C’est la rentrée scolaire : les médias causent sur l’école et le ministre de l’Education Nationale s’exprime. A les écouter ou à les lire, le problème ne serait pas le fait que l’institution scolaire aggrave les inégalités sociales (ce qu’une rentrée au 20 août, concernant certains élèves, ne résoudra guère), ni les classes surchargées, ni les suppressions de postes, ni les promesses non tenues de revalorisation des enseignants... Non, l’actu ce sont les fameuses « atteintes à la laïcité », qui auraient explosé. Elles auraient augmenté de 120% en un an, selon les statistiques du Ministère de la rue de Grenelle. On frémit ! Sauf qu’il faudrait distinguer entre certaines « atteintes », qui peuvent être sérieuses et d’autres qui le sont beaucoup moins et, qu’au lieu de geindre, l’institution scolaire devrait réfléchir sérieusement à son rapport à la laïcité. Les propos de Gabriel Attal ne sont pas à la hauteur des enjeux. Examinons pourquoi.
Retraçons l’historique de ce qui est devenu une « affaire ». Une fois encore, le vêtement focalise le débat. La moitié desdites « atteintes » concernerait le port de tenues déclarées « contraires » à la loi du 15 mars 2004 interdisant les manifestations « ostensibles » d’une appartenance religieuse. Or le secrétaire national du Syndicat des personnel de direction de l’éducation nationale (SNPDEN-Unsa) a récemment pointé ce qui a constitué, durant l’année scolaire écoulée, une méga difficulté : « Il n’y a pas de cadre clair, on ne sait pas précisément ce qui est une tenue religieuse et ce qui ne l’est pas » (La Croix.fr 24 août).
La loi du 15 mars 2004 affirme : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. » Suivant la recommandation de la Commission Stasi (cf. plus loin) la circulaire d’application du 18 mai donne une liste précise et limitative des signes et tenues prohibés (voile dit islamique, kippa et… grandes croix, pour avoir l’air de ne pas ménager le christianisme). Mais, contrairement à la perspective de la Commission, elle étend également l’interdiction à « l’apparition de nouveaux signes » et à « d’éventuelles tentatives de contournement de la loi ». Effectivement, avec une telle formulation le terrain est devenu très mouvant et, dans certains établissements, on est entré dans le règne de l’arbitraire.
Ce risque d’arbitraire s’est renforcé avec la circulaire du 9 novembre 2022, interdisant les tenues « qui ne sont pas par nature des signes d’appartenance religieuse mais qui peuvent le devenir indirectement et manifestement en raison du comportement de l’élève [1]. Vous avez bien lu : « qui peuvent le devenir indirectement ». Je lance la mode des ceintures vertes, et l’école va les considérer comme pouvant devenir « indirectement » un signe religieux ! On met le doigt dans un engrenage. L’institution joue, en fait, avec les ados, au jeu du chat de de la souris. A ce jeu-là, elle sera toujours perdante et les premières victimes en seront les profs eux-mêmes.
Ne confondons pas les signes d’adolescence et les signes de radicalisation ! De tout temps, les élèves ont chahuté et contesté, de diverses manières, l’autorité de leurs profs. Pour ma part, je n’ai pas été le dernier à le faire, et j’allais passer en conseil de discipline quand j’ai eu le 1er prix d’histoire au concours général, ce qui a arrêté net le processus. J’ose d’ailleurs espérer que vous aussi avez été un·e élève qui a forgé sa personnalité dans la mise en question et, parfois, le chahut. A mon époque, des établissements scolaires faisaient déjà la chasse aux vêtements des filles, interdisant les collants de couleur et les jupes s’arrêtant aux genoux (scandale !). On invoquait alors la morale et non la laïcité, mais c’était le même état d’esprit un peu borné. Maintenant, à l’heure des réseaux sociaux, qui amplifient les défis d’adolescents, il ne faut pas se donner des verges pour se faire battre mais, au contraire, se montrer capables de distinguer ce qui peut devenir vraiment grave de ce qui s’avère plus anecdotique. Je vais y revenir.
Les jupes longues sont devenues, dans plusieurs établissements, des tenues considérées comme religieuses Personne n’y songeait en 2003-2004 (où en sera-t-on dans 10 ou 20 ans ?). Il arrive que l’on indique à une élève que, pour ne pas « porter atteinte à la laïcité » (et recevoir un bonnet d’âne ?), elle doit avoir un corsage d’une autre couleur que sa jupe. Mais, je vous rassure, on lui laisse le choix entre un corsage bleu, un corsage blanc et un corsage rouge ! A l’alternance des couleurs, on pourrait d’ailleurs mesurer la ferveur républicaine !
Le ministre a annoncé l’interdiction des abayas à l’échelle nationale. Certes, ainsi, il est mis fin aux incertitudes mais le périmètre établi en 2004 se trouve de nouveau élargie par décision du prince. Et une autre tenue risque de ne pas tarder pas à devenir problématique ! Rappelons que la plupart des autorités musulmanes, notamment les instances comme le CFCM et la Fondation pour l’islam de France (censée conseiller le gouvernement en la matière) ne considèrent pas l’abaya comme étant un « vêtement religieux ». Pour l’institution scolaire, en revanche, elle le devient. L’école, au nom de la laïcité, s’institue donc en instance qui fabrique du religieux ! Elle gémit, se plaint que des prédicateurs extrémistes en profitent. Ceux-ci « testeraient » l’école républicaine et Attal a repris cet argument. Mais c’est l’institution elle-même qui décide qu’il s’agit d’un « test ». Encore une fois : cela s’appelle donner des verges pour se faire battre. Il n’est guère étonnant que des extrémistes sautent sur l’occasion. Quand on veut mener efficacement un combat, on ne laisse pas à l’adversaire le choix du terrain !
