’est pas étonnant que, au début des années 1940, le PCC ait déjà abandonné sa position initiale (conforme à la pratique des bolcheviks) de soutenir l’autodétermination des minorités en Chine, comme les Tibétains et les Ouïghours. La récente revendication de Pékin concernant la ligne des neuf points dans la mer de Chine du Sud suit la même logique : « nous devons faire aboutir toutes les revendications territoriales du régime KMT », quelle que soit la fragilité des revendications du KMT. Ce type de position réactionnaire suffit à disqualifier le PCC en tant que représentant légitime du peuple chinois. Avant de parler de la « tâche sacrée de l’unification de tous les Chinois », il faudrait d’abord parler de la reconstruction d’une Chine pleinement démocratique et respectueuse du droit à l’autodétermination de ses minorités. C’est la seule façon de sauver la Chine d’une guerre inutile.
L’histoire de la politique d’une « Chine unique » nous aide également à comprendre une chose : si l’interprétation de Pékin a été acceptée par de nombreux gouvernements dans le monde, c’est uniquement sur la base de leur perception politique, à savoir leur reconnaissance de la RPC en tant qu’unique représentant légitime de la Chine. Mais en soit, cela n’est pas aussi solide qu’un roc. L’admission de la RPC à l’ONU en 1971, au détriment de la RC, n’était à son tour que le résultat d’un changement de perception des deux républiques par les États membres. Alors que la position de Washington était destinée à servir son propre agenda impérial, les autres gouvernements ayant adopté une position similaire à ce moment-là pouvaient être convaincus que la RPC était progressiste (voire « socialiste ») et que la RC, sous l’égide du KMT, était réactionnaire.
Cinquante ans se sont écoulés depuis. Si les deux républiques ont convergé en termes de système économique depuis 1979 (suite à la réforme capitaliste de Deng Xiaoping), elles ont divergé en termes d’institutions politiques et d’espace pour les mouvements de protestation. L’autocratie de Pékin n’a fait que se durcir depuis lors. En revanche, Taïwan, grâce à la résistance courageuse de sa population depuis les années 1970, a pu transformer la dictature du parti unique du KMT en un capitalisme libéral où les classes inférieures ont le droit de s’organiser, de protester et de voter. Bien que l’élite taïwanaise exerce toujours un immense pouvoir sur les classes inférieures, ces dernières ont encore le droit de résister si elles décident de se battre. En revanche, sous le régime de Pékin, cet espace n’existe pas. Le moment est venu pour les partisans de la démocratie du monde entier de réévaluer la nature des deux républiques au XXIe siècle et d’adapter leur position en conséquence.
Que veut le peuple taïwanais ?
Le PCC a soutenu le droit des Taïwanais à l’autodétermination, y compris le droit à l’indépendance, jusqu’en 1949. C’était également le principe fondateur du parti communiste taïwanais. En 1927, la Troisième Internationale a chargé le parti communiste japonais d’aider à la fondation du parti communiste taïwanais en 1928. Le PCC a également joué un rôle important dans cette entreprise [4]. Le 3 mai 2022, le journal Diplomat a publié un article rappelant à Pékin l’histoire décrite ci-dessus en citant une interview de Mao Zedong en 1937 dans le livre bien connu d’Edgar Snow, Étoile rouge sur la Chine : « nous leur apporterons (aux Coréens) notre aide enthousiaste dans leur lutte pour l’indépendance. Il en va de même pour Taïwan. » Il s’est attiré les foudres du Bureau des affaires taïwanaises du Conseil d’État de Pékin, mais ce dernier a soigneusement évité de mentionner l’interview de Snow – il ne pouvait pas le faire, car il s’agit d’un fait établi [5]. Le parti au pouvoir a trahi son principe fondateur de manière si radicale qu’il ne peut tout simplement pas faire face à son propre passé.
