C’est un monde noir et très étrange. Situés à plus des milliers de mètres sous la surface de l’océan, les abysses sont des territoires immenses qui recouvrent près de 60 % de la surface du globe. Ils sont « vierges », inexploités par l’homme et moins explorés que la Lune. Les connaissances scientifiques à leur sujet émergent à peine, dévoilant toute la diversité, la complexité et le rôle fondamental de ces écosystèmes pour le climat et la vie sur Terre. Et déjà les abysses sont menacées de destruction.
Car le fond des océans n’est pas seulement un puits de carbone peuplé de créatures invraisemblables et de mystères insondables pour la science, c’est aussi un « trésor » pour le monde industriel : il est rempli de métaux utilisés par exemple dans la fabrication des téléphones ou des batteries de voitures électriques. Une ressource extrêmement difficile d’accès mais qui serait colossale, selon les entreprises ou les États – tels que la Norvège ou le Royaume-Uni – appâtés par les promesses des profondeurs.
« Le monde se lance dans un vaste projet de décarbonation de l’énergie et des transports. Ces systèmes sans carbone nécessiteront des milliards de tonnes de métal », explique The Metals Company, une entreprise canadienne pionnière dans l’exploitation minière des grands fonds. Elle mise tout sur les nodules polymétalliques, des galets de métaux composés de cobalt, nickel, manganèse ou cuivre qui jonchent le plancher océanique. « C’est une batterie dans un rocher, répète la société. La transition vers une énergie propre nécessitera ces compromis. »
Les nodules polymétalliques se trouvent au fond des océans entre 4 000 et 5 000 mètres de profondeur. © Photo Ifremer
Entre le pétrole et les mines abyssales, faut-il vraiment choisir ? Des négociations internationales sont en cours jusqu’à fin juillet pour réguler ces dystopiques mines sous-marines. Dans ce cadre, la pression monte pour empêcher l’humanité d’appuyer sur un nouveau bouton rouge. Une coalition de vingt-et-un États s’est prononcée contre l’exploitation ou pour une « pause », en attendant de mieux connaître les impacts environnementaux d’une nouvelle aventure minière dans la mer alors que les activités extractives à la surface sont déjà insoutenables.
Si cette coalition est encore minoritaire, elle regroupe sept fois plus d’États qu’il y a un an, où seuls les Fidji, les Palaos et Samoa étaient officiellement mobilisés sur le front des opposants. Depuis les petits archipels du Pacifique ont été rejoints par des soutiens de poids, notamment la France, qui, d’abord favorable, s’est finalement positionnée contre l’exploitation minière des grands fonds lors de la 27e COP pour le climat organisée en novembre dernier en Égypte.
Ces mois de juin et juillet, sept nouveaux pays, dont le Brésil, le Canada ou encore le Portugal, ont rejoint la bataille diplomatique pour la protection des abysses, signe d’une dynamique engagée en faveur d’un moratoire réclamé par les organisations de protection de l’environnement depuis une vingtaine d’années.
Des appels à stopper la ruée vers les grands fonds proviennent également d’entreprises, notamment des constructeurs automobiles (BMW, Renault ou Volvo) et des entreprises technologiques (Google, Philips ou Samsung), qui contestent le besoin d’exploiter les abysses pour mener la transition énergétique.
De nouvelles voix se font aussi entendre ces dernières semaines, celles des peuples autochtones du Pacifique pour qui l’océan est un lieu sacré. « Nous refusons de sacrifier davantage le réseau vital, complexe dont nous faisons partie et dont nous dépendons pour notre survie », écrivent-ils dans une pétition ouverte en mars dernier.
Des mines aux impacts incertains
Une activité minière dans les abysses aura forcément des impacts, là-dessus tout le monde est d’accord. Des habitats seront détruits, l’extraction produira des panaches sédimentaires et de la pollution sonore dans l’océan. Mais les conséquences précises sont pour l’heure indéfinissables, et c’est d’ailleurs la principale inquiétude des scientifiques.
« Ce que nous pourrions perdre est une question à laquelle nous ne pouvons pas répondre pour le moment »,explique l’écologiste des grands fonds au musée d’Histoire naturelle de Londres Muriel Rabone, dans un article de la revue scientifique Current Biology publié en mai.
Ce dernier synthétise les connaissances sur la biodiversité présente dans la zone de Clarion-Clipperton, au cœur du Pacifique, là où les ambitions minières sont les plus vives. Il estime que 88 % des espèces vivant sur cette zone ne sont pas encore identifiées. Pour les quelque 436 espèces déjà répertoriées, 92 % d’entre elles étaient jusqu’alors inconnues des scientifiques, au minimum.
Les scientifiques ignorent presque tout des peuples des abysses, ils comprennent aussi très mal le fonctionnement des écosystèmes profonds et leurs capacités de résilience face à des perturbations anthropiques. Ce sont des milieux anciens, stables, à la reproduction et au développement très lents. Sont-ils capables de supporter une activité minière ?
