lIl reçoit les journalistes dans un bel hôtel particulier du boulevard Saint-Germain, bâtiment qui héberge la Délégation de la Polynésie à Paris. Pas tout à fait une ambassade, mais plus qu’une maison régionale. Moetai Brotherson, 53 ans, ingénieur informatique et député sortant à l’Assemblée nationale, est le nouveau président indépendantiste de la Polynésie. Proche d’Oscar Temaru, fondateur et leader emblématique du Tavini Huiraatira, il a remporté 44 % des voix aux élections territoriales de mai dernier.
Archipel des îles sous le vent, des îles du Vent, des Marquises, de Tuamotu-Gambier, des Australes : au mur de son bureau, une immense carte représente les innombrables îles de la Polynésie, projetées à l’échelle de l’Europe. On voit qu’elles s’étendent sur une distance équivalente à celle séparant la Suède de la Sicile. Celui que son équipe appelle « le président » a multiplié les rendez-vous politiques et institutionnels pendant une semaine : déjeuner au soleil avec Gérald Darmanin lundi, rencontre avec Emmanuel Macron mercredi. En ce début de mandat, il soigne ses relations avec « la puissance administrante ».
Dans un entretien à Mediapart, il explique ses demandes à l’État français et sa vision du chemin à suivre pour sortir du « fait colonial moderne » que furent les essais nucléaires français dans le Pacifique entre 1966 et 1996.
Moetai Brotherson à Paris, le 8 juin 2023. © Photo : Sébastien Calvet/Mediapart
Mediapart : Vous venez d’être élu à la tête du gouvernement de Polynésie française et votre parti Tavini Huiraatira, indépendantiste, a obtenu la majorité à l’Assemblée territoriale – dotée de très larges pouvoirs fiscaux et législatifs. Quelles sont vos priorités ?
Moetai Brotherson : On a une situation économique et sociale problématique, avec 55 000 personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté et une population qui vieillit. Depuis les années 1960 et l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) [l’organisme regroupant les installations et les moyens utilisés pour organiser les essais nucléaires français entre 1966 et 1996 – ndlr], la population est devenue beaucoup plus sédentaire. Elle mange beaucoup plus de produits transformés. On a aujourd’hui une prévalence de maladies cardiovasculaires, de diabète, etc., qui coûtent très cher à nos comptes sociaux. Et on a une situation d’inflation difficile à mesurer.
De quels instruments disposez-vous pour agir ?
Le principal, c’est la fiscalité. On a ce qu’on appelle les produits de première nécessité (PPN), qui sont détaxés avec une marge encadrée. Sauf que le multimillionnaire comme le smicard achètent les mêmes produits. Donc on veut réviser ce système pour récupérer les budgets afférents et les consacrer à des mécanismes ciblés sur les personnes nécessiteuses.
Il faut faire du développement économique. Sept cents jeunes partent tous les ans en métropole s’engager dans l’armée car ils ne trouvent pas de boulot. Pour nous c’est dramatique. Ils ne cotisent pas à la Caisse de prévoyance sociale, le système polynésien de sécurité sociale. Pour créer de l’emploi, c’est le secteur privé. On a identifié quatre secteurs, prioritaires sur le mandat : le tourisme, l’agriculture et la pêche, les énergies renouvelables, le numérique et l’audiovisuel.
On est un pays océanique. On veut tripler la capacité de pêche, redonner à l’agriculture son rôle dans la société. On voudrait aussi atteindre l’autonomie énergétique. Aujourd’hui, 96 % de l’énergie consommée en Polynésie vient des hydrocarbures. On ne peut pas continuer comme ça. On n’a pas de puits de pétrole chez nous, c’est notre côté français : on a des idées mais on n’a pas de pétrole. On mise sur le solaire. Quant au numérique, aujourd’hui on a deux câbles sous-marins qui nous relient au reste du monde. Un troisième est en cours de négociation entre l’Australie et le Chili qui passerait par l’île de Pâques et la Polynésie. Avec trois câbles, on devient une destination intéressante pour les grandes sociétés qui font du data. L’idée est de développer les data centers pour les Gafam, les call centers des studios de cinéma et d’effets 3D.
Vous êtes contre l’exploitation des ressources minières sous-marines alors qu’il y a beaucoup de cobalt dans les fonds polynésiens. Allez-vous pouvoir tenir cette position malgré les recettes économiques qu’elles vous rapporteraient ?
Notre pays est océanique. Pour les Polynésiens, culturellement, il n’y a pas de séparation entre la terre et la mer. On est un peuple de navigateurs. Les îles ont été pêchées du fond des océans par le dieu Maui, selon la mythologie. Il est hors de question pour nous de saccager l’océan. On voit ce qui se fait en Papouasie-Nouvelle-Guinée où la société canadienne Nautilus s’est installée, et où des espèces de moissonneuses-batteuses géantes descendent au fond des océans. Quand ils ont fini, c’est un désert. Les impacts sur le biotope sont désastreux.
Dans la zone économique exclusive de la Polynésie, il y a du cobalt, du manganèse, des terres rares. On a fait voter un moratoire à l’Assemblée de Polynésie car nous avons la compétence sur l’exploration et l’exploitation des ressources dans notre statut, mais à l’exception des matériaux stratégiques, pour lesquels c’est toujours l’État qui a la compétence. Aujourd’hui, l’État a précisé qu’il ne voulait pas exploiter ces ressources marines. Mais demain, qui sera président ? Quelle sera la situation mondiale ? C’est difficile de le dire. Or le cobalt est sur la liste des matériaux stratégiques. Cette liste est établie par une seule personne : le président de la République, par décret, en fonction des besoins de l’industrie. Il faut qu’on arrive à une situation où l’on ait les garde-fous institutionnels suffisants pour que personne n’aille chercher ces ressources.
