Après des mois de tergiversations, les autorités monétaires avaient fini par en convenir : la boucle prix-profits est, avec l’énergie, un facteur déterminant dans l’accélération – sans précédent depuis plusieurs décennies – de l’inflation mondiale. Et c’est incontestablement cette force motrice qui a propulsé les résultats du CAC 40 au premier semestre. Ils atteignent un sommet historique de 79,7 milliards d’euros, en hausse de 10,5 % par rapport au premier semestre 2022 (voir notre boîte noire).
Tout s’est additionné en ce début d’année – au moins au premier trimestre – pour permettre à ces groupes d’atteindre ce record historique. Les goulots d’étranglement, apparus dans toutes les chaînes d’approvisionnement depuis la sortie du confinement de l’économie mondiale, ont fini par se résorber. Les prix de l’énergie – pétrole, gaz, électricité – qui avaient enregistré des hausses stratosphériques, sont revenus à des niveaux plus « normaux », même s’ils sont deux fois supérieurs à ce qu’ils étaient avant l’été 2021 en Europe. Et malgré un resserrement monétaire mené au pas de charge pour juguler l’inflation, l’économie mondiale n’a pas plongé dans la récession.
Ces chiffres, cependant, recèlent un bien mauvais signal pour les autorités monétaires et les pouvoirs : en dépit de leurs attentes et des facteurs conjoncturels favorables qui auraient dû inciter à la baisse, les prix de vente n’ont pas diminué. Pas question pour ces groupes de renoncer à ces nouvelles références de prix instaurées au cours des derniers trimestres, qu’ils considèrent désormais comme acquises sur le marché. Au contraire. Quand ils le pouvaient, dès qu’ils le pouvaient, les grands groupes ont profité de leur pouvoir de marché pour continuer à imposer de nouvelles hausses au cours du premier semestre. La préservation de leurs bénéfices et de leurs marges l’a emporté sur toute autre considération.
Graphe : A Flourish chart
Pour le secteur du luxe, cette ligne s’inscrit presque dans leur ADN. Le premier semestre 2023 confirme combien il est devenu un monde à part, vivant dans sa propre sphère, à peine sensible aux courants mondiaux sauf quand ils soufflent dans le bon sens. Et en ce début d’année, les vents ont été favorables : les dernières contraintes liées au Covid ont été levées partout dans le monde ; l’Asie, si importante pour ce secteur, a recommencé à consommer ; le trafic aérien, autre moteur de ce secteur, a retrouvé les niveaux d’avant 2019 et porté la reprise du tourisme.
Cela se traduit par des rebonds spectaculaires. Le groupe Hermès a enregistré une croissance de 22,3 % de son chiffre d’affaires. La croissance est de 15 % pour LVMH, de 6 % pour L’Oréal, de 2 % pour Kering. À eux quatre, ces groupes ont enregistré près de 16 milliards d’euros, soit près de 20 % du total des bénéfices du CAC 40. Leur poids conduit à une déformation profonde de l’indice boursier mais aussi de la perception de la santé économique du pays. La rente qu’ils sont parvenus à constituer fait rêver et leur conduite fait école. À des degrés plus ou moins poussés, tous les autres groupes aspirent à se constituer des marges stratosphériques.
L’usage sans limite du pouvoir de marché
Dirigeant de Stellantis (né de la fusion de PSA et Fiat Chrysler), Carlos Tavares résume en quelques mots ce qui est devenu la nouvelle doctrine des multinationales : il convient désormais « de privilégier la valeur par rapport au volume ». Laissant de côté au plus vite le moteur thermique pour la voiture électrique, le constructeur a réussi au premier semestre à faire les deux : augmenter à la fois ses ventes et ses prix, notamment grâce à une demande soutenue aux États-Unis. Projetant à terme de développer aussi un moteur à hydrogène, il ambitionne de devenir « une tech company de la mobilité durable ». Cette stratégie se révèle payante à ce stade. Stellantis se classe en tête des groupes du CAC 40 avec 10, 9 milliards d’euros de bénéfice au premier semestre, devançant pour une fois les indétrônables TotalEnergies et LVMH qui, d’un classement à l’autre, écrasent tout le CAC 40.
Sans réaliser les mêmes performances, Renault marche sur les mêmes traces. L’abandon de ses activités en Russie, qui lui a coûté plus de 3 milliards d’euros en 2022, est désormais derrière lui. Le constructeur, comme tous ses concurrents, a accéléré sa mutation vers les véhicules électriques et sa montée en gamme. Cela lui a permis d’augmenter ses ventes de 24 % en Europe au premier semestre, alors que le marché ne progressait que de 17 %. À elles seules, les hausses de prix se sont traduites par une progression de 8,8 % de son chiffre d’affaires (26,8 milliards d’euros). Au premier semestre, Renault a enregistré un bénéfice de 2,1 milliards d’euros, et sa marge opérationnelle s’élève à 7,6 %. Des chiffres que le constructeur n’avait pas connus depuis longtemps.
