En 1958, pendant les journées insurrectionnelles qui précèdent le retour au pouvoir du général de Gaulle, Henri Lefebvre, 57 ans, fait face à deux « camarades » du Parti communiste français (PCF) dans une salle austère. Sa demande de rédaction d’un procès-verbal vient d’être sèchement refusée. La Commission centrale de contrôle politique n’est là que pour l’interroger sur ses « comportements ».
L’entretien débute : « As-tu demandé l’autorisation du parti pour écrire dans L’Express un article sur la Nouvelle Vague ?... — Non. — As-tu demandé l’autorisation du parti pour écrire une réponse à André Philip dans France-observateur ?... — Non. » Après cette comédie d’interrogatoire, le philosophe est exclu du PCF, où il militait depuis trente ans. Il faisait partie de la première génération de philosophes marxistes, avec son ami Norbert Guterman (1900-1984) et Georges Politzer (1903-1942).
Dans son autobiographie critique, La Somme et le reste (1959) – un livre remarquable, publié en deux volumes et malheureusement difficilement consultable aujourd’hui, comme une grande partie de son œuvre profuse (quelque 60 livres) –, il commente : « Les dirigeants jugeaient l’heure venue et le moment favorable pour se débarrasser de l’opposition antistalinienne. »
Depuis la publication du rapport de Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, en 1956, ses relations avec la nomenklatura étaient tendues. En 1957, le secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, sature son dernier livre (Pour connaître la pensée de Lénine) de commentaires manuscrits : il le taxe de « révisionnisme » et de « convergences avec la Nouvelle Gauche ».
L’attachement de Lefebvre à l’idée que le philosophe doit « démasquer et extirper l’aliénation sous toutes ses formes, de l’image sainte (la religion) aux représentations profanes, y compris l’aliénation politique et l’aliénation philosophique elle-même », irrite les staliniens, rivés à leur « diamat » (matérialisme dialectique) monolithique. Ces derniers rejettent l’œuvre de jeunesse de Marx (ses fameux Manuscrits de 1844), que Lefebvre a été le premier à publier en français dans la revue Avant-Poste en 1933, et où il définit le concept d’aliénation.
En 1958, la rupture est donc consommée. Le 1er mars, Thorez met à l’ordre du jour d’une réunion avec Roger Garaudy (1913-2012), figure montante du PCF, « la lutte contre le révisionnisme (H. Lefebvre) ». Les commis aux opérations politiques s’efforcent d’acter cette disgrâce. Dans La Nouvelle Critique, puis dans un livre entier, Lucien Sève (1926-2020), autre figure intellectuelle du parti, achève son exécution philosophique (qu’il regrettera à la fin de sa vie).
Lefebvre résume ses propres torts avec ironie : « J’avais lutté contre le dogmatisme, contre le stalinisme, pour la démocratie dans le parti, pour un programme de la gauche. »
Cette excommunication, à un moment où la pensée marxiste est hégémonique et où le PCF pèse 30 %, n’est pas pour rien dans le caractère encore confidentiel de l’œuvre de Lefebvre en France. « Son exclusion a abouti à la mise à l’écart de la pensée de Lefebvre pendant des décennies. Il a fallu attendre les années 1980 pour que les communistes redécouvrent sa pensée, qui était rejetée comme hérétique », explique l’historien du communisme Roger Martelli, qui l’a connu à la fin de sa vie.
L’ancien membre du courant des « Refondateurs » du PCF garde le souvenir d’un « personnage fascinant », « qui inspirait le respect pour sa rigueur et sa capacité à bouger [intellectuellement], à comprendre le mouvement des sociétés ». D’un « morceau d’histoire vivante » aussi.
Né en 1901 et mort en 1991, Lefebvre traverse « l’âge des extrêmes », selon l’expression de l’historien marxiste Eric Hobsbawm. « Son œuvre est une drôle de rencontre entre la philosophie, le XXe siècle et les textes de jeunesse de Marx », résume sa fille, Armelle Lefebvre, elle-même philosophe, et qui s’occupe de la valorisation des 150 boîtes d’archives de son père confiées à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec). Henri Lefebvre adhère au PCF en 1928, en est exclu en 1958, est au cœur de Mai 68 (il enseigne alors à Nanterre et dit avoir joué un rôle dans la constitution du groupe du 22 mars), flirte avec les situationnistes (groupe gauchiste réuni autour de Guy Debord) et meurt en même temps que l’URSS s’effondre.
