Le racisme est un phénomène central dans le monde et c’est une oppression que les révolutionnaires ne peuvent pas ignorer. Les bases du racisme reposent sur deux jambes : d’une part l’essentialisation d’un groupe de personnes via un ensemble de préjugés associés à ce groupe selon des traits physiques, religieux, ethniques et qui autrefois étaient supposément biologiques. Et, d’autre part, cette essentialisation fait système et sert de base à des discriminations et des violences. Ainsi, des blagues douteuses n’ont d’impact que si elles sont liées à une discrimination généralisée qui vient conforter/confirmer une situation oppressive.
Crédit Photo. Dimanche 3 avril, 2022, cortège du collectif 20e Solidaire avec les migrants. © Photothèque Rouge / MILO
Et le monde est extrêmement raciste. Si on ne s’intéresse qu’à la France – alors que les études sont rares – le fait d’être considéré comme subalterne ou raciséE a un impact majeur sur les destinées de vie, les opportunités, la santé et même la survie physique et mentale : « Le racisme, comme le sexisme, ont des conséquences concrètes sur les vies des personnes qui le subissent ; ils sont créateurs d’inégalités sociales, d’injustices souvent invisibles (marginalisation, plus grande précarité, violences policières, discriminations à l’emploi et au logement, stigmatisations médiatiques et politiques quotidiennes…) et ont des conséquences psychologiques désastreuses (complexe d’infériorité, dénigrement…). » [2]
Pour le taux de chômage, les statistiques n’existent que pour les immigrés et leurs enfants et il est plus élevé que celui des personnes perçues comme françaises. Cependant, de nombreux testings ont montré une discrimination à l’embauche, à l’opportunité d’entretien, à obtenir des stages, à passer et obtenir des diplômes, pour les personnes non blanches. Ce racisme se manifeste très tôt dans les orientations au collège reléguant les personnes racisées aux filières courtes et moins diplômantes. Cela se traduit par une surreprésentation des raciséEs dans les métiers les plus pénibles et les moins rémunérés (et les moins syndiqués). Cette discrimination se retrouve aussi dans l’accès au logement créant des zones où les personnes racisées sont surreprésentées. Ces quartiers sont des lieux de vie mais ils sont aussi victimes de discriminations générales : accès aux transports en commun, aux services de base, à un enseignement de moins bonne qualité. Ces quartiers sont aussi policés différemment via une pression policière violente. Un jeune Arabe à sept fois plus de chances d’être contrôlé par la police qu’un jeune blanc et ce chiffre passe à dix fois plus pour un jeune Noir. L’action de la police s’accompagne d’humiliations, d’amendes punitives et aussi de violences : les flashballs/LBD ont été introduits dans les quartiers sous Sarkozy des années avant leur utilisation dans la répression des mouvements sociaux. Qui dit contrôle plus ferme par la police dit aussi justice plus ferme : l’expérience carcérale est plus forte et plus développée pour les personnes racisées, les peines prononcées sont plus lourdes et les humiliations plus fortes. Les quartiers sont aussi la cible privilégiée de la guerre contre la drogue alors que le taux de consommation est identique sur la population entière. Les quartiers sont également des déserts médicaux mais même lorsqu’on a accès aux soins, ils sont de moins bonne qualité : sous-estimation de la douleur, syndrome méditerranéen, existence de tests différents pour les personnes noires et non noires [3]. Cela s’accompagne d’invisibilisation : moins d’apparition sur les écrans, négation de l’histoire (roi du Mali, révolution haïtienne, etc.), moins de postes de direction. Il y a peu de modèles pour les personnes racisées car la culture dominante est blanche. Le racisme est aussi une oppression historique directement liée à l’esclavage, la colonisation et l’impérialisme. Cet héritage a également une continuité avec le racisme actuel notamment dans la gestion des quartiers populaires. En résumé, la France en 2023 et de manière générale les pays occidentaux sont des sociétés super racistes qui traitent de manière différenciée les personnes selon des critères raciaux.
Marxisme et racisme
Le problème du racisme a été identifié très tôt par les marxistes qui se sont démarqués un peu du concept de l’antiracisme universaliste de la gauche qui considère que puisque biologiquement tout le monde est humain, le racisme n’est que le produit de l’ignorance, la bêtise et donc le combat antiraciste est un « combat d’idée », une obligation morale et un supplément d’âme. Le racisme est juste l’accumulation d’une série de comportements individuels et autonomes. À noter que c’est un combat moral pour les non-concernés mais la perspective de la personne racisée est occultée dans cette définition. Le cas emblématique de cette approche a été SOS Racisme dans les années 80 avec le slogan « touche pas à mon pote » qui relègue le racisé à un rôle passif protégé par un allié blanc.
