Dès les années 1950, le réarmement de l’Allemagne de l’Ouest est à l’ordre du jour et celui de l’Allemagne orientale a déjà commencé. Il s’est en quelque sorte officialisé lors de la conférence du SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands) qui se déroule du 9 au 12 juillet 1952 et qui proclame la « construction du socialisme » comme la nouvelle tâche fondamentale du régime. Outre la collectivisation accélérée dans l’agriculture, la suppression du commerce et de l’artisanat, cette politique implique le développement accru de l’industrie lourde. Il y a une continuité avec les objectifs du régime sous Staline : celui de reconstruire les industries est-allemandes mais aussi soviétiques.
Productivité accrue et crise du ravitaillement
En novembre 1952, dans son rapport, au retour du 19e congrès du Parti bolchevique, Walter Ulbricht, secrétaire général du Comité central du SED, précise sa politique autour du triptyque : économies sévères, productivité accrue, révision des normes. Ce redéploiement se fait alors au détriment des autres secteurs de l’économie comme la production de biens de consommation. La conséquence immédiate, c’est que de juin 1952 au printemps de l’année suivante, ce sont environ 335 000 personnes qui quittent la RDA pour l’Ouest, essentiellement des petits industriels et des paysans qui voient leurs biens confisqués. Au printemps 1953, sévit une crise du ravitaillement, voire une pénurie pour certaines denrées comme les pommes de terre, la viande ou encore le charbon. Le 28 mai 1953, le Conseil des ministres décide, pour résoudre la crise, une augmentation des normes de travail de 10 %. Ce relèvement des normes n’est pas nouveau. Elles étaient en réalité relevées depuis 1949 mais jusque-là le bâtiment, secteur très combatif de la classe ouvrière est-allemande, avait globalement été épargné.
Cependant, des contre-ordres arrivent de Moscou, poussant les dirigeants du SED à un rétropédalage. Après la mort de Staline, les nouveaux dirigeants de l’URSS, Beria et Malenkov, ont fait une offre à l’Ouest pour obtenir le retrait des troupes américaines, en échange de l’unification de l’Allemagne et des élections libres. Cela implique, entre autres, l’arrêt des politiques économiques à l’œuvre. La politique du SED « de construction du socialisme » est donc remise en cause, et le 9 juin 1953 le « nouveau cours » est adopté en RDA. Le 11 juin 1953, le Neues Deutschland publie une déclaration d’autocritique apportée par V. Semionov le Haut Commissaire de l’URSS, qui reconnaît que « la construction du socialisme avait causé de graves problèmes à l’économie est-allemande ». Des concessions sont ainsi faites aux paysans exilés, aux classes moyennes, à la bourgeoisie et à l’Église. Ceux qui ont fui la RDA pourraient récupérer leurs propriétés. On améliore les conditions des classes sociales les plus aisées et on aggrave celles de la classe ouvrière, car le décret sur les normes reste en vigueur. Les ouvrierEs reçoivent alors des salaires accusant jusqu’à 30 à 40 % de diminution. La colère monte, d’autant que les bureaucrates du SED apparaissent fragiles et divisés, une partie d’entre eux soutenant une réunification capitaliste de l’Allemagne dans les termes du Kremlin. La crise révolutionnaire couve désormais.
L’insurrection
Depuis plusieurs semaines, avec l’application des nouvelles normes, des grèves se sont multipliées dans plusieurs villes comme Magdeboug ou Chemnitz. Les ouvrierEs sont étroitement surveillés par des chronométreurs zélés et tatillons. À la mi-mai, les ravaleurs du bâtiment de Berlin-Ouest se sont mis en grève eux aussi pour demander une nouvelle convention collective. Les ouvriers des chantiers de la Stalinallee à Berlin-Est ont alors suivi le mouvement de près, et la presse est-allemande se fait très maladroitement le relais de ce mouvement. Le 16 juin, après l’annonce du maintien du décret sur les normes, une centaine d’ouvriers du bâtiment de la Stalinallee, vitrine de la RDA, où les chantiers se touchent sur des centaines de mètres, cessent le travail et descendent dans la rue. Ils sont rapidement rejoints par des milliers d’autres. Dès midi, le Politbüro recule et retire l’augmentation des normes. Mais c’est déjà trop tard, cela ne suffit pas à arrêter le mouvement qui s’est déjà répandu à travers toute la ville. Le slogan « nous exigeons une réductions des normes » perd progressivement sa place centrale. Aux revendications sociales s’ajoutent des revendications politiques qui exigent la démission du gouvernement ou encore la mise en place d’élections libres à bulletin secret. L’idée de la grève générale fait son chemin. Le 17 juin, le mouvement s’est généralisé à l’ensemble du pays. On compte plusieurs centaines de milliers de grèves et des manifestations ont lieu dans plus de 500 villes de RDA. La grève est massive, surtout dans les grandes entreprises et les grandes villes ouvrières. Elle va continuer dans certains secteurs jusqu’au 21 juin.
Une flambée radicale
Les caractéristiques du mouvement sont, d’une part, sa radicalisation rapide et large et, d’autre part, son absence de direction unifiée en capacité de renverser le régime. La colonne vertébrale de l’insurrection est formée par les ouvriers de l’industrie lourde, de la construction mécanique, des grandes industries chimiques, le « cœur rouge » de l’Allemagne. Cependant, ce sont les ouvriers du bâtiment qui, souvent, en dehors de Berlin même, prennent l’initiative du mouvement.
