« Sabotage » : le mot revient onze fois dans les quatre pages de la lettre de griefs écrite par le ministère de l’intérieur fin mars pour argumenter en faveur de la dissolution des Soulèvements de la Terre. C’est le principal motif mis en avant pour interdire aux membres de ce mouvement de se réunir ou de mener la moindre activité collective, sous peine de poursuites pour « reconstitution de ligue dissoute », un délit passible de trois ans de prison.
Il réapparaît dans la notification d’engagement de la procédure de dissolution remise le 15 juin à deux porte-parole du mouvement. Mais moins souvent que celui de « violence », répété douze fois sur deux pages et demie.
Mercredi 21 juin, mettant fin au suspens, le gouvernement a prononcé la dissolution des Soulèvements de la Terre en Conseil des ministres, et publié dans la foulée le décret sur les réseaux sociaux. Principale raison invoquée par le porte-parole de l’exécutif Olivier Véran en conférence de presse : le « recours répété à la violence contre des biens et des personnes à plusieurs occasions ces dernières semaines ».
Pourtant, les Soulèvements de la Terre ne pratiquent pas la lutte armée. Ils n’ont pas posé de bombe dans des locaux de la police ou de médias, comme la Fraction armée rouge en 1972. Ni contre des bâtiments ministériels et militaires, comme les activistes antiguerre du Vietnam du Weather Underground aux États-Unis, au début des années 1970. Ni incendié des laboratoires de recherche industrielle, comme l’Animal Liberation Front en Grande-Bretagne dans les années 1980.
Action des militants des « Soulèvements de la Terre » contre la procédure de dissolution du groupe, à Nantes, le 19 avril 2023. © Photo Sébastien Salom-Gomis / AFP
Ce qui est reproché aux Soulèvements, ce sont les affrontements avec les gendarmes lors des manifestations contre la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), en mars dernier et en octobre 2022. Ainsi que diverses destructions et dégradations matérielles : un ensemble d’actions commises les 10 et 11 juin contre l’industrie du béton et l’extraction de sable (arrachage de muguet, dommages portés à une serre de maraîchage industriel, coupure de l’alimentation en eau ainsi que cimentage de la trappe d’accès d’une centrale à béton) ; le système d’irrigation de plusieurs réserves de substitution ; des dégradations sur des engins de chantier ; une tentative de pénétration sur le site de Bayer-Monsanto l’année dernière. Sans oublier l’organisation d’une manifestation contre le projet de tunnel Lyon-Turin, samedi 17 juin, et l’appel à « des groupes contestataires italiens du mouvement No TAV ».
Dans sa note, le ministère de l’intérieur cite aussi contre eux « d’importantes saisies d’armes ou d’objets constituant des armes par destination »,ainsi que « l’usage de mortiers, de chandelles romaines ou encore de cocktails Molotov ».
Et il cible leur communication sur les réseaux sociaux, notamment la diffusion d’une vidéo expliquant comment démanteler une bassine, mais aussi une carte des principaux acteurs économiques impliqués dans leur installation, ou encore la consigne de fabriquer des banderoles appelant à « tout cramer ».
S’agit-il de sabotage ? À la lecture de la loi, il est permis d’en douter. Car, selon le Code pénal, « le fait de détruire, détériorer ou détourner tout document, matériel, construction, équipement, installation, appareil, dispositif technique ou système de traitement d’informations » n’est considéré comme un acte de sabotage que s’il « est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation »,comme le signalent les avocat·es des Soulèvements dans leur réponse écrite au gouvernement – le délit est alors puni de 15 ans de détention et 225 000 euros d’amende.
Assumant une partie de ces dommages matériels, les Soulèvements les appellent « désarmement ».
Subtile nuance ? Pas pour les militant·es, qui considèrent que le complexe agro-industriel et l’industrie du béton sont des « armes de destruction massive du vivant ». Selon elles et eux, il faut donc les désactiver.
Si on les suit, les actions de démontage sont en réalité des gestes de protection. Et l’essentiel de la bataille est politique : mettre fin au système économique qui valorise l’extractivisme agricole plutôt que la préservation des communs, l’agro-industrie plutôt que les petits paysans, les fermes locales et les cultures vivrières.
La question est alors : pourquoi de simples dégradations, sans risque pour les agriculteurs ni les riverains, peuvent-elles susciter une telle réaction de l’État ? Au point d’utiliser des textes conçus dans les années 1930 pour lutter contre la violence des ligues d’extrême droite, complétés par la loi « séparatisme ».
Alors qu’au même moment, la maison du vice-président de Nature Environnement 17, l’antenne de France Nature Environnement en Charente-Maritime, a été saccagée par des agriculteurs venant d’une manifestation de la FNSEA (principal syndicat agricole), sans que le gouvernement ne menace celle-ci de dissolution. Pourtant, des pneus, des tuyaux d’irrigation et du fumier ont bien été déversés par des tracteurs devant le logement du militant écologiste. Des pierres ont été jetées et des insultes homophobes taguées sur un muret, selon France 3.
En Bretagne, aucune organisation de pêcheurs n’a fait l’objet de mise en garde par un ministre après l’incendie du bâtiment de l’Office français de la biodiversité (OFB) à Brest, le 30 mars, après des centaines de tirs de mortier et de fusées de détresse.