Cependant, la conception du racisme telle qu’elle a été développée par les marxistes repose sur l’analyse de la stratégie de la classe dirigeante : diviser pour mieux régner. Analyse développée par Marx : « Cet antagonisme est artificiellement maintenu et intensifié par la presse, les orateurs, les caricatures, bref, par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, en dépit de son organisation. C’est le secret grâce auquel la classe capitaliste maintient son pouvoir. Et cette classe en est parfaitement consciente ». [4]
Pour l’analyse traditionnelle marxiste, le racisme est une politique de division et de diversion amenée artificiellement en manipulant des solidarités différentes au sein de la classe. Créer une solidarité de race entre patrons et ouvriers permet une meilleure domination sur toute la classe en reliant les intérêts de la classe dirigeante avec ceux de “sa” classe ouvrière. Marx parle ici de l’impuissance mais plus de racisme implique une exploitation plus forte de tous les travailleurs et que les travailleurs blancs ne profitent pas du racisme. Dans un article sur les US, Lénine écrit : « Parmi les Noirs américains, il y avait (en 1900) 44,5 % d’analphabètes. [...] De plus, tout le monde sait que la position des Noirs en Amérique en général est indigne d’un pays civilisé – le capitalisme ne peut donner ni l’émancipation complète ni même l’égalité complète. Il est instructif que parmi les Blancs d’Amérique la proportion d’analphabètes ne dépasse pas 6 %. Mais si nous divisons l’Amérique en zones autrefois esclavagistes [...] et en zones non esclavagistes [...], nous trouverons 11 à 12 % d’analphabètes parmi les Blancs des premières zones et 4 à 6 % dans les secondes ! ». [5]
Ce passage illustre que le racisme génère une plus grande exploitation au final pour toutes les personnes. En effet, encore aujourd’hui la classe ouvrière blanche aux États-Unis vote systématiquement plus à droite que les autres classes ouvrières des pays européens et c’est d’autant plus fort dans les États esclavagistes du Sud où la pauvreté et les inégalités sont les plus fortes.
On peut résumer schématiquement l’analyse que font traditionnellement les marxistes sur le racisme : « Le travailleur blanc n’a pas d’intérêt au racisme. Le racisme divise la classe au profit, uniquement, du patron ». La division raciale qui peut exister dans la classe ouvrière n’est qu’artificielle et entretenue par le patronat et les médias et de fait le racisme ne disparaîtra que lorsque le capitalisme disparaîtra. Le racisme étant un apport extérieur à la classe, la lutte de classe elle-même en créant les solidarités nécessaires fera reculer le racisme. Et par un effet miroir la lutte contre le racisme peut et doit se faire seulement par la lutte des classes et elle doit s’y subordonner. Pour le PCF, « Il faudrait “rejeter le logiciel racial au profit du logiciel social” » [6]. Et pour LO par exemple : « Au fil des années et des modes du moment, le programme révolutionnaire a été étoffé de différentes causes concernant diverses catégories opprimées : le féminisme, l’antiracisme, le soutien aux migrants ou même les droits des LGBT. Ces oppressions sont réelles et ces causes légitimes, mais les substituer de fait au combat pour le renversement du capitalisme, c’est finalement abandonner les idées communistes révolutionnaires et c’est ne plus croire au rôle de la classe ouvrière. » [7] Il y a ici même une opposition faite entre la lutte antiraciste (et beaucoup d’autres dans la liste) et la lutte de classe.
Il y a bien évidemment des exemples de luttes de classe qui ont permis de faire reculer le racisme. La solidarité dans la lutte se développe et permet de se débarrasser pour un temps au moins des préjugés raciaux. Il s’agit de l’exemple classique du piquet de grève où un travailleur en grève tient des propos racistes. Il y a trois possibilités pour le révolutionnaire : ne rien dire et soutenir le piquet, crier au racisme et laisser les travailleurs se débrouiller et enfin rester sur le piquet et discuter avec ce travailleur sur le problème du racisme. Dans le premier cas on est opportuniste, le deuxième on est sectaire et évidemment c’est la troisième solution qui est la stratégie que les révolutionnaires doivent développer. On retrouve, avec des nuances, cette position dans à peu près tous les groupes qui se réclament du marxisme révolutionnaire.