Toutefois, à l’heure actuelle, la plupart des Taïwanais n’aspirent pas à se battre pour obtenir le droit à l’indépendance de jure par le biais d’un référendum. Ils sont pour le maintien du statu quo (interprété par certains comme une indépendance de facto), comme le montre un sondage d’opinion de 2022 sur l’avenir de Taïwan [6] :
Indépendance de Taïwan ou unification avec le continent (en %)
1994 2022
• Unification dès que possible 4,4 1,3
• Maintenir le statu quo, aller vers l’unification 15,6 5,1
soit en faveur de l’unification 20,0 6,4
• Maintenir le statu quo, décision ultérieure 38,5 28,3
• Maintenir le statu quo indéfiniment 9,8 28,6
➤soit pour maintenir le statu quo 48,3 56,9
• Maintenir le statu quo, aller vers l’indépendance 8,0 25,2
• Indépendance dès que possible 3,1 5,1
➤soit en faveur de l’indépendance 11,1 30,3
• Pas de réponse 20,5 5,2
Qui étaient les premiers occupants de Taïwan ?
La principale raison de la croissance des sondages en faveur de l’indépendance, au détriment des sondages en faveur de l’unification et de l’absence de réponse, est la politique de plus en plus réactionnaire de Pékin. Son Livre blanc sur Taïwan en est l’exemple le plus récent. Il affirme que « Taïwan appartient à la Chine depuis l’Antiquité » et donne même pour preuve l’année 230 après JC, date de la première mention de Taïwan par les Chinois. Dire cela, c’est nier, par un tour de passe-passe, le peuple autochtone taïwanais, qui est là depuis plus de 6 000 ans. De plus, un ancien document chinois sur Taïwan ne prouve rien ! La langue des peuples autochtones taïwanais appartient à la famille des langues austronésiennes, dont les locuteurs habitent les îles de l’océan Pacifique et de l’Asie du Sud-Est maritime, ainsi que Taïwan. Ils sont les plus anciens habitants de l’île, mais ils ne sont pas Chinois. Le Livre blanc évite toute discussion sur cette question en ignorant tout simplement les peuples indigènes – les termes « indigènes taïwanais » ou « aborigènes » n’apparaissent pas une seule fois dans ce document de 14 000 caractères !
Les autochtones ne représentent qu’une très faible proportion de la population : 2,3 %. Mais Pékin est tout aussi irrespectueux à l’égard de l’ethnie la plus importante, à savoir les benshengren (littéralement « les gens de cette province »), descendants d’immigrants chinois depuis des centaines d’années, principalement composés de Hoklo et de Hakka qui représentent ensemble 86 % de la population. Ils parlent le chinois han, mais ont perdu depuis longtemps tout lien avec le continent et beaucoup se considèrent d’abord comme des Taïwanais, contrairement à la population de Hong Kong, où de nombreuses personnes ont encore des liens familiaux étroits avec le continent. Quant aux waishengren (littéralement « les gens extra-proivinciaux »), les habitants du continent qui ne se sont installés à Taïwan qu’après la fin de la domination japonaise en 1945, leur jeune génération s’identifie de plus en plus comme taïwanaise plutôt que chinoise, bien que ce phénomène soit relativement récent. Il convient également de mentionner que le choix de l’identité « taïwanaise » ne conduit pas nécessairement à un rejet de l’identité « chinoise ». Le fait que les Taïwanais commencent à adopter en masse l’identité « uniquement taïwanaise » est un événement récent – après les exercices de guerre menés par Pékin en 1996 contre Taïwan pour avertir ce pays de ne pas s’écarter d’un millimètre du politiquement correct « une seule Chine ». Un sondage réalisé en 1992 a montré que 46,4 % des personnes interrogées ont choisi l’identité « chinoise et taïwanaise », tandis que celles qui choisissaient l’identité « taïwanaise » ne représentaient que 17,6 %. En 2021, cette dernière option était soutenue par 62,3 % des personnes interrogées, tandis que la première était tombée à 31,7 % [7].