Plusieurs hypothèses pourraient expliquer une telle différence de traitement. D’abord, l’agenda politique d’un ministre, Gérald Darmanin, et de son gouvernement qui pensent tirer un profit d’image en discréditant leurs opposant·es, qu’ils excluent du champ de la démocratie et de la discussion légitime. C’est une stratégie de la criminalisation des militant·es, et elle fleure bon la pulsion autoritaire.
Depuis le début du premier mandat d’Emmanuel Macron, en 2017, les dissolutions administratives se sont succédé à un rythme inédit sous la Ve République. Celle-ci a pourtant été marquée par les mouvements de décolonisation, par la révolte de Mai-68, puis par des années de lutte armée : si ces épisodes historiques ont donné lieu à des pics de dissolutions, il n’y en a jamais eu autant en si peu de temps.
Parmi la trentaine de décrets pris ces six dernières années, l’essentiel concerne des organisations soupçonnées de proximité avec l’islam radical ou l’extrême droite. Certes, la dissolution administrative, arme politique ultime entre les mains du gouvernement, désorganise temporairement les groupes visés et les prive de leurs moyens d’existence. Pour autant, elle ne fait pas disparaître les idées qu’ils portent. Les groupes d’ultradroite récemment dissous ne cessent d’ailleurs de se recomposer depuis, sous d’autres noms ou d’autres formes.
© Infographie Mediapart
Avec les Soulèvements de la Terre, comme il avait essayé de le faire pour le Groupe antifasciste Lyon et environs (avant d’être désavoué par le Conseil d’État), le gouvernement s’aventure sur de nouveaux terrains : dissoudre des groupes aux idées progressistes.
Autre raison de ce traitement de défaveur, et c’est un fait politique inquiétant : comme avec la réforme des retraites, le gouvernement ne comprend décidément rien à ce qui se passe dans la société. Les Soulèvements de la Terre ne sont pas un outil d’infiltration de l’ultragauche dans le mouvement social pour transformer des paysans en zadistes fous. C’est le symptôme d’un élan de révolte contre la destruction du vivant.
Une constellation de personnes
Les Soulèvements ne sont pas la cause mais la conséquence d’une colère qui atteint son paroxysme chez un public grandissant et hétéroclite d’habitant·es de la planète Terre face à la continuation de la destruction des écosystèmes par le capitalisme et l’imbécillité gouvernementale.
Derrière cet étendard, on ne trouve pas une organisation unitaire mais une constellation de personnes. Il n’y a pas de leader charismatique comme José Bové avait pu l’être dans les années 1990 contre les OGM, et à ce titre condamné à des peines de prison. Pas de réseau centralisé contrôlant des antennes locales ou des cellules clandestines. Les personnes qui viennent à Sainte-Soline lancer des cocktails Molotov sur les gendarmes ne sont ni téléguidées ni contrôlées par les organisateurs de ces rassemblements. Comme toute révolte, celle-ci est diffuse, disparate, passionnelle, excessive et désordonnée.
Une délégation des Soulèvements de la Terre devant les grilles du ministère de l’intérieur, à Paris, le 7 avril 2023. © Photo Alain Jocard / AFP
Les Soulèvements de la Terre sont nés de la rencontre de paysannes et paysans en colère contre l’accaparement des terres par l’agriculture productiviste, de jeunes des mouvements climat dégoûtés par l’inaction d’Emmanuel Macron et de divers collectifs écologistes et de justice environnementale, parmi lesquels des habitant·es de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
À cette population déjà diverse s’ajoutent d’innombrables participant·es – plusieurs dizaines de milliers selon les organisateurs – de tous profils : vieux militants locaux et néoruraux, jeunes diplômé·es et retraité·es, familles et activistes « déters », travailleurs urbains et périurbains, naturalistes, bénévoles associatifs, etc. Cette mobilisation ressemble à un mouvement social de l’eau et des communs écologiques : beaucoup de monde, la contestation des institutions, des revendications. Mais c’est aussi une colère contre ce que certain·es appellent « le thanatocène » : les effets mortifères de notre économie. Une révolte au nom du vivant.
La notion de« vivant », venue des penseurs qui refusent de séparer nature et culture et insistent sur les liens indéfectibles entre humains et non-humains, est peut-être en train de profondément modifier les mobilisations écologistes. Car « agir pour le vivant » n’équivaut pas à seulement rejeter un projet d’autoroute ou d’aéroport. C’est se lever contre la mort, l’écocide, la destruction massive des espèces. Si la vie est menacée, alors peu de moyens semblent excessivement disproportionnés pour la préserver.
Nourris de souci climatique et de la conscience de la catastrophe en cours, les jeunes de la génération de Greta Thunberg font la grève du climat car ils ne voient plus le sens d’aller à l’école. Les diplômé·es de prestigieuses écoles, pour lesquelles elles et ils ont dû passer des concours très difficiles, envoient tout balader pour bifurquer vers le travail de la terre et la défense de la biodiversité.
Leurs manifestations ne seront plus sages ni polies. La peur de l’effondrement et l’indignation face à la destruction du monde sont sans doute en train de modifier les modalités de l’engagement.
Pour toutes ces raisons, la décision de dissoudre les Soulèvements de la Terre est une erreur démocratique, une absurdité politique et un contresens historique. Si ce « groupement de fait », selon le gouvernement, est interdit, d’autres bannières se lèveront pour reprendre les mêmes mots d’ordre. Ils seront portés par la même rage et le même rejet de gouvernements qui se rendent complices du désastre.
Jade Lindgaard
Camille Polloni a contribué à cet article.