De l’école primaire à la classe de terminale, la laïcité est enseignée sous tous ses aspects : histoire, philosophie, éducation civique… Il s’agit généralement de séance permettant d’aborder avec les élèves les règles pour « vivre ensemble » tout en étant différent, le respect des convictions et croyances de chacun-e, ou le principe de neutralité de l’État. Ces séances ne peuvent évidemment pas faire l’impasse sur les débats et polémiques orchestrés « au nom du principe de laïcité », en premier lieu parce que les élèves en sont imprégné-es depuis le début de leur scolarité.
Français-e mais aussi Européen-nes, nos élèves projettent leur citoyenneté dans un cadre plus large que le socle républicain français. Ainsi, dans un des établissements où j’ai enseigné, les élèves participent chaque année à un échange avec une école allemande. Le choc est souvent brutal : dès l’arrivée dans la cour de récréation, nos élèves français-es éduqué-es à la Déclaration des droits de l’Homme et aux valeurs de liberté et d’égalité, se confrontent à quelques élèves et un-e ou deux enseignant-es allemand-es arborant leurs signes religieux.
Dans la continuité de la loi de 2004
La récente polémique sur le port de l’abaya démontre un constat posé et martelé par le Collectif des enseignants pour l’abrogation de la loi de 2004 pendant plus d’une décennie : cette loi n’a aucunement fait reculer le « repli sur soi » ou le « communautarisme », mais permis (à la rigueur) un apaisement ponctuel pour l’institution, tout en légitimant un climat de suspicion généralisée autour des habits pouvant, potentiellement et selon des critères propres à chacun, se transformer en signes religieux.
Ainsi, il y a quelques années, au sein d’un lycée où j’enseignais, je découvre qu’une collègue CPE avait établi d’elle-même une règle visant à interdire le port de certains bandanas. Chaque matin, elle demandait à des jeunes filles d’ôter leur bandana si elle estimait, selon ses propres critères, celui-ci trop long et pouvant servir de « voile déguisée ». Questionnée sur cette pratique, la collègue justifiait sa décision au nom de la loi de 2004 sur le port des signes religieux au sein des établissements scolaires.
Du port du voile pour des joueuses de football au burkini sur les plages ou les piscines : ce sont, à peu de choses près, les mêmes rhétoriques qui s’affrontent sous les yeux de nos élèves. Nous pouvons user de toute notre pédagogie pour défendre la laïcité en tant que principe émancipateur : ils et elles constatent à quel point celle-ci est systématiquement invoquée lorsqu’il faut statuer sur l’interdiction de vêtement, et ainsi participer au contrôle et à la limitation de leur droit à disposer de leur corps. En d’autres termes, voir se multiplier les contraintes sur des élèves à qui l’institution prétend pourtant vouloir les soustraire aux contraintes extérieures.
Une instrumentalisation à des fins racistes
Par ailleurs, ces élèves n’ont aucun mal à cerner le caractère purement raciste derrière ces polémiques. L’avocat Arié Alimi, dans une série de tweet suite à la décision du ministre Attal, rappelle par exemple que l’abaya demeurant « un vêtement culturel et non religieux », son interdiction au nom d’une norme sort du champ de laïcité « et peut donc être définie comme raciste ».
La décision ministérielle s’appuie également sur l’explosion des atteintes à la laïcité au sein des écoles : +110 % en un an. Ne prenons pas cette donnée à la légère, mais proposons une approche raisonnée. Si chaque année une nouvelle norme apparait, il semble évident que le nombre de nouvelles atteintes augmente dans l’attente d’une décision ministérielle. Pour être plus clair, j’ai enseigné devant des élèves qui portaient des robes longues, possiblement des abayas, sans que cela ne soit jugée problématique à l’époque. Une évolution sur l’approche de cet habit, à savoir la juger contraire à la laïcité, précédant la réaction des autorités, entraine mécaniquement une explosion des signalements jusqu’à ce que les autorités s’en saisissent.
Dans la même démarche, si certains faits parmi ces atteintes doivent nous alerter et être traités avec courage et sérénité, il faut aussi savoir lire entre les lignes. À titre d’exemple, j’ai connu un élève qui a été signalé pour atteinte à la laïcité car dans un devoir sur « Peut-on se faire justice soi-même ? », il répondait par un argumentaire religieux (« Dieu est meilleur juge »), contraire aux consignes. Après discussion, l’élève a reconnu son erreur, expliqué avoir mal compris la consigne et tout en est resté là. Mais le signalement a bel et bien été fait et enregistré.
Il fallait des consignes claires pour les chefs d’établissements
Cette justification, répétée par le ministre et les soutiens à l’interdiction, laisse entendre qu’il n’y avait aucune autre solution. Or, prendre de la hauteur et considérer que l’État n’a pas à se mêler des robes des élèves qui fréquentent ses écoles, que les établissements scolaires ne doivent pas s’engager dans cet engrenage mortifère au risque d’alimenter confusion et crispation, était une alternative possible.
Si certains élèves ne comprennent plus la laïcité autrement que comme un concept discriminant, ce n’est pas parce que des courants religieux tentent de les manipuler, mais parce que ce principe républicain est instrumentalisé à leur encontre. D’ailleurs, les courants obscurantistes plaident plutôt pour que les élèves visés par leur propagande quittent l’école publique au profit de l’instruction à domicile ou d’établissements privés. Pour citer de nouveau Arié Alimi, « l’idéologie raciste et coloniale est si obsédée par l’invasion musulmane qu’elle revêt le fonctionnement d’un complotisme consistant à imaginer derrière chaque lycéenne avec une Abaya la main de l’envahisseur freriste. »
Pour terminer se pose la question de l’efficacité. Qui dans les établissements scolaires sera qualifié pour distinguer l’abaya d’une robe longue ? Tout comme la collègue qui jugeait bon de faire la chasse aux bandanas trop longs, nous ne sommes qu’en train de semer les graines de la prochaine polémique sur le dos d’élèves en pleine construction, au profit de crispations identitaires toujours et encore plus exacerbées. Pour en sortir, il convient de revenir à des horizons que cette polémique tente de masquer : l’exigence de justice sociale pour nos élèves et leurs familles, de l’antiracisme, et du strict respect de l’esprit de la loi de 1905. Sans oublier que lundi, nous retrouverons nos écoles sous dotés en moyen et nos classes surchargés en élèves.
Thomas.Vescovi
Prof d’histoire-géo dans le secondaire