En 2003, lors de la Commission Stasi, j’avais demandé qu’il soit précisé par la loi que le bandana n’est pas un signe religieux. La Commission ne m’avait pas suivi, mais elle avait au moins adopté l’idée d’établir une liste limitative des signes interdits. J’avais expliqué aux commissaires qu’à défaut de cette précision, on allait entrer dans un engrenage sans fin et que l’école ne s’en sortirait pas indemne. Les circulaires d’application, et maintenant la décision du ministre, ont saboté le travail de la Commission, ouvrant la boite de Pandore.
En revanche, certaines « atteintes à la laïcité » concernent l’enseignement lui-même, ce qui peut être autrement plus grave. A ce sujet, sachons distinguer entre questionnement, attitude ado un brin provocatrice et opposition frontale. Dans ce dernier cas, il faut alors se montrer très ferme et les profs doivent pouvoir bénéficier d’un soutien complet de leur institution, à tous les niveaux. Mais qui trop embrasse mal étreint et à se focaliser sur l’habit qui ferait le moine, on perd de vue l’objectif principal de l’école : apprendre aux élèves ce qu’est une démarche argumentée, savoir opérer la distinction entre science et croyances, être capable de dégager la rationalité des émotions (à ce propos, on aimerait une statistique sur l’usage respectif des termes de « rationnel » et d’« émotion » dans les médias !), acquérir de l’esprit critique, …
Actuellement, quand on demande aux élèves une définition de la laïcité, ceux-ci vous donnent un catalogue d’interdits et, sauf très rares exceptions, ils ne mentionnent pas la liberté de conscience. Pourtant celle-ci constitue la finalité primordiale de la laïcité. Significativement et volontairement, la loi de 1905 débute par : « La République assure la liberté de conscience ». Le reste en découle : le « libre exercice des cultes » dans le cadre d’un ordre public démocratique, le fait que « la République ne reconnait, ne salarie et ne subventionne aucun culte », sauf dans le cadre « de services d’aumôneries » pour garantir, précisément, dans des lieux fermés (prisons, hôpitaux, armée, …), « le libre exercice des cultes », qui est inclus (sans être exclusif) dans la liberté de conscience (suite de l’article 1 et article 2 de la loi).
Le message délivré par l’institution scolaire devrait être celui-ci : si la République exige que les religions ne fassent pas la loi, qu’elles ne régissent pas la société, qu’elles n’aient aucun caractère d’officialité, ce n’est nullement par hostilité envers elles mais parce que ces diverses exigences s’avèrent nécessaires comme moyens proportionnés ordonnés à une fin : le respect de la liberté de conscience de toutes et tous. Les élèves savent bien que la composition de la classe est diverse et que leurs copines et copains n’ont pas forcément les mêmes croyances et incroyances qu’eux-mêmes. Un verbe a été souvent utilisé dans les débats de 1905 : « respecter ». La laïcité c’est d’abord respecter l’autre, et être respecté par l’autre. Des profs tentent de le dire, bien sûr, mais leur enseignement se trouve complètement brouillé par le fait qu’institutionnellement la notion imprécise, mouvante et trop large d’« atteintes à la laïcité », et sa focalisation sur l’interdiction de certaines tenues vestimentaires, prédomine sur la laïcité elle-même et en obscurcit complètement le sens. Malgré ces admirables profs, l’école est en train de fabriquer une génération d’individus qui croiront être contre la laïcité, simplement parce qu’on leur en aura présenté une version tronquée et déformée. Quel gâchis !
Je propose que l’on étudie dans les différentes classes, dès la journée de rentrée, les deux premiers articles de la loi de 1905 et les propos d’Aristide Briand, rapporteur de la Commission parlementaire, présentant cette loi : il s’agit, indiquait-il, de proclamer « solennellement que, non seulement la République ne saurait opprimer les consciences ou gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux, mais encore qu’elle entend respecter et faire respecter la liberté de conscience et la liberté des cultes. »
Quand au vêtement, Briand s’est montré, à ce sujet, on ne peut plus clair : il a refusé l’interdiction du port de la soutane pour deux raisons : d’abord, fondamentalement, parce que la loi de 1905 est une « loi de liberté » et qu’en conséquence, elle ne doit pas « interdire à un citoyen de s’habiller de telle ou telle manière » ; ensuite, parce que le résultat serait « plus que problématique » : la soutane interdite, on pourrait compter sur « l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs » pour créer un « vêtement nouveau ». La loi de 1905 = la liberté de conscience + le refus de jouer au chat et à la souris. Intelligence des principes et intelligence de la stratégie.
Petit défi : le ministre de l’Education nationale devrait confier à des sociologues une enquête scientifiquement sérieuse et, celle-ci faite, faire publier par ses services une statistique indiquant combien d’élèves, en cette rentrée 2023, savent que la laïcité a, d’abord, comme finalité la liberté de conscience. Au vu du résultat, il se donnerait comme objectif qu’à la rentrée 2024, le nombre de ces élèves ait augmenté de 120 %, voire même de 1200%. Chiche….
Jean Baubérot