Le quartier de la Défense, qui abrite nombre de sièges de sociétés du Cac 40 © Eric Beracassat / Hans Lucas via AFP
Pour beaucoup d’autres secteurs industriels, la conjoncture a été beaucoup moins favorable. Mais la plupart se sont inscrits dans la même stratégie de « préservation de la valeur », quitte à accepter une baisse des volumes, voire de leur chiffre d’affaires. Car la hausse des prix, qu’ils ont pu continuer à imposer en ce premier semestre malgré la baisse des coûts de l’énergie et des matières premières, leur a permis de compenser, et même au-delà, la chute de leurs ventes. Beaucoup affichent des niveaux de marge historiques.
Michelin reconnaît ainsi que le volume de ses ventes a baissé de 3,7 %. Mais l’augmentation de ses prix (+ 9,4 %) en gomme tous les effets : le groupe affiche un résultat de 1,2 milliard d’euros, en hausse de plus de 43 % par rapport au premier semestre précédent. Air liquide, qui a vu son chiffre d’affaires baisser de 1,6 %, enregistre un résultat net de 1,7 milliard d’euros (+ 31,9 %) en partie grâce à la hausse de ses prix (+ 7,5 %) et de la diminution des prix de l’énergie. Saint-Gobain se félicite lui aussi « d’un écart prix-coût positif » : la hausse de ses prix (+ 7,9 %) et la chute des cours des matières premières ont largement compensé la chute de ses volumes de vente (- 6,3 %). Le groupe enregistre un bénéfice de 3,4 milliards d’euros, en hausse de 8,7 %.
Dans tous les autres secteurs, les groupes, lorsqu’ils se sont trouvés en position d’utiliser leur pouvoir de marché – un terme plus acceptable pour parler de situation de rente ou oligopolistique – ont eu recours à la même stratégie. Comme le reconnaît Danone, sa croissance, au cours du premier semestre « a été portée par les prix dans toutes les catégories ». Tandis que le volume de ses ventes a baissé en moyenne de 2,3 %, son chiffre d’affaires a augmenté de 6,4 % à 14,1 milliards d’euros grâce à des hausses de prix en moyenne de 8,7 %. Le groupe agroalimentaire, profitant de ses positions dominantes dans l’eau et les produits laitiers a augmenté ses prix de plus de 9 %. En revanche, dans la nutrition spécialisée, où il rencontre une concurrence plus acérée, il ne les a quasiment pas changés.
En bout de chaîne, un groupe de grande distribution comme Carrefour en perçoit une partie des bénéfices. L’inflation des prix alimentaires (+ 13,2 % en France, + 17,5 % en Belgique par exemple) lui a permis d’enregistrer une hausse de son chiffre d’affaires et de ses profits, qui viennent là encore largement effacer la chute des ventes. En France, son résultat courant affiche une hausse de 39 %. Au total, le groupe affiche un résultat net de 867 millions d’euros au premier semestre, soit un quasi-triplement de son bénéfice en un an.
Une indexation sur les prix pour les contrats, pas pour les salaires
Le spectre des années 1970 a resurgi avec le retour de l’inflation : tout devait être mis en œuvre pour éviter de refaire les mêmes erreurs que dans cette période de haute inflation. Les banquiers centraux et les économistes ont ressorti en urgence la courbe de Phillips à l’appui de leur démonstration : il ne fallait surtout pas indexer les salaires sur les prix, sous peine de tomber dans une spirale inflationniste fatale.
Curieusement, cette indexation interdite pour les salaires ne l’est pas quand il s’agit des contrats d’affaires. Non seulement il est jugé légitime que les entreprises répercutent la totalité des hausses des prix qu’elles subissent, mais il est aussi considéré comme parfaitement normal que des contrats long terme soient indexés sur l’indice des prix.
Vinci se félicite ainsi que ses grands contrats de concessions autoroutières aient inclus dès la signature des mécanismes de relèvements des tarifs en cas d’inflation. Cela lui a permis de relever ses prix de 5,7 % en février en France. Les mêmes principes ont été appliqués à l’étranger. Alors que le trafic aérien reprend, ses concessions aéroportuaires ont pu retrouver aussi le niveau de rente qu’en 2019. Avec un chiffre d’affaires en progression de 20 % au premier semestre, l’activité concessions (autoroutes et aéroports confondus) a dégagé un résultat opérationnel de 2,4 milliards d’euros – dont 1,6 milliard pour les seules autoroutes –, soit plus des deux tiers de son résultat opérationnel (3,5 milliards d’euros) et d’afficher un bénéfice net de 2 milliards d’euros, en hausse de 11 %.