Dès l’après-midi du 16 juin, les travailleurs des chantiers de la Stalinallee interpellent le gouvernement au son de « Poltrons ! Démission ! Liberté ! Abaissement des normes ! Nous voulons voir Ulbricht et Grotewohl ! » La grève générale se développe dès le 17 au matin. À Leipzig, deuxième ville d’Allemagne orientale, la plupart des usines sont en grève. De grandes usines comme le chantier naval Neptun (à Rostock), les usines Zeiss (à Iéna), Lowa (à Gorlits), Olympia (à Erfurt), Buna (à Halle), les usines de locomotives de Babelsberg, les aciéries de Fürstenwalde et de Brandebourg, ont toutes arrêté le travail. Des travailleurEs d’entreprises plus petites, des ménagères, des étudiantEs et des travailleurEs indépendants rejoignent le mouvement. Des comités de grève se forment dans plusieurs usines qui dressent des listes plus amples de revendications, matérielles mais aussi très politiques comme la mise en place d’élections libres, la réduction du salaire de la police, la démission du gouvernement, la libération des prisonnierEs...
Ils organisent les ravitaillements en gaz, en électricité en se substituant à l’administration. Ils occupent les radios, les imprimeries comme à Halle ou à Leipzig. À Bitterfeld, le Comité central de grève envoie un télégramme au « soi-disant gouvernement démocratique allemand » exigeant sa démission et la « constitution d’un gouvernement provisoire de travailleurs progressistes ». Les prisons sont investies un peu partout et on libère les prisonnierEs politiques à Magdebourg ou à Bitterfeld. À Görlitz, la foule forme un Comité de gouvernement populaire ainsi qu’une milice de travailleurEs, non armée.
Tout cela mettait en cause les bases mêmes du régime. Mais si les cellules du SED présentes sur les lieux de travail étaient le plus souvent dissoutes et remplacées par de nouvelles formes d’organisation, il manquait une direction qui puisse unifier les comités ouvriers et former un contre-pouvoir alternatif au régime du SED. De surcroît, isolé dans la seule zone orientale, le mouvement ne pouvait pas gagner. Une des conditions de la victoire de la grève, c’était son extension à Berlin-Ouest et à l’Allemagne occidentale. Des tentatives ont existé mais elles ont échoué. Tôt ou tard, les forces d’occupation soviétiques interviendraient !
Les tanks soviétiques et leurs alliés
Dès le jeudi 16 juin à 13 heures le commandement soviétique proclame l’état de siège. Le 17 juin, plus de 25 000 soldats soviétiques et des centaines de tanks entrent dans Berlin, et la loi martiale est établie. L’état d’urgence sera maintenu jusqu’au 11 juillet. On compte plus d’une centaine de morts dont beaucoup d’ouvriers abattus dans les rues et des centaines de blessés. Des dizaines de milliers de grévistes sont arrêtés et jugés. Certains sont exécutés, d’autres condamnés à vie. À Berlin, l’ouvrier électricien au chômage Willy Göttling, accusé d’avoir agi pour un service de renseignements étranger, est fusillé pour l’exemple. La répression sévit dans toute la RDA.
Sans l’intervention de l’armée soviétique le régime se serait écroulé. Du point de vue militaire, les forces qui ont appuyé le régime sont faibles. Quelques régiments de police en caserne, quelques étudiants et quelques milliers de jeunes communistes membres de la FDJ (Freie Deutsche Jugend) qui ont manifesté pour soutenir le régime le soir du 16 juin notamment. Les pays impérialistes ont fait mine de s’émouvoir, satisfaits en réalité de voir le prolétariat allemand défait. Quant aux staliniens français, ils reprennent dans l’Humanité la thèse du gouvernement de la RDA « d’un putsch des forces occidentales », qualifiant les ouvriers en grève de « provocateurs fascistes à la solde des puissances étrangères »...
En conclusion...
En juillet 1953, Mandel qualifiait ce soulèvement ouvrier comme « l’action révolutionnaire la plus importante du prolétariat allemand depuis 1923 ». C’est une réalité : le niveau de combativité atteint en une seule journée n’a pas été égalé depuis. Aucune lutte significative ne l’a dépassé entre 1953 et 1989. Le prolétariat allemand a gardé longtemps l’espoir de refaire un 17 juin, mais la répression du mouvement a renforcé l’État sécuritaire et a affaibli les capacités de résistance collectives. Le mouvement ouvrier n’appartenant pas au SED et porteur des traditions spartakistes finit par se désagréger. Malgré tout, le soulèvement de juin, par sa radicalité et son extension à l’ensemble de la RDA est un mouvement exemplaire qui a essaimé. C’est l’acte fondateur d’une série de rébellions contre les régimes d’Europe de l’Est. L’étincelle qui a déclenché les soulèvements en Pologne en 1956 et 1980, en Hongrie en 1956 puis en Tchécoslovaquie en 1968.
Sandra Cormier
Sources :
– Gareth Dale, « Le soulèvement populaire du 17 juin 1953 (1) », alencontre.org
– Ernest Mandel, « Le soulèvement populaire du 17 juin 1953 (2) », alencontre.org
– François Fejtö, Histoire des démocraties populaires, 2. Après Staline. Éditions du Seuil, Points Histoire, 1992.
– Benno Sarel, La classe ouvrière d’Allemagne orientale, essai de chronique (1945-1958), Les Éditions ouvrières, 1958.