En 1967, sous le mandat colonial britannique, un conflit dans une usine de Hong Kong avait duré et fait vaciller le territoire. En 2019, l’ancienne colonie se rebellait de nouveau, cette fois contre le joug du Parti communiste chinois. À chaque fois, une amnésie s’est imposée.
Du printemps 1967 au début de l’année 1968, des émeutes sanglantes (51 morts, dont 15 dans des attaques à la bombe) ont enfiévré Hong Kong. Elles avaient été déclenchées en mai 1967 par un conflit dans une usine de production de fleurs en plastique : les ouvriers se révoltaient contre leurs conditions de travail et le licenciement de ceux qui avaient osé protester. Mais cet événement localisé a eu un impact inattendu : l’étincelle a allumé un grand feu dans toute la colonie britannique.
Les ouvriers avaient en effet été rejoints par des syndicalistes, des militant·es, des étudiant·es et des lycéen·es, qui brandissaient le Petit Livre rouge de Mao Zedong et affrontaient les forces de la police coloniale.
Certains ont cru que l’ordre imposé par Londres depuis 1841 – avec la seule parenthèse de l’occupation japonaise entre 1941 et 1945 – touchait à sa fin. Même les États-Unis, engagés dans la guerre au Vietnam, mirent au point des plans d’évacuation des Occidentaux en cas d’invasion chinoise.
Il faut dire que les émeutiers – soutenus par la gauche dite « patriotique », loyale envers la Chine communiste voisine, mais dénoncés comme « gauchistes » par les autorités coloniales – se sentaient portés par la Révolution culturelle qui faisait rage de l’autre côté de la frontière.
Le siège de la Banque de Chine, surplombant la baie Victoria, avait été transformé en « énorme machine de propagande » : des slogans hostiles au gouverneur de l’époque étaient accompagnés d’appels à la révolution relayés par des haut-parleurs.
Au fil des mois, la situation n’avait fait qu’empirer : plus de 1 000 bombes avaient été posées et un célèbre animateur de radio hostile aux « gauchistes » avait été tué dans l’incendie de sa voiture. C’est seulement après l’intervention du premier ministre chinois, Zhou Enlai, que le calme était revenu début 1968.
Plus de cinquante ans nous séparent de cette période historique, mais elle reste sensible. En 2017, à l’occasion de la sortie du documentaire Vanished Archives (Archives disparues) qui était consacré aux émeutes, sa réalisatrice expliquait la difficulté à trouver des archives à Hong Kong : 21 secondes d’enregistrement en tout et pour tout. Les autorités coloniales avaient fait le ménage avant la rétrocession du territoire à la Chine en 1997. Connie Lo Yan-wai avait dû se rendre en Grande-Bretagne.
Longtemps taboues, les émeutes de 1967-68 restent un objet polémique, d’autant plus que les dirigeants du Parti communiste chinois avaient considéré finalement que les événements hongkongais avaient été une erreur, tout comme la Révolution culturelle.
D’anciens émeutiers, emprisonnés à l’époque, sont par la suite devenus de hauts dirigeants des partis pro-Pékin et des dirigeants de l’exécutif local.
En 2001, le responsable du comité de lutte pendant les émeutes, Yeung Kwong, s’était vu décerner la plus haute distinction du territoire, la médaille du Grand Bauhinia, suscitant les critiques des prodémocratie. Ces derniers accusaient l’exécutif local de vouloir réhabiliter des émeutiers et des poseurs de bombes.
En 2015, la police, accusée de vouloir réécrire l’histoire des événements en enlevant toute mention sur son site des « milices du Parti communiste » ou des « écoles gauchistes », avait dû faire amende honorable.
Cette mémoire douloureuse est revenue à la surface au moment des émeutes de 2019, lorsqu’une majorité de Hongkongaises et de Hongkongais s’étaient dressés contre le projet d’instaurer une loi d’extradition vers la République populaire de Chine.
Mais l’imposition par Pékin, en 2020, d’une loi sur la sécurité nationale a ouvert la voie à une vaste répression. Les chef·fes de file de la révolte ont été emprisonné·es ou se sont exilé·es. Comme après 1967-68, on assiste à une amnésie imposée sur ces événements.
Deux guerres froides, deux empires – Grande-Bretagne puis Chine – et deux rébellions qui sont vouées à être oblitérées du débat public et enfouies dans les mémoires.
En ce sens, 2020 a constitué un tournant. La loi sur la sécurité nationale a aussi permis une offensive générale contre la liberté d’expression. Et ce ne sont pas seulement des événements hongkongais qui sont en ligne de mire, mais aussi l’histoire de la République populaire de Chine.
En 2020, il n’a pas été possible aux Hongkongais et Hongkongaises de commémorer le 4 juin, au parc Victoria, le souvenir de la répression du mouvement démocratique de Tiananmen. Une première depuis 1989, alors que, jusque-là, l’ancienne colonie britannique était le seul endroit en Chine où il était possible de le faire. Mais Xi Jinping, avec sa volonté de tout contrôler, y compris l’histoire, est passé par là.
À l’approche du 34e anniversaire de la mobilisation prodémocratie en Chine, la plupart des bibliothèques de Hong Kong ont retiré de leurs rayons les livres et documentaires concernant Tiananmen, a rapporté le quotidien anglophone de la région autonome spéciale, le South China Morning Post.
Certains ont comparé cette censure aux autodafés sous le premier empereur Qin Shi Huangdi (259-210 avant notre ère) ou sous la Révolution culturelle (1966-76).
Ce ne sont plus seulement les archives qui disparaissent mais aussi les livres. Plus de 300, selon un décompte des « livres disparus » effectué par un professeur. Certains se proposent de récupérer ces livres pour les envoyer à Taïwan, raconte le site Hong Kong Free Press.
Après 1967, 2019, c’est une autre mémoire douloureuse que Pékin cherche à bannir. Celle de 1989.