Racisme et marxisme
Pourtant ces approches posent plusieurs problèmes : tout d’abord sur l’origine du racisme comme conséquence directe d’une offensive idéologique consciente et organisée par la classe dirigeante. Le racisme serait comme un bouton ou un levier sur lequel la classe dirigeante peut appuyer quand elle en a besoin. Mais l’histoire du capitalisme montre que ce n’est pas le cas. « Tu ne peux pas avoir le capitalisme sans le racisme » disait Malcolm X [8] et en effet le racisme a une structuration complètement dépendante de la création du capitalisme. Le concept “scientifique” de race a émergé avec le début de la vague de la colonisation initiée par les colons espagnols. L’accumulation primitive de capital n’a été possible que grâce à la colonisation et la mise en esclavage de millions de personnes, et en s’assurant des flots de ressources minières et agricoles. Une part centrale de la richesse de la classe dirigeante française est directement issue de la traite esclavagiste et de la colonisation, et donc de l’asservissement brutal de millions de personnes. Comme le dit S. Bouamama « Le pillage et la destruction des civilisations amérindiennes ainsi que l’esclavage ont été les conditions pour que le mode de production capitaliste puisse devenir dominant dans les sociétés européennes. Il n’y a pas eu naissance du capitalisme et ensuite extension, mais un pillage et une violence totale réunissant les conditions matérielles et financières pour que s’installe le capitalisme. Le racisme biologique accompagne et justifie ce pillage et cette violence ». [9]
Les améliorations des conditions de vie des travailleurs européens, dans le cadre de la lutte des classes, ont été facilitées par la possibilité d’extraire plus via la colonisation. Une partie des avancées sociales du mouvement ouvrier international est le produit des luttes mais avec le contexte de l’impérialisme. Les marges de manœuvre des classes dirigeantes occidentales pour lâcher des acquis à leurs classes ouvrières proviennent de la surexploitation de la classe ouvrière non blanche.
Ces contradictions ne sont pas nouvelles et ont été discutées par Lénine par exemple « Sur cette question [de l’immigration] également se fit jour en commission une tentative de soutenir d’étroites conceptions de corporation, d’interdire l’immigration d’ouvriers en provenance des pays arriérés [...]. C’est là le reflet de l’esprit “aristocratique” que l’on trouve chez les prolétaires de certains pays “civilisés” qui tirent certains avantages de leur situation privilégiée et qui sont pour cela enclins à oublier les impératifs de la solidarité de classe internationale. » [10]
Ici Lénine dénonce une certaine vision de « gauche » de la colonisation et de l’utilité de celle-ci dans la lutte des classes. Presque 50 ans avant, dans un discours (pas assez célèbre), Victor Hugo expliquait sans tabous :
« Quelle terre que cette Afrique ! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire ; l’Afrique n’a pas d’histoire. […] Déjà les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples libres, la France et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique. […] Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie ; déserte, c’est la sauvagerie. […] Allez, Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? À personne. […] Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. […] Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. » [11]
On voit clairement que le racisme pour défendre les intérêts de la classe ouvrière blanche pouvait s’envisager dans un discours de gauche. Le colonialisme de gauche (sous des formes moins lyriques) a perduré jusqu’à nos jours dans la gauche française.
Le fait que le racisme soit aussi structurant devrait interroger sur les tactiques et comment même le formuler. Dans l’exemple du piquet de grève il y a des choses implicites : le travailleur raciste est blanc. Le révolutionnaire qui lui parle n’est pas non plus affecté directement par les propos racistes visiblement. Il y a du racisme sans travailleurs/ses raciséEs dans cette histoire ! Les personnes concernées n’apparaissent pas car trop souvent elles ne sont pas le sujet de la lutte antiraciste. Dans l’exemple du piquet on a l’impression que les raciséEs ne sont pas là (et c’est possible si les personnes qui dirigent la grève se permettent des remarques racistes) et donc on doit faire un pas vers le travailleur raciste et pas vers les travailleurs/ses raciséEs. Même si les luttes développent des solidarités, elles n’effacent jamais les questions de pouvoirs et de situations notamment pour les directions. La structuration du racisme ne va pas nécessairement et encore moins automatiquement amener les personnes concernées par le racisme à avoir du pouvoir même dans les AG de grève les plus démocratiques.
La lutte contre le racisme va créer de l’inconfort par la perte de domination et cela ne sera pas automatiquement compensé par des bénéfices qui concernent toute la classe. Par exemple, la police, personne ne réclame une meilleure répartition des coups de matraque ou un contrôle raciste équitable mais une personne blanche risque moins devant la police et peut compter même inconsciemment sur la police pour être en sa faveur lors d’interactions avec des raciséEs. Les non-raciséEs peuvent « ignorer » le racisme et regarder ailleurs mais pas les racisés. La répression policière est différente lorsqu’elle s’applique pour ce qu’on fait et pas pour ce qu’on est.
Pour conclure : le racisme est structurant et est une contrainte matérielle forte. Il est inséparable du capitalisme car il fait partie de ses structures. Il devient urgent que la gauche révolutionnaire et anticapitaliste soit capable de voir ce point “aveugle” de la lutte des classes et propose des interventions et des soutiens aux luttes tout en considérant ses propres biais qui peuvent se matérialiser sous différentes formes.
Il y aura un inconfort à la révolution pour les personnes blanches car elles ne seront plus en position de domination. Les révolutionnaires doivent défendre les personnes racisées en lutte pour leur émancipation et accepter cet inconfort.
Édouard Soulier