Pékin stimule ses propres forces centrifuges
Il n’y a cependant pas de lien nécessaire entre l’évolution du choix de l’identité et un mouvement en faveur de l’indépendance. À l’heure actuelle, la plupart des Taïwanais souhaitent maintenir le statu quo, et même parmi les 30,3 % d’indépendantistes, seuls 5,1 % sont favorables à « l’indépendance dès que possible », tandis que les 25,2 % restants optent pour « maintenir le statu quo, aller vers l’indépendance ». Conclusion ? L’indépendance de Taïwan n’est pas du tout imminente et la « menace » qu’elle représente pour Pékin (et Washington) n’est donc pas réelle. Ce qui alimente les tensions de part et d’autre du détroit de Taïwan, ce sont moins les gestes diplomatiques (tels que la visite de la présidente du Congrès étatsunien Nancy Pelosi à Taïwan) que la politique fondamentale de Pékin à l’égard de Taïwan. Pékin ne se contente pas d’empêcher l’indépendance de Taïwan et sa « ligne rouge » est tout à fait arbitraire. Xi Jinping a renoncé à l’approche plus modérée de Deng Xiaoping en matière de diplomatie en général et de Taïwan en particulier, et a décidé d’intégrer Taïwan à la RPC dès que possible, par la force si nécessaire, d’où son approche belliqueuse. Il n’est pas étonnant que Pékin déchire aujourd’hui ses promesses antérieures concernant Taïwan – son Livre blanc sur Taïwan ne contient plus la clause antérieure permettant à Taïwan, dans le cadre de sa vision d’un pays et de deux systèmes, de conserver sa propre armée, et la promesse de ne pas envoyer son armée sur place a également été abandonnée. Nous devons empêcher une guerre entre les deux rives du détroit, mais cela nécessite avant tout une compréhension correcte de la situation sur place : c’est Pékin qui, par son déni des droits fondamentaux du peuple de Taïwan, pousse un nombre croissant de Taïwanais vers l’indépendance. Et non les États-Unis, du moins pour l’instant. Il ne sert à rien de se contenter de faire pression sur Washington pour désamorcer les tensions de part et d’autre du détroit.
Sous le Kuomintang, la société taïwanaise comptait quatre catégories de « citoyens », les autochtones se situant au bas de l’échelle. Les benshengren taïwanais, bien qu’ayant un statut plus élevé que les autochtones, ont été durement réprimés et leur langue a fait l’objet de discriminations. Par exemple, les enfants benshengren qui parlaient leur langue maternelle à l’école pouvaient être punis. Les waishengren ont constitué la base initiale du Kuomintang lorsque celui-ci a perdu la Chine continentale au profit du PCC, mais la plupart d’entre eux ont également été réprimés. Seuls les cadres du parti au pouvoir constituent la « classe politique » privilégiée de l’île. Les Taïwanais ordinaires ont été opprimés tour à tour par la dynastie Qing, les Japonais, puis le Kuomintang. Leur résistance héroïque de plusieurs décennies leur a finalement permis d’accéder à une démocratie libérale au début des années 1990. Leur voyage (inachevé) vers la liberté a suivi une voie historique de modernisation très différente de celle des Chinois du continent, ce qui leur confère un droit naturel à l’autodétermination en ce qui concerne leur destin. Le respect de la volonté du peuple taïwanais est un élément essentiel de toute solution à la crise du détroit. Tous les partisans de la démocratie doivent rappeler à Pékin que le principe de base pour la formation d’un État-nation démocratique entre différentes parties du peuple est leur droit à l’autodétermination. Le droit à l’autodétermination n’implique pas nécessairement la sécession et la fondation de multiples petits États. Il pourrait même ouvrir la voie à une (ré-) unification démocratique et libre entre nations et ethnies voisines, comme nous l’a montré la révolution bolchevique.