En 2017, l’Ifremer (l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) a mené une expérience dans la dorsale médio-atlantique. Que se passe-t-il après la destruction de la faune sur des petits carrés de 30 cm sur 30 cm ? Les espèces reviennent mais au bout de deux ans, et la nouvelle biomasse atteint à peine 10 % de sa valeur d’origine. Une étude récente menée au Japon décrit aussi une chute vertigineuse de la biodiversité après une exploitation minière expérimentale, aussi bien dans la zone d’extraction que dans les zones avoisinantes.
Globalement, les interactions entre les milieux profonds, la colonne d’eau des océans, la surface, la Terre, l’atmosphère, le climat sont d’une complexité infinie et peu élucidée. Ce sont notamment des réservoirs de carbone qui pourraient être déstabilisés par une activité minière, aggravant la crise climatique.
« La richesse et la diversité des organismes dans les eaux profondes soutiennent des processus écosystémiques nécessaires au fonctionnement des systèmes naturels de notre planète », expliquent 700 scientifiques dans une lettre en faveur d’un moratoire sur l’exploitation minière des grands fonds.
Une exploitation qui peut commencer à tout moment
Une grande partie des ressources minérales des grands fonds se trouve dans la « zone », un vaste territoire situé au-delà des frontières des juridictions nationales et qui constitue 50 % des fonds marins mondiaux. Ce territoire est régi par un texte, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, une sorte de Constitution de l’océan internationale. Et, dans ce cadre, une autorité a été spécialement créée en 1994 pour réglementer l’exploration et l’exploitation minières des grands fonds, l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM). Celle-ci est basée à Kingston, en Jamaïque, et c’est là que les États planchent actuellement sur un « code minier » des grands fonds.
La CNUDM prévoit depuis toujours la possibilité de l’exploitation des métaux des abysses, dont le potentiel est fantasmé depuis la fin du XIXe siècle. Mais jusqu’à peu, l’AIFM s’est contentée d’accorder des permis d’exploration minière. Vingt-deux États en bénéficient, associés à des entreprises ou à des instituts de recherche. C’est le cas de la France, qui mène ainsi des programmes de recherche scientifique en partenariat avec l’Ifremer.
Face aux coûts, à la controverse, aux incertitudes environnementales, technologiques et juridiques de l’exploitation minière des abysses, les États explorateurs ont longtemps conservé une attitude attentiste et discrète sur leurs activités dans les grands fonds.
Quant à la très méconnue AIFM, elle a œuvré dans l’ombre, favorable à l’exploitation minière des grands fonds qui est sa raison d’être, mais pas vraiment proactive pour fixer les règles inextricables de cette activité futuriste. La machine était en place mais sans que personne ose actionner la mécanique, jusqu’au pavé dans la mare jeté par un micro-État du Pacifique de 12 000 âmes, Nauru.
En juin 2021, il a enclenché la « règle des deux ans » qui oblige l’AIFM à fixer des règles pour l’exploitation minière des abysses dans un délai de deux ans si un État se déclare prêt ou, à défaut, à ouvrir l’exploitation sans code minier à l’issue de ce délai. Ce dernier a expiré ce 9 juillet et l’exploitation est devenue théoriquement possible.
Le symbole angoissant de Nauru
Dans cette course contre la montre, Nauru fait figure de symbole angoissant. Cette île de 21 kilomètres carrés s’est quasiment autodétruite en exploitant jusqu’à la lie ses gisements de phosphate, utilisé pour fabriquer les engrais de l’agro-industrie.
Enlisée dans des difficultés sociales, environnementales et sanitaires, Nauru cherche aujourd’hui à sortir la tête l’eau en reproduisant un nouveau cycle destructeur. Il vise cette fois les profondeurs de l’océan qui l’entoure et d’ailleurs la menace par la montée des eaux provoquée par le dérèglement climatique.
Aussi allégorique que soit l’histoire, c’est surtout une entreprise privée étrangère, The Metals Company, qui mène la danse dans cette nouvelle épopée minière, comme ce sont les colonisateurs allemands et australiens qui ont creusé les mines de phosphate de Nauru au siècle dernier.
L’île de Nauru, dévastée par les mines de phosphate. © Photo Tim Graham / AFP
The Metals Company, associée à Nauru dans un permis d’exploration accordé par l’AIFM, a réalisé des tests grandeur nature d’extraction des nodules à l’automne dernier dans la zone internationale de Clarion-Clipperton. L’entreprise a ramené à la surface 4 500 tonnes de ces cailloux des profondeurs. Dans la foulée, elle a annoncé le dépôt d’une demande d’exploitation avant la fin de l’année 2023, se disant prête à une exploitation industrielle dès 2024 et se fixant comme ambition d’extraire 10 millions de tonnes d’ici 2025.