Entre-temps – fait exceptionnel –, il s’est rapproché du PCF, dont sa dernière épouse, Catherine Régulier, était membre, demandant même à y être réintégré. « Il demanda que cette réintégration eût l’allure d’une réhabilitation, dans le cadre d’une réception par les dirigeants du PCF. Il ne reçut aucune réponse », rapporte l’historien Yves Vargas. Au moment même de son exclusion, il avait publié une réponse au titre éloquent dans Les Temps modernes : « L’exclu s’inclut ». « Il a toujours aimé ses partis pris, ce n’était pas quelqu’un de clivé », explique Armelle Lefebvre.
Pour Roger Martelli, ce retour inopiné au « grand parti de la classe ouvrière » est une affaire de génération : Henri Lefebvre, comme l’historien Jean Bruhat (1905-1983), a vu le PCF passer de la marge des premières années (après le congrès de Tours, en 1920) au parti de masse du Front populaire et de la Libération. « Cette capacité à marier la critique radicale que porte le communisme et le sens de la bataille de masse l’a tenu à l’écart de l’extrême gauche trotskiste et maoïste. Cette expérience de radicalité populaire reste une question centrale de la vie politique aujourd’hui, c’est là que se situe le manque de la gauche », observe Roger Martelli.
C’est l’une des raisons pour lesquelles La Somme et le reste fait étrangement écho aux vicissitudes contemporaines de la gauche. Sur la lutte contre le dogmatisme et le repli sur soi des partis de gauche (« Je ne veux pas entériner le dogmatisme parce que l’instrument idéologique utile [c’est-à-dire le PCF – ndlr] prend la forme du dogmatisme »), l’impasse du tournant national du PCF – objet de son livre Le Nationalisme contre les nations, paru en 1936 (« Après avoir renforcé le courant nationaliste, après avoir affaibli et contribué à écarteler “la gauche”, les communistes ont mal réussi à se réinsérer en elle ») –, la nécessité de « faire tomber des barrières » entre « la gauche » et le mouvement communiste, son attachement à la démocratie et à la spontanéité, ses paroles résonnent.
Porté au pinacle en Mai 68, et subitement oublié
La voix du philosophe a pourtant du mal à se frayer un chemin jusqu’à nous. L’historien Jean-Numa Ducange, qui travaille sur les archives d’Henri Lefebvre, constate une « très forte disproportion » dans la diffusion de sa pensée. Si ses travaux précurseurs sur l’urbanité (Le Droit à la ville en 1968, Du rural à l’urbain en 1970, La Production de l’espace en 1974) constituent « une référence absolue dans les études urbaines anglophones », Lefebvre est en revanche « relativement marginal en France ».
Éditeur chez Verso (Londres), qui a publié sept livres de Lefebvre, Sebastian Budgen confirme un « décalage énorme de sa réception entre la France et le monde anglophone » : « Depuis l’introduction de son livre,Le Droit à la ville, par le courant des géographes radicaux, au premier rang desquels David Harvey dans les années 1980, il est devenu une référence incontournable pour les grands penseurs de la critique radicale, alors qu’il est très peu discuté parmi les philosophes et sociologues contemporains en France. » En 2022, l’universitaire américain Stuart Elden a publié un recueil de textes encore inédits en anglais de Lefebvre, On the Rural (University of Minnesota Press).
En France, sa vie éditoriale est plus retorse. Une incongruité veut que ses livres les plus importants soient publiés par Economica, une maison d’édition qui n’est pas spécialisée dans les sciences humaines et sociales. Son livre le plus diffusé est un « Que sais-je ? » (Le Marxisme)constamment réédité depuis 1948. Les éditions Gallimard ont même cédé les droits de La Proclamation de la Commune, paru en 1965 dans la fameuse collection des « Trente journées qui ont fait la France ». Les éditions La Fabrique l’ont réédité en 2018.
« Cet ouvrage a eu un succès monumental dans les années 1970 », relate Jean-Numa Ducange. Loin des grilles de lecture idéologiques, l’auteur – qui en a discuté pendant des nuits très arrosées avec les situationnistes, qui l’accuseront même de plagiat – interprète la Commune comme une réappropriation par les classes populaires des quartiers dont elles avaient été exclues par Haussmann. « Selon la vulgate communiste classique, la Commune annonçait le communisme du XXe siècle, et il ne lui manquait qu’un parti bolchevique. Lefebvre s’écarte de cette lecture pour insister sur ses aspects libertaires, de découverte de l’autonomie, ce que confirmera plus tard l’historien Jacques Rougerie », analyse Roger Martelli.