Aux yeux de Pékin, tous les peuples de langue chinoise sont ses sujets qui doivent se prosterner devant lui. Le ton est tel que les Taïwanais sont censés accepter tout ce que Pékin leur dicte, ou être prêts pour la « rééducation » pékinoise – c’est ce qu’un diplomate chinois a déclaré à une chaîne de télévision française : « après la réunification [avec Taïwan], nous ferons de la rééducation » [8]. C’est le langage du totalitarisme et du colonialisme. En niant catégoriquement les droits des Taïwanais, Pékin reproduit ce que les anciens oppresseurs de Taïwan ont fait. Cette politique est le moyen le plus sûr de renforcer les forces centripètes toujours plus puissantes à la périphérie de la Chine continentale et de l’autre côté du détroit. Les nationalistes chinois devraient se poser ces questions : Si Xi insiste sur une politique contre-productive pour gagner le cœur des Taïwanais, ne devraient-ils pas se débarrasser de lui en tant que dirigeant ? Ou bien est-ce parce que, derrière sa propagande nationaliste, il cache son propre agenda pour obtenir le pouvoir absolu ?
Washington est-il le véritable ami de Taïwan ?
Enfin, un mot sur Washington. Pour l’instant, Pékin est à l’offensive, ce qui fait que Washington semble être l’ami de Taïwan dans la cause commune du maintien du statu quo. Mais il ne faut pas oublier que Washington, tout comme Pékin, n’a jamais approuvé le droit à l’autodétermination de Taïwan. Si le mouvement pour l’indépendance se développe plus rapidement, on ne peut pas exclure un scénario où il se heurterait à Washington. C’est précisément en raison de ce scénario possible que Washington est toujours intervenu, en coulisses, dans les élections taïwanaises et dans la formation de l’opinion publique, afin de maintenir le mouvement d’indépendance sous contrôle. Quel que soit le degré de réussite, cela montre que le terrain d’entente actuel entre le peuple taïwanais et Washington sera plus fragile à long terme. Si, à l’heure actuelle, Washington se présente comme un ami de Taïwan, c’est uniquement parce que cela correspond à son propre agenda tactique. Son agenda stratégique de défense de son empire ne coïncide pas toujours avec les souhaits du peuple taïwanais. N’oublions pas le moment, en 1979, où la nouvelle apocalyptique est tombée sur les Taïwanais : Washington allait abandonner Taïwan et reconnaître la RPC à la place. Présenter Washington comme le véritable ami de Taïwan est donc une affirmation suspecte.
Toutefois, un scénario opposé est également possible, dans lequel Washington modifierait sa politique d’une seule Chine et opterait plutôt pour un soutien à l’indépendance de Taïwan, afin de servir son nouvel agenda, même si Taïwan n’est pas encore prêt pour cela.
Dans un cas comme dans l’autre, le peuple taïwanais court un grand danger, car il est le plus petit joueur dans cette grande compétition, facilement intimidé ou trahi par l’une ou l’autre des superpuissances. C’est précisément pour cette raison que la gauche internationale doit se poser la question suivante : Qui doit être notre première préoccupation dans cette relation triangulaire entre Pékin, Taipei et Washington ? Je soutiens que ce n’est ni Pékin ni Washington, mais le peuple taïwanais. Toute personne se réclamant de gauche, qui refuse de tendre la main aux plus opprimés ou qui refuse de reconnaître leur place légitime sur cette planète, mais qui donne la priorité à la « paix » entre deux superpuissances plutôt qu’à l’opprimé qui se trouve entre les deux, cette personne est indigne de la gauche.
Au Loong-Yu, militant du Borderless Movement (Mouvement sans frontières) de Hong Kong, est membre du conseil éditorial du China Labor Net et du Globalization Monitor. Il est le principal auteur du livre No Choice but to Fight : A Documentation of Chinese Battery Women Workers’ Struggle for Health and Dignity (Aucune autre alternative que la lutte. Documents sur la lutte des travailleuses de l’industrie de fabrication des batteries pour la santé et la dignité) publié à Hong Kong, ainsi que de China’s Rise : Strength and Fragility (Merlin Press & Resistance Books & IIRE, 2012) et, en français, de La Chine, un capitalisme bureaucratique, forces et faiblesses (Syllepse 2013, 10,00 €).
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