Les médias ne cessent de relater des histoires de “négoce de porcelets” [expression argotique désignant en chinois le trafic d’êtres humains], mais il semble pourtant que la tragédie ne soit pas près de s’arrêter. Cela vous étonne ?
On peut s’interroger : comment peut-il y avoir autant de jeunes travailleurs asiatiques assez naïfs pour se faire piéger, comment les avertissements lancés par ceux qui ont traversé ces épreuves aussi stupéfiantes qu’effroyables ont-ils pu rester sans effet, comment les gangs sans scrupule qui manigancent tout cela peuvent-ils être aussi puissants ?
Ce que je me demande, pour ma part, c’est comment il se fait que la Chine et les pays de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Asean, Cambodge, Laos, Thaïlande, Vietnam, Birmanie, Malaisie, Singapour, Brunei, Philippines, Indonésie) ne se soucient pas plus de ce problème. Le marché des arnaques en ligne tenu par ces groupes mafieux, sources de tant de souffrance et d’anxiété pour les familles, souvent parmi les plus modestes, prend spécifiquement pour cible les communautés chinoises. Pourquoi ces pays restent-ils à ce point passifs, alors même que ces cliques sans foi ni loi sévissent depuis longtemps déjà [le problème a émergé il y a trois ans] ?
Action coordonnée
Ces mafias contraignent les personnes tombées sous leur coupe à se livrer à des escroqueries sur Internet. Des châtiments corporels attendent ceux dont les performances sont jugées trop médiocres. Quant à ceux qui refusent d’obéir, ils sont torturés. Les vidéos d’atrocités commises par des criminels bafouant toute humanité circulent sur les réseaux sociaux : femmes violées, humains traités comme des animaux. Mon Dieu ! Est-on vraiment au XXIe siècle ou serions-nous retournés aux temps obscurs de l’esclavage ?
Il est évident que ni les pays ou régions d’origine des victimes, ni ceux où vivent ou d’où viennent leurs bourreaux ne peuvent affronter seuls ces groupes criminels. Aucun d’eux n’est en mesure de démanteler à lui seul ces purgatoires sur terre situés en Birmanie, en Thaïlande, au Laos et au Cambodge.
Triades chinoises
Il faut distinguer deux sortes de victimes. Tout d’abord les jeunes, qui, soumis à de très fortes pressions, sont contraints de se livrer à des arnaques sur Internet. Ils sont originaires de Chine, de Malaisie, de Thaïlande, de Singapour, de Taïwan et de Hong Kong notamment. Tous ou presque sont ethniquement chinois et maîtrisent le mandarin à l’oral comme à l’écrit. On trouve dans l’autre catégorie les personnes visées par ces arnaques en ligne, consistant à siphonner leur compte bancaire. Si elles sont de tous âges, toutes sont de culture chinoise elles aussi [beaucoup sont des citoyens de république populaire de Chine].
Les groupes mafieux responsables de ces crimes ne comptent pas seulement dans leurs rangs des truands locaux mais aussi des policiers corrompus, et ils sont tous liés de près ou de loin aux ramifications à l’étranger des triades chinoises.
Dans quel pays, dans quelle région où des “porcelets” ont été signalés n’a-t-on pas réalisé de reportage sur ces histoires choquantes de marchandises humaines ? Tous les journaux l’ont fait, donnant la parole aux victimes elles-mêmes, y compris notre journal. Nous avons même interviewé les ambassadeurs de Malaisie en Thaïlande et au Cambodge. Il semblerait toutefois que ceux-ci ne puissent agir qu’au cas par cas.
Complicité locale
Que peuvent faire les familles ? Aussi démunies qu’un agneau mené à l’abattoir, elles n’ont d’autre choix que de payer une rançon pour espérer revoir leur proche – cela n’est jamais garanti. Même quand le gouvernement du pays de la victime s’implique, il semble que tous ses efforts soient voués à se dissoudre dans le néant tel un proverbial “bœuf d’argile entrant dans la mer”.
Depuis qu’une junte militaire y a pris le pouvoir, en février 2021, la Birmanie est isolée sur la scène internationale. La Thaïlande, le Laos et le Cambodge sont de leur côté en plein développement et choisissent le plus souvent de fermer les yeux sur les activités de ces groupes mafieux. Il arrive même que les autorités locales soient de connivence. Il ne reste plus alors aux victimes que leurs yeux pour pleurer.
Pression insuffisante
Quand il devient évident que les autorités d’un pays sont informées de ces trafics mais ne font rien pour y mettre fin, beaucoup de gens ne peuvent s’empêcher de penser qu’elles sont de mèche.
Depuis la fin du mois d’août, nous avons pu noter quelques progrès, sous la pression des médias. La Chine s’est emparée du sujet, les autorités cambodgiennes l’ont également mentionné. Des fonctionnaires des Nations unies se sont même rendus sur place pour enquêter [le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme au Cambodge, Vitit Muntarbhorn, a effectué une visite en août et dénoncé cet esclavage]. Nous verrons à quel point ces différents acteurs sont prêts à s’impliquer.
Pour éradiquer ce problème une fois pour toutes, il faut considérer avec plus de sérieux ces souffrances, ces menaces et l’instabilité dont sont responsables les gangs impliqués dans le trafic d’êtres humains, les traiter comme des problèmes graves mettant en péril la sécurité de la population et de la société dans son ensemble. Il faudrait aussi que la Chine et l’Asean montrent qu’elles suivent de près la situation afin de maintenir sous pression tous les pays concernés. Ce n’est qu’ainsi que l’on se donnera les moyens d’annihiler ce système organisé d’arnaques en ligne, les mafias qui en tirent profit et leurs complices.
Chan Aun Kuang
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