À deux semaines des commémorations du coup d’État du 11 septembre 1973, sept anciens militaires, âgés de 73 à 86 ans, ont été définitivement condamnés lundi 28 août par la justice chilienne pour l’enlèvement et l’assassinat du chanteur Víctor Jara. Engagé en faveur du gouvernement socialiste de Salvador Allende, l’auteur de « El derecho de vivir en paz » (« Le droit de vivre en paix »), un chant pacifiste composé en 1969 pour dénoncer l’intervention américaine au Vietnam, et de « Te recuerdo Amanda », avait été un des tout premiers martyrs de la dictature de Pinochet.
Víctor Jara, fonctionnaire à l’université de Santiago et membre du Parti communiste chilien, avait été arrêté par des militaires le 12 septembre 1973, dans l’enceinte même de son établissement où devait être inaugurée la veille une exposition photographique, « Por la vida... ¡ Siempre ! » (« Pour la vie... Toujours ! »), organisée dans le cadre d’une campagne antifasciste nationale.
Le président socialiste Salvador Allende devait participer à la cérémonie. Mais le coup d’État mené par le général Augusto Pinochet avait définitivement plongé le pays dans les ténèbres et mis à bas le programme prévu. Sous sa dictature, plus de 3 000 personnes ont trouvé la mort ou ont été portées disparues. Près de 38 000 ont été torturées.
En décembre 2009, des milliers de personnes avaient accompagné la dépouille mortelle de Víctor Jara au cimetière principal de Santiago. © Photo Claudio Santana/AFP<
Víctor Jara, qui devait fêter ses 41 ans une dizaine de jours plus tard, fut l’un des premiers à être éliminés. Il avait été conduit par les militaires dans un stade de Santiago, reconverti en centre de détention. En compagnie du directeur de l’administration pénitentiaire, Littré Quiroga, âgé de 33 ans, ils avaient été torturés entre le 13 et le 15 septembre, puis tués. Leurs corps avaient été retrouvés le 16 près d’un cimetière de la capitale chilienne. Le chanteur avait 44 impacts de balles (deux dans la tête, six dans les jambes, 14 dans les bras et 22 dans le dos), Littré Quiroga, 23. Preuve de la sauvagerie et de la haine des putschistes envers eux.
« Un rôle réparateur »
Les familles ont dû attendre 1998, huit ans après la fin de la dictature, pour que la justice relance les enquêtes. Augusto Pinochet venait d’être arrêté à Londres, dans une procédure de crimes contre l’humanité engagée en Espagne. À leur grande satisfaction, la Cour suprême a condamné lundi Raúl Jofré González (75 ans), Edwin Dimter Bianchi (73 ans), Nelson Haase Mazzei (77 ans), Ernesto Bethke Wulf (77 ans), Juan Jara Quintana (75 ans) et Hernán Chacón Soto (86 ans) à 15 ans de prison pour homicide aggravé et à 10 ans pour enlèvement aggravé. Un ancien procureur militaire, Rolando Melo Silva (83 ans), a écopé, lui, de plus de cinq ans pour complicité.
Au cours de la longue procédure judiciaire, trois anciens militaires poursuivis sont décédés. Un autre inculpé, Pedro Barrientos, se trouve aux États-Unis depuis 1990 et pourrait être jugé après avoir été extradé. En juillet, un juge de Floride, État où il réside, l’a déchu de sa nationalité étasunienne.
À l’annonce de la décision de la Cour suprême, le ministre de la justice du gouvernement du président socialiste Gabriel Boric, Luis Cordero, a relevé que le procès avait duré très longtemps. « Mais, a-t-il ajouté, les décisions de justice ont aussi un rôle réparateur », non seulement en raison de la condamnation des auteurs des crimes, mais aussi parce qu’« on raconte l’histoire des victimes ». « Connaître les faits et expliquer les raisons pour lesquelles ces poursuites ont été menées et les responsables condamnés a une valeur de réparation pour les victimes », a-t-il poursuivi.
L’arrêt de la Cour suprême est intervenu le jour même où Gabriel Boric assistait à l’inauguration de l’exposition qui n’avait pas pu avoir lieu il y a cinquante ans à l’université. « Nous donnons une continuité à l’histoire. Nous nous souvenons également de nos morts, qui sont les morts du Chili, et il s’agit d’un chant à la vie », a déclaré le président, cité par le journal La Tercera. Mardi 29 août, la charge d’avocat doit être remise à titre posthume à Littré Quiroga.
Cinquante après le coup d’État de Pinochet – le dictateur est mort dans son lit sans avoir été jugé, en 2006, à l’âge de 91 ans –, des bourreaux ont été condamnés et la vie a repris son cours, avec ses fantômes.
François Bougon