Mêlant les disciplines – philosophie, sociologie, urbanisme, histoire –, il applique sa Critique de la vie quotidienne (un de ses livres les plus influents, paru en 1947 et réédité plusieurs fois à L’Arche, où il défend que la vie quotidienne est le lieu même de la domination de classe) à l’insurrection parisienne. Elle est « la métamorphose de la vie (quotidienne) en une fête sans fin, en une joie sans autre limite ni mesure que la fatalité de la mort, elle-même indéfiniment reculée ». L’explosion de Mai 68 et l’effervescence gauchiste qui lui succède placent le livre et son auteur au cœur de l’époque. Penser la révolution comme une fête parle aux Enragés.
Aux premières loges de la révolte (il enseignait dans l’amphi B2 à Nanterre, d’où sont partis les événements), Lefebvre est à l’origine d’une interprétation originale – la théorie de la contradiction spatiale – qui s’est imposée dans l’historiographie de Mai 68 : l’emplacement d’une station de métro obligeait les étudiants et étudiantes de Nanterre à traverser tous les jours les bidonvilles algériens pour rejoindre un campus flambant neuf. « Les étudiants ont donc eu une prise de conscience très forte des réalités du monde. Pour lui, c’était une des causes profondes de la révolte de ses étudiants », explique Armelle Lefebvre, qui se souvient que son père racontait souvent cette histoire.
Là encore pourtant, la notoriété d’Henri Lefebvre se heurte à son caractère iconoclaste, à rebours des courants qui dominent la pensée marxiste. Il s’oppose violemment au structuralisme, à l’existentialisme, ferraille contre Louis Althusser (1918-1990), qui règne en maître sur l’École normale supérieure. Lui n’est ni normalien ni agrégé. « Lefebvre et ses amis ne croyaient pas en l’académie, c’était là où il ne fallait pas être – d’ailleurs, il avait plus de 60 ans quand il a commencé à enseigner à Nanterre », rappelle Armelle Lefebvre. Or l’histoire retient davantage les « gens d’école » que les « gens du tas », défend le sociologue Rémi Hess, son biographe, qui rapporte dans sa préface au Droit à la ville que Lefebvre a « fait ses classes de sociologie en conduisant un taxi dans les années 1920 à Paris ».
Joint par Mediapart, le philosophe Étienne Balibar, qui était l’élève d’Althusser, lui-même normalien, confirme cette marginalisation fondée sur des différends théoriques. Il rapporte ne l’avoir rencontré que tardivement, en 1978, lors d’un dîner chez lui à l’initiative du philosophe Nicos Poulantzas (1936-1979). Ce dernier, prenant au tragique les divisions de la gauche partisane et intellectuelle, souhaitait réconcilier les frères ennemis, Lefebvre et Althusser. L’auteur de Lire le Capital n’est pas venu.
Balibar, lui, a été conquis par le philosophe au physique de Victor Hugo, « très vif intellectuellement, prodigieusement séduisant ». Lefebvre lui a alors proposé d’écrire avec lui un livre sur le marxisme, pour « marquer un grand coup » parmi les marxologues, qui ne s’y attendraient pas. Balibar a décliné, non par réserve, mais parce que le contrat déjà signé avec la maison d’édition leur laissait 15 jours – ce qui n’effrayait pas Lefebvre, graphomane hors pair. « J’étais effondré,rapporte Balibar. Je me suis privé du plaisir de faire un livre avec lui. Je le regrette aujourd’hui. »
La redécouverte d’un « penseur écologiste »
Pour Kristin Ross, professeure de littérature comparée à New York University, qui fait vivre les études lefebvriennes, une raison supplémentaire s’ajoute au peu d’écho reçu par Lefebvre en France en comparaison avec le monde anglophone.
