Cette fois, tout le monde a vu. Une voiture jaune roule dans les rues de Nanterre, mardi 27 Juin 2023 à 8 heures du matin, trois adolescents sont à bord. Le véhicule de location emprunte une voie de bus. Deux policiers activent leur gyrophare et demandent au conducteur de stationner. Il s’appelle Nahel, il est âgé de dix-sept ans. Nahel poursuit sa route, grille un feu rouge. Les deux policiers le rattrapent et, pied à terre, arme au poing, lui somment de baisser la vitre. Nahel baisse la vitre. L’un des deux policiers crie qu’il va lui mettre une balle dans la tête et il tire. Nahel meurt, une balle dans la poitrine.
Cette mort s’ajoute à tant d’autres sous les tirs de la police, des morts qui se ressemblent, des hommes le plus souvent, non-blancs, issus des classes populaires.
Sauf que, cette fois, le pays tout entier a assisté à la mise à mort. Chacun a vu le policier ouvrir le feu contre un adolescent qui ne présentait aucune menace physique. Le coupable d’un délit routier n’a pas écopé d’un an d’emprisonnement et de sept mille cinq cent euros d’amende, la peine maximale pour ce type d’infraction, il a été tué à bout portant par un ancien soldat engagé en Afghanistan et membre de la Brigade de Répression de l’Action Violente Motorisée (BRAV-M). Mardi 27 Juin 2023, la mère de Nahel lui avait dit de faire attention à lui. Bientôt elle dira que « c’était ma vie, c’était mon meilleur ami, c’était mon fils, c’était tout pour moi ».
Nahel faisait du rugby. L’école, cela n’allait pas très bien. Nahel livrait des pizzas. C’était un gamin des quartiers, pour ceux qui l’ont connu.
Puisque, cette fois, tout le monde a vu, puisque, cette fois, tout le monde a su que la déposition policière était une fabrication, la colère s’est étendue au pays. « Ce qui s’est passé à Nanterre cette semaine, c’était la fois de trop », dit un jeune à la presse, avant d’ajouter, « nous sommes tous Nahel ». Les médias appellent cela une émeute ou une révolte, qu’importe, au fond. « De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout. D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre et d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent et des misères qui hurlent et qui les emporte », écrivait Victor Hugo dans les Misérables. Des feux d’artifice visent les forces de police. Des poubelles brûlent. Des abribus brûlent. Des voitures brûlent. Des locaux de la police, des mairies et des écoles sont visées. Des magasins sont pillés. Le gouvernement déploie le RAID, la Brigade de Recherche et d’Intervention (BRI) et le Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale (GIGN). L’extrême droite lance une cagnotte au profit du tueur de Nahel. La somme récoltée dépasse en quelques jours le million d’euros. C’est une prime au meurtre.
À ces misères qui hurlent, la justice ne répond pas par la justice mais par la répression. Il y a plus de trois mille six cent interpellations. Il y a trois cent quatre-vingt peines de prison ferme. Les tribunaux ne traînent pas face aux citoyens sans éclat. Ils frappent nos jeunes têtes. Ils matent les mal élevés. Nos rues crient ce qu’elles n’ont jamais cessé de crier depuis les premières révoltes des quartiers, dès 1978, « nous ne sommes pas du gibier à flic ». Nos rues crient ce que l’Institut Montaigne a, poliment, fait savoir en 2015, « Mohammed a quatre fois moins de chances d’être recruté que Michel ». Nos rues crient ce qu’une enquête du défenseur des droits a, courtoisement, démontré en 2017, « les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés par la police ». Nos rues crient ce que l’Organisation des Nations Unies (ONU) vient, à bas bruit, de déclarer, « il existe en France de profonds problèmes de racisme et de discrimination parmi les forces de l’ordre ».
Il y a Nahel, bien sûr. Il y a le policier, bien sûr, et il y a surtout l’ordre du monde, un ordre dans lequel Nahel perd la vie pour un délit routier et dans lequel le policier devient millionnaire pour un crime de sang. Un ordre qui expose ces vies minoritaires à des formes bien spécifiques de violence et de danger. Cet ordre ne fera jamais qu’engendrer le désordre. La paix n’est possible que par l’égalité et la justice. Sans elles, de nouvelles émeutes et de nouvelles révoltes éclateront, en France comme ailleurs, en France comme aux États-Unis, qu’elles prennent le nom de George Floyd ou de Nahel. Répondre par la prison ne répond qu’à un désir de vengeance. Le moment exige une grande délibération nationale, une remise à plat politique et des retours éminemment concrets. Un premier pas serait de revenir sur les peines de prison infligées aux révoltés par une justice aussi brutale qu’expéditive. Le gouvernement a réclamé une réponse pénale sévère, rapide et systématique. Il l’a obtenue. Nous la dénonçons, nous réclamons l’abandon des charges qui pèsent contre eux et nous faisons nôtres les revendications des collectifs de familles de victimes et des organisations militantes.
Nous demandons la création d’un organe entièrement indépendant chargé d’enquêter contre les violences et les crimes policiers.
Nous demandons la limitation drastique de l’usage des armes à feux par les forces de l’ordre et l’interdiction de toutes les autres pratiques létales, comme le plaquage ventral et la clé d’étranglement, et nous demandons la reconnaissance du mobile raciste de ces violences.
Quelques jours après la mise à mort de Nahel, un autre homme est tombé sous les balles de la police. Son nom, c’était Mohamed. Il allait être père pour la deuxième fois. Il a reçu une balle de Lanceur de Balle de Défense (LBD) dans la poitrine, un soir de révolte, à Marseille, alors qu’il filmait une interpellation policière. De quelles images la police pensait-elle nous priver ?
Maintenant, tout le monde a vu. Maintenant, tout le monde sait. Il nous reste à agir.
Premiers signataires
Etienne Balibar, Ludivine Bantigny, Olivier Besancenot, Rachida Brakni, Judith Butler, Eric Cantona, Angela Davis, Virginie Despentes, Vikash Dhorasoo, Annie Ernaux, Peter Gabriel, Adèle Haenel, Ken Loach, Frédéric Lordon, Maguy Marin, Achille Mbembe, Marwan Mohammed, Thomas Piketty, Enzo Traverso, Roger Waters.