Quand les Philippins quittent leur pays sans savoir quand ils vont revenir, ils font souvent une despedida, une fête d’adieu avec de quoi manger, entourés d’amis. Moi, avant de quitter les Philippines pour la France par une nuit d’août orageuse, je suis allée au cinéma toute seule et j’ai vu deux films, chacun de deux heures environ, qui illustrent très clairement la crise politique qui frappe le pays.
Le premier, c’était Katips [de Vince Tañada, inédit en France], une comédie musicale tirée d’une pièce de théâtre de 2016. Le titre fait référence à une société révolutionnaire locale du XIXe siècle, mais l’œuvre décrit un groupe d’étudiants de l’université des Philippines qui protestent contre l’imposition de la loi martiale par le président Ferdinand Marcos en 1972, un moment essentiel de ses vingt ans de règne.
Contre le révisionnisme ambiant
Ce film a remporté nombre de prix aux Philippines. La dictature fait actuellement l’objet d’un révisionnisme déterminé de la part de “Bongbong” Marcos [le surnom donné à Ferdinand Marcos Jr, le fils du dictateur renversé en 1986], qui a remporté la présidentielle en mai et a ainsi pu réinstaller la dynastie Marcos.
Pour moi, le genre de la comédie musicale et la médiocrité de l’intrigue de Katips ne conviennent pas aux horreurs de la dictature de Marcos, même si le film comporte des scènes de meurtre et de viol. Et puis je n’ai pas compris pourquoi il pleuvait tout le temps.
Je me sens coupable de pinailler sur un film qui raconte l’histoire d’étudiants qui ont donné leur vie pour la liberté dans les années 1970, mais si Katips avait été plus efficace dramatiquement parlant, il aurait peut-être provoqué la rage des autorités. Notre pays s’enfonce dans des eaux troubles car les fidèles triomphants de Marcos sont déterminés à noyer son histoire dans un flot de propagande distribuée par Facebook, YouTube et TikTok.
En revanche, ç’a été à mon tour de rire pendant le deuxième film. Maid in Malacañang [“Jeune fille à Malacañang”, de Darryl Yap, inédit en France] raconte les derniers jours que la famille Marcos a passés au palais de Malacañan, à Manille, avant de s’enfuir à Hawaii après la révolte populaire de 1986.
Une vision grotesque de l’histoire
Avant d’acheter un billet, j’avais pris un verre et envoyé des messages à des amis pour leur demander leur avis. C’était comme si aller voir ce film était une question de santé, comme fumer ou boire trop. Je savais que ce serait une apologie des années Marcos mais je ne m’attendais pas à ce déferlement de kitsch : jeu des acteurs exagéré, passages rapides de la grosse farce au mélodrame et portraits élogieux de Ferdinand Marcos et de sa superbe épouse Imelda à chaque séquence.
Ce qui est drôle, c’est surtout que la jeune fille évoquée dans le titre, c’est Imee, la fille aînée de Ferdinand Marcos. Elle y apparaît comme la protégée de son père alors que son frère Bongbong est un jeune homme faible et maladroit qui recherche désespérément l’attention de ce dernier. Le film a été écrit et réalisé par Darryl Yap mais on se croirait dans une œuvre de propagande pour Imee Marcos [qui a œuvré comme consultante sur le tournage et aurait même coproduit le film, selon certains journaux philippins].
Tout d’un coup, j’étais passée d’une description décevante de la résistance à la loi martiale à une présentation grotesque des derniers jours de la famille Marcos au palais présidentiel, soi-disant vus de l’intérieur. Ne reculant devant aucun ridicule, le film affirme que la foule qui entoure le palais présidentiel est en colère parce que “le peuple aime les Marcos”, non parce qu’il veut s’en débarrasser.
Quitter les Philippines
J’ai tenu le coup, scène révisionniste après scène révisionniste. Je me soulageais en riant et en criant “Ce n’est pas vrai !” dans l’obscurité quand le mensonge était trop difficile à supporter. Cependant, je suis sortie du cinéma en sachant que mon pays était entre les mains des baduy, un adjectif d’argot philippin qui signifie vulgaire ou grossier.
C’est peut-être pour cela que je peux supporter de le quitter pour une durée indéterminée. Si les Philippins avaient les moyens de partir, ils feraient pareil. Combien de fois ai-je entendu des amis dire à leurs enfants : “Si tu peux partir, vas-y ! Fais ton avenir ailleurs.”
Dans Maid in Malacañang, le personnage d’Imelda Marcos paresse sur son lit avec sa terno [la robe traditionnelle philippine] et sa coiffure bouffante iconiques. Elle va bientôt partir en exil mais se vautre dans des fantasmes de retour au pouvoir. À côté d’elle se trouve une paire de chaussures à talons hauts, l’une des milliers qu’elle possédait, avec 2022 gravé sur les semelles.
L’écrivain Nick Joaquin [1917-2004] a bien décrit ces dernières heures à Malacañang : on a trouvé des chaussures, des pantalons et des couches tachées d’excréments dans la salle de bains des Marcos après leur fuite, écrivait-il dans un livre sur la révolution populaire. “Il n’est que trop normal que l’une des dernières choses que M. Marcos ait faites dans le palais, ç’a été de le profaner.”
Les Marcos sont maintenant de retour, dans toute leur gloire de baduy. Tel est le destin des Philippines : un mélodrame uniquement bon pour le cinéma peut s’y produire pour de vrai.
Criselda Yabes
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