« La démarxification de la France, qui a commencé à la fin des années 1970 avec François Furet et les Nouveaux Philosophes, était beaucoup plus rigoureuse – c’était presqu’une purge – qu’aux États-Unis, en Angleterre ou en particulier en Amérique latine, explique-t-elle. Le fait que le marxisme dans les universités américaines n’ait rien connu d’aussi sévère, malgré l’ère de McCarthy, et qu’il ait réussi à poursuivre clopin-clopant son chemin minoritaire, ne fait que souligner la remarquable force de l’hégémonie de la pensée marxiste en France après la Seconde Guerre mondiale, dans le débat philosophique. Lefebvre était au cœur de cette agitation intellectuelle et politique, et il n’a pas “retourné sa veste”, comme on dit. »
Dans son dernier livre, La forme-Commune, paru aux éditions La Fabrique, où elle revisite les luttes paysannes des années 1960-1970 au regard des luttes contemporaines contre l’accaparement des terres (ZAD de Notre-Dame-des-Landes, Soulèvements de la Terre), Kristin Ross mobilise Henri Lefebvre comme un « penseur écologiste », ainsi qu’elle l’expliquait dans un entretien à Mediapart. Avant de s’intéresser à l’urbanité, le philosophe était en effet chercheur en sociologie rurale au CNRS, et a écrit deux thèses sur les vallées pyrénéennes (d’où venait la famille de sa mère et où il a gardé des attaches), en 1954.
C’est la partie de son œuvre qui fait l’objet d’une redécouverte exponentielle ces dernières années. Dans l’introduction d’un texte inédit datant de 1959, à paraître en septembre dans le numéro 74 de la revue Actuel Marx, Armelle Lefebvre et Claire Revol (autrice d’une thèse sur Lefebvre) mettent en valeur cette actualité : « Alors qu’au XXIe siècle s’engage la lutte pour les biens communs essentiels (l’eau, l’air, les sols et les sous-sols, les terres agricoles et l’alimentation locale, les forêts), dans un contexte de crise écologique et de pollution systémique, la pensée de Lefebvre offre aux luttes paysannes des appuis déjà identifiés, et qui restent à explorer. »
Décrire Lefebvre comme un « penseur écologiste », même si cela peut sembler anachronique, ne paraît donc pas absurde aux yeux de sa fille, bien au contraire. Elle rapporte qu’il était d’ailleurs « très ami » avec Bernard Charbonneau (1910-1996), un précurseur de l’écologie radicale, auteur du livre Le Jardin de Babylone, paru en 1969 et réédité par l’éditeur post-situationniste L’Encyclopédie des nuisances en 2002. « Ils se voyaient dans les Pyrénées, où ils vivaient à 15 km l’un de l’autre. Charbonneau était professeur de collège, il vivait dans une maison sans électricité, ni rien du confort moderne », se souvient Armelle Lefebvre, qui voit dans le legs de son père les ferments d’un « écosocialisme ».
Jointe par Mediapart, Kristin Ross explique que la conceptualisation de la notion marxiste d’« appropriation » par Lefebvre lui sert à comprendre la force des luttes territoriales contemporaines, « en particulier cette idée de reconquête de l’espace vécu et du temps vécu ». « Lefebvre pensait que les individus et les groupes ne pouvaient pas se constituer comme sujets politiques sans générer un espace – à la fois physique et social – qu’ils s’approprient, gèrent et “produisent” eux-mêmes, détaille-t-elle. C’est une idée profondément écologique, et c’est certainement celle qui est au cœur des mouvements territoriaux et des luttes pour la restitution des terres comme Notre-Dame-des-Landes, StopCopCity à Atlanta, Standing Rock et, bien sûr, les Soulèvements de la Terre. L’appropriation implique “l’usage” plutôt que la propriété. »
Elle ajoute que « Lefebvre a écrit de manière très visionnaire, dans les années 1970, sur la manière dont les luttes contre l’accaparement des terres créaient invariablement des alliances entre différentes sortes de population, des gens qui se réunissaient parfois malgré de grandes différences idéologiques et identitaires – c’est un processus que les gens de la ZAD ont éprouvé, vécu et décrit sous le nom de “composition”. » Comme quoi l’œuvre de Lefebvre, longtemps occultée en France, mérite encore toute notre attention.
Mathieu Dejean
Boîte noire
Pour rédiger cet article, je me suis appuyé sur ces ouvrages d’Henri Lefebvre :
- Critique de la vie quotidienne, tome 1, L’Arche, 1958.
- La Somme et le reste, La Nef de Paris Éditions, 1959.
- Le Droit à la ville, Economica / Anthropos, 2009.
- La Proclamation de la Commune, La Fabrique éditions, 2018.