Le 4 octobre prochain, la IIIe République perdra son record de longévité. Le régime actuel, celui fondé par le général de Gaulle, fêtera ses 65 ans et deviendra le plus durable de tous ceux qui se sont succédé depuis la Révolution française.
L’argument sera certainement brandi pour vanter la stabilité institutionnelle apportée au pays par la Ve République. Il restera cependant difficile d’ignorer la crise rampante de légitimation qui la frappe de longue date, et cela d’autant plus que cette crise s’est accélérée sous le second mandat d’Emmanuel Macron, à l’occasion de la réforme des retraites passée au forceps.
Fait intéressant, cet épisode récent a donné lieu à des analyses sur le « retour du refoulé autoritaire de la Vᵉ République ». Ce qui nous rappelle que dans les célébrations à venir, ce n’est pas seulement l’état délabré de notre vie politique qui risque de passer à la trappe des discours dominants, mais aussi les origines controversées de la Constitution de 1958, née à l’ombre de la sédition, rédigée dans l’urgence par une poignée d’hommes, quand bien même elle inaugurait une bifurcation majeure dans l’histoire républicaine.
Autrement dit, nous risquons d’assister à la reproduction d’une opération engagée par les gaullistes dès que le passage à la Ve République fut acquis : « La construction du régime contre ses origines », décrite par la politiste Brigitte Gaïti dans un article de 1999, dans lequel elle souligne « les soupçons [qui entouraient alors] les nouvelles institutions ». Et pour cause…
Le général Salan (les bras levés) au balcon du gouvernement général d’Alger, le 15 mai 1958 (il y criera « Vive de Gaulle ! »). © AFP
L’avènement du régime gaullien est intrinsèquement lié au 13 mai 1958, une de ces « journées qui ont fait la France », selon l’intitulé d’une célèbre collection de Gallimard. Auteur de l’ouvrage consacré à cette date, l’historien Michel Winock parle d’un « événement politique pur [ :] c’est le conflit entre le nationalisme algérien et la puissance coloniale française qui est à l’origine d’une journée explosive, prélude à un changement de régime ».
Ce jour-là, alors qu’une vive émotion a été causée par l’exécution de trois soldats français détenus par les indépendantistes du
Dans l’après-midi, la foule déferle sur le gouvernement général, symbole de l’autorité parisienne en Algérie. Un comité de salut public à direction militaire se forme dans la soirée, qui exige du président de la République la création d’un « gouvernement de salut public, seul capable de conserver l’Algérie partie intégrante de la métropole ». Un putsch est à l’œuvre de l’autre côté de la Méditerranée, qui ne reconnaît pas l’autorité du nouveau président du Conseil – Pfimlin – investi par la représentation nationale.
Soulignant la contingence de la séquence qui s’ouvre, Brigitte Gaïti rappelle qu’avant le 13 mai, le rappel au pouvoir du général, malgré son prestige, faisait figure d’option improbable. Elle nécessitait « le ralliement d’acteurs beaucoup plus nombreux » par rapport à d’autres solutions, « et surtout pour la plupart beaucoup plus réticents soit à la personne de De Gaulle, soit au type de solution politique qu’il incarne, qu’ils soient militaires, parlementaires, ministres ou manifestants algérois ».
Un « coup de force légalisé »
Les gaullistes sont d’ailleurs pris de court par les activistes algérois. Les fidèles du général ne prennent le train en marche qu’une fois le gouvernement général occupé. L’un d’entre eux, Léon Delbecque, parvient à se faire nommer vice-président du comité de salut public et à ce que soit désormais réclamé le « recours à un arbitre national », dont l’identité se devine aisément. Le 15 mai, le général en chef de l’armée en Algérie, Raoul Salan, en appelle même explicitement à de Gaulle.
Ce dernier publie alors un communiqué, dans lequel il affirme se tenir « prêt à assumer les pouvoirs de la République ». Quatre jours plus tard, il donne une conférence de presse durant laquelle il se refuse à condamner les insurgés, tout en assurant qu’il ne compte pas « commencer une carrière de dictateur » à son âge avancé – sans parvenir à rassurer la gauche, dont le soutien, au moins partiel, lui est nécessaire pour être investi par la voie légale.
Vidéo : Extrait de la conférence de presse du général De Gaulle, le 18 mai 1958. © YouTube
En ce sens, le ralliement acquis à la fin du mois du socialiste Guy Mollet, premier secrétaire de la
Entre-temps, le putsch a gagné la Corse, et des militaires préparent une « opération Résurrection » qui se serait traduite par l’arrivée de milliers de parachutistes à Paris. Le 30 mai, invoquant le caractère dramatique de ces événements, Guy Mollet pèse de tout son poids pour obtenir du groupe socialiste une inflexion de sa position. Il est finalement convenu que ses membres seront déliés de toute discipline de vote, ce qui ne laisse guère de doute sur la capacité de De Gaulle à obtenir une majorité à l’Assemblée nationale.