Veolia, héritier de la Générale des eaux, comme Vinci, a profité du même système : il a mis en vigueur les mécanismes d’indexation prévus dans ses contrats de concessions et de services. Bien que les volumes de consommation d’eau et traitement des déchets soient en baisse, les prix ont augmenté de 4,4 % dans l’eau et de 4,9 % dans les déchets en France. En Argentine, où le groupe a récupéré les grands contrats d’eau signés par la Lyonnaise des eaux après sa prise de contrôle de Suez, le groupe se targue d’avoir pu « doubler les prix de l’eau » de ses concessions, pour suivre l’inflation galopante.
Rien de comparable ne peut être trouvé sur les salaires. D’ailleurs, les dépenses salariales ne figurent parfois même plus dans les comptes de résultat des groupes du CAC 40. À l’exception d’Hermès et de Bouygues, aucun d’entre eux ne fait allusion à des primes d’intéressement ou de participation, comme si les salaires, le social au sens large, relevaient désormais de l’accessoire.
Dans sa présentation, le groupe Schneider Electric, qui a opéré ces dernières années un repositionnement magistral, illustre combien les salaires, dans cette période de forte inflation, sont devenus quantité négligeable. Afin d’expliquer comment il est parvenu à passer d’un excédent brut d’exploitation (Ebitda) de 2,7 milliards d’euros au premier semestre 2022 à 3,1 milliards d’euros au premier semestre 2023, le groupe liste les principaux postes qui ont contribué. L’effet prix arrive en tête avec une contribution positive de 1,1 milliard d’euros, suivie par une hausse des volumes qui a rapporté 482 millions d’euros supplémentaires. En face, la hausse du coût de la main-d’œuvre n’a généré qu’une dépense supplémentaire de 57 millions d’euros, loin derrière les coûts des variations de change (185 millions d’euros). En quelques chiffres, tout est dit.
Le décrochage du deuxième trimestre
Combien de temps les groupes du CAC 40 pourront-ils poursuivre cette course folle aux profits et aux marges, en négligeant la demande ? Depuis le début de l’année, les chiffres s’accumulent de part et d’autre de l’Atlantique notamment, traduisant un effondrement du pouvoir d’achat des salariés face à une inflation jamais compensée. Tous les ménages moyens rognent sur toutes les dépenses, changent leurs habitudes de consommation, pour ne garder que l’essentiel. En France, alors que les ménages font face une hausse spectaculaire de 18 % des produits alimentaires, la chute de la consommation a atteint un niveau sans précédent : - 11,4 % selon l’Insee. Le même phénomène se retrouve partout.
Si le premier trimestre pouvait leur laisser espérer une certaine « normalisation », le deuxième trimestre montre des signes de dégradation dans tous les secteurs. Unibail-Rodamco-Westfield, qui exploite des centres commerciaux, avertit que le nombre de faillites de ses locataires est en nette augmentation : quelque 211 magasins ont mis la clé sous la porte au premier semestre. Danone note une chute de 5,1 % de ses volumes de vente entre mars et juin.
Sous pression, Orange a les plus grandes difficultés à garder ses clients et à augmenter ses tarifs. TF1 a vu ses recettes publicitaires diminuer de 6 % au premier semestre. La ruée vers les voitures électriques, au prix inaccessible pour les ménages les plus modestes, semble aussi se tasser. Renault dit avoir plus de 550 000 voitures en stock, soit l’équivalent de trois mois de production. Mais le groupe se dit confiant car il dit avoir plus de trois mois de commandes.
Le ralentissement touche désormais l’industrie lourde. Air liquide constate une baisse de l’ordre de 3 à 6 % dans ses activités dans la grande industrie. Même le secteur des activités électroniques, qui a pourtant le vent en poupe, accuse une baisse de 5,8 % aux États-Unis au deuxième trimestre en raison d’une chute de la demande. Les volumes de vente d’Arcelor eux ont déjà baissé de 3,6 %.
Mais c’est surtout dans les secteurs de la construction et de l’immobilier que le retournement est le plus avancé. Avec la hausse des taux d’intérêt, les achats immobiliers sont plus chers et plus difficiles : encouragées par la BCE, les banques ont diminué drastiquement la distribution de crédit immobilier. Cette contraction s’est traduite directement dans les comptes : l’activité immobilière de Vinci est en chute de 23 % et ses commandes de 36 %, celle de Bouygues enregistre une baisse de 14 % et le résultat opérationnel de Bouygues construction affiche une perte de 65 millions d’euros.
Alors que la Chine donne à son tour des signes d’essoufflement, que les échanges mondiaux ralentissent, que le prix du pétrole et des matières premières repart à la hausse, ces résultats du premier semestre pourraient bien ne se révéler qu’une parenthèse.
Martine Orange
Boîte noire
Pour cet article, j’ai retenu les bénéfices part du groupe, publiés et non ajustés