Elle joue d’ailleurs sa survie financière dans cette rapidité d’exécution. Frileux face à une activité controversée qui fait l’objet d’appels au moratoire, des investisseurs majeurs l’ont lâchée ces six derniers mois et le cours de son action est au plus bas.
Selon les process de l’AIFM, si la demande d’exploitation est bien déposée par The Metals Company, elle sera examinée par sa commission juridique et technique – réputée favorable à l’exploitation. Sa décision pourrait être rejetée par les 168 États membres de l’AIFM, mais à une majorité des deux tiers qui semble inaccessible. « Il y a donc ce risque que l’exploitation commence à tout moment, avec ou sans code minier , alerte François Chartier, chargé de campagne océan au sein de l’ONG Greenpeace.
L’inextricable négociation du Code minier
Depuis deux ans, sous la pression de Nauru – alias The Metals Company –, l’AIFM a mis un coup d’accélérateur pour finaliser le code minier et les négociations de ce mois de juillet sont encore consacrées à ce sujet extrêmement épineux. Les règles qui régissent la « zone » et ses métaux sont aussi complexes que les milieux qu’elles comptent encadrer. Selon les observateurs présents, la rédaction du code minier ne sera pas terminée avant l’automne.
Les négociateurs butent, sans surprise, sur les règles de protection de l’environnement qu’ils doivent édicter malgré les multiples inconnues scientifiques. Mais un autre casse-tête est aussi loin de trouver sa solution. Selon la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, les ressources minérales des fonds marins de la « zone » sont le « patrimoine commun de l’humanité », leur exploitation doit être menée « dans l’intérêt de l’humanité tout entière » et notamment ses bénéfices partagés équitablement entre tous les pays. Une logique humaniste et redistributive qui n’est pas vraiment dans les habitudes du secteur minier et plus largement de l’économie mondiale. « L’élaboration de ces réglementations représente une tâche d’une complexité sans doute sans précédent dans l’histoire de la mise au point de règles internationales », estime l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
Au-delà, des négociations informelles sont en cours pour trouver des solutions juridiques afin de bloquer ou de ralentir l’ouverture de l’exploitation. La semaine prochaine, l’assemblée de l’AIFM se réunira et un débat devrait également s’ouvrir sur l’opportunité d’un moratoire.
Si ces négociations internationales finissent par trouver une issue, il restera encore un point noir. Dans les zones économiques exclusives, là où les États ont la main, entre la terre et les eaux internationales, l’ouverture de l’exploitation minière des grands fonds reste un choix national. La Norvège a déjà annoncé ses ambitions extractive et devrait proposer une loi en faveur de l’exploitation minière des grands fonds à l’automne. Des projets sont également menés par les îles Tonga et Cook dans leurs eaux nationales.
Le revirement d’Emmanuel Macron
« Comment peut-on en 2023 se mettre à massacrer l’océan en s’attaquant à cette inconnue qui s’appelle les grands fonds marins, pour des ressources improbables, dans des conditions qui scientifiquement ne sont absolument pas probantes. N’y allons pas, surtout pas […]. Il n’y a pas de besoin économique, c’est faux, donc il faut s’abstenir. »
Le message est très clair et il vient de la diplomatie française. Précisément, de l’ambassadeur français des pôles et des enjeux maritimes, Olivier Poivre d’Arvor, qui place les pions pour présenter la France et son président Emmanuel Macron en champion des océans à l’approche de la Conférence des Nations unies sur les océans, qui se tiendra à Nice en 2025.
Depuis la dernière COP en Égypte, Emmanuel Macron a défendu une position parmi les plus radicales contre l’exploitation minière des grands fonds et a notamment déclaré vouloir « élaborer un cadre légal pour mettre un coup d’arrêt » à cette filière émergente.
Un revirement total sur une activité économique qu’il défendait encore début 2022. Une stratégie nationale pour l’exploration et l’exploitation des grands fonds avait même été adoptée cette année-là et le plan d’investissement « France 2030 » a placé les grands fonds parmi les objectifs prioritaires, avec une enveloppe de 300 millions d’euros destinée aux acteurs économiques capables de développer des solutions innovantes.
Cette ligne budgétaire n’a d’ailleurs pas été refermée maintenant que la France ne veut plus des métaux abyssaux. Les crédits seront redirigés vers l’exploration scientifique et les objectifs de maîtrise militaire des grands fonds. Car les abysses recèlent bien d’autres enjeux que ceux des ressources minérales, notamment celui de la présence de nouvelles molécules potentiellement révolutionnaires pour l’industrie pharmaceutique ou cosmétique, et surtout des enjeux militaires.
« Les industriels se mettent en ordre de bataille autour de la DGA [Direction générale des armées – ndlr], qui est en train de monter une vraie stratégie industrielle dans les grands fonds, décrit un postulant à France 2030. Et au-delà, il y a cette idée de rester quand même dans la course technologique. » La ruée vers les grands fonds est multiple, largement invisible et ne fait que commencer.
Floriane Louison