De fait, le 1er juin, après sa lecture d’un discours dans l’hémicycle qu’il quitte aussitôt, 329 députés le soutiennent contre 224. Quarante-deux voix proviennent du groupe socialiste. Si elles avaient fait défaut, le vote aurait été plus serré et d’autres parlementaires auraient pu hésiter à leur tour. Difficilement concevable jusqu’alors, le ralliement au général s’est finalement opéré largement, faute d’autre option convaincante.
De manière structurelle, dans cette dernière phase du régime, aucune majorité n’était plus possible derrière une orientation claire, qu’il s’agisse d’une fuite en avant guerrière ou d’une négociation avec le nationalisme algérien. En réserve de la République, « la plus grande force de De Gaulle est [alors] son silence, analyse son biographe Julian Jackson. [Il] permet à chacun de l’interpréter comme il le désire. […] Il est une feuille blanche sur laquelle les Français peuvent projeter leurs espoirs et leurs aspirations, et c’est ainsi qu’il l’entend ».
De manière plus conjoncturelle, au fur et à mesure que la crise algérienne s’aiguise au cours du mois de mai 1958, l’alternative se simplifie dramatiquement pour les responsables politiques en place : soit un coup d’État militaire, soit le ralliement à de Gaulle. Mais cette configuration n’est pas tombée du ciel. Pour arriver au pouvoir « à ses propres conditions », c’est-à-dire « pour mettre fin au système – pas pour y participer », précise Julian Jackson, le général a joué avec le feu.
Rallié par raison à la démocratie, il savait que le recours à la violence armée aurait entaché son arrivée au pouvoir et rendu coûteux son exercice. Il s’arrange néanmoins pour que cette hypothèse plane jusqu’au bout. « Son souhait d’une issue légale s’accompagne d’une menace insurrectionnelle qu’il ne désavoue à aucun moment de la crise », confirme Michel Winock. « Le jeu complexe » des gaullistes, écrit de son côté Brigitte Gaïti, consiste à « entretenir et contenir la poussée militaire dont dépend la menace qu’ils construisent, et [à] rassurer les parlementaires dont dépend l’arrivée légale au pouvoir de leur chef ».
Faut-il parler de « coup d’État gaulliste », comme le fait sans ambages l’historien états-unien Grey Anderson, dans un ouvrage insistant sur la violence originelle de la Ve République ? « En droit, le général de Gaulle tiendra ce soir ses pouvoirs de la représentation nationale ; en fait il les détient déjà du coup de force », déclare François Mitterrand à l’Assemblée le 1er juin 1958. La « légalité [de son retour] est douteuse », admet en écho Michel Winock, qui ajoute néanmoins que celle-ci s’appuyait sur une « légitimité certaine », perceptible dans l’opinion publique et bientôt confirmée dans les urnes.
Interrogée par Mediapart, Brigitte Gaïti préfère l’expression de « coup de force légalisé ». Plutôt que de caractériser de manière unilatérale la séquence, ou d’essentialiser des protagonistes dont les stratégies et les positions fluctuent au fil de la crise, la politiste invite à considérer « le processus » qui est à l’œuvre, amorcé dans une atmosphère séditieuse pour finir dans les clous institutionnels.
Encore ne faut-il pas négliger la part de subversion formelle qui persiste, même après l’investiture du général de Gaulle. Le lendemain, le 2 juin, celui-ci se voit en effet accorder les pouvoirs spéciaux en Algérie, les pleins pouvoirs et la responsabilité de préparer une nouvelle Constitution. Or, la Constitution de la IVe République n’ouvrait la voie, pour les autorités politiques, qu’à des révisions constitutionnelles.
Non seulement la procédure de ces révisions, prévue à l’article 90, est modifiée par la loi constitutionnelle que promulgue le président René Coty le 3 juin, mais cette loi va plus loin en actant un changement de régime. Selon le professeur de droit public Alexandre Viala : « De Gaulle a glissé du pouvoir constituant dérivé (celui qui peut changer la Constitution dans des limites fixées par celle-ci) à un pouvoir constituant originaire (celui qui crée une Constitution ex nihilo). Autrement dit, il a changé de Constitution alors qu’il n’aurait dû être habilité qu’à changer la Constitution. »
Une majorité du personnel de la IVe République consent cependant bien à ce glissement, et à la forme singulière que prend l’écriture du nouveau texte constitutionnel, objet de notre prochain épisode.
Fabien Escalona