Dans le bureau de Moetai Brotherson, à la Délégation de la Polynésie, à Paris. © Photo : Sébastien Calvet/Mediapart
Pour les Jeux olympiques et paralympiques de 2024, les épreuves de surf doivent se tenir en Polynésie. La nouvelle ministre polynésienne du sport, Nahema Temarii, a déclaré qu’en raison de la situation économique, il n’était pas exclu que le pays y renonce. Qu’allez-vous décider ?
Les Jeux vont bien se tenir chez nous. On y tient : on veut que le monde sache une fois pour toutes que le surf n’est pas né à Hawaï mais à Tahiti. C’est important pour nous culturellement. Aujourd’hui, j’ai eu toutes les assurances dont j’avais besoin sur ces points. Maintenant, les négociations portent sur des ajustements.
Car c’est un dossier dont on a hérité. On a beaucoup d’engagements, mais les crédits n’avaient pas été mis en face. Ça va être à nous, à travers un collectif budgétaire, de payer un peu moins de 100 millions d’euros (1,2 milliard en francs Pacifique) : hébergement des athlètes, infrastructures, participation indirecte en billets d’avion, etc.
Au-delà de l’aspect financier, ce qui nous a interpellés quand on est arrivés, c’est l’aspect environnemental. Il y a eu une crue sur le site où vont se dérouler les JO. Une partie des habitations ont été inondées et détruites. Les gens n’ont pas pu s’empêcher de faire l’association entre cet événement et une passerelle en cours de construction, qui bouchait partiellement l’embouchure de la rivière.
Pour les Jeux olympiques, un certain nombre de travaux doivent être faits : aménagement d’une marina, implantation de la passerelle des juges au format olympique – donc beaucoup plus grande que celle qu’on utilise jusqu’à présent, avec un ancrage dans le corail. On ne pourra pas faire les JO sans casser un ou deux coraux. Notre préoccupation est d’en causer le moins possible.
On a aussi des questionnements sur l’accessibilité pour les Polynésiens. On ne veut pas de JO qui se dérouleraient chez nous et dont nous serions exclus. Il n’y a pas de billetterie pour les épreuves de surf mais des contraintes imposées par le Comité olympique (COJO), qui définit des zones de sécurité.
La vague de Teahupo’o se trouve à 1 km du bord. Si vous êtes sur la plage, vous ne voyez rien. On veut une possibilité pour des embarcations accréditées avec un public qu’on sélectionnera d’être au plus près de la vague. Sinon les gens ne vont pas comprendre. Et il y a la notion d’héritage. Ces JO vont durer dix jours, dont quatre d’épreuves, et après ?
Au-delà des structures, qui sont démontables, il y a le sujet de la formation. On a un potentiel de jeunes extraordinaire dans le domaine du surf. Ils savent surfer, mais ils ne savent pas devenir des surfeurs professionnels. Il faut une formation pour apprendre ce métier. On est en train d’en discuter avec le COJO, pour qu’il y ait un héritage de ce point de vue.
À l’issue de votre rencontre avec Gérald Darmanin lundi, la mise en place d’un groupe d’études conjoint avec l’État au sujet des conséquences des essais nucléaires français dans le Pacifique a été annoncée. De quoi s’agit-il ?
On est dans la phase de suivi des conséquences. Depuis 1996, il n’y a plus d’essais chez nous. Des gens sont malades, meurent encore aujourd’hui.
Le premier essai a eu lieu le 2 juillet 1966. À l’époque, des experts japonais, avec qui les indépendantistes étaient en lien, disaient que des maladies radio-induites allaient apparaître dix ans plus tard. En 1977, il y a eu le premier statut d’autonomie et le transfert de la compétence de la santé. Le parti indépendantiste a toujours dit que cette temporalité avait été calculée par l’État. Depuis, c’est donc une double peine : la prise en charge de ces maladies a été payée par les Polynésiens eux-mêmes. On a fait les calculs : cela représente 840 millions d’euros environ (100 milliards de francs Pacifique) jusqu’en 2022. Chaque année, 42 millions d’euros environ viennent se rajouter pour cette prise en charge.
On demande deux choses : que la prise en charge des malades actuels soit remboursée par l’État, et que le passif soit remboursé.
En juillet 2021, lors d’une visite en Polynésie, Emmanuel Macron avait reconnu l’existence d’une « dette » de l’État français à l’égard de l’archipel : « Cette dette est le fait d’avoir abrité ces essais, en particulier ceux entre 1966 et 1974, dont on ne peut absolument pas dire qu’ils étaient propres. » Pensez-vous que la dette nucléaire de l’État français vis-à-vis de la Polynésie est aujourd’hui soldée ?
Non, absolument pas.
Sur le plan sanitaire, elle n’est pas soldée, tant qu’on n’a pas trouvé de solution pour les dépenses en cours. Ensuite, il y a les effets environnementaux. La dépollution de certains sites est en cours par l’armée, à Hao, qui était la base arrière logistique des essais. Mais les essais souterrains ont fragilisé le socle de l’atoll de Mururoa. Il y a des failles, notamment dans la zone nord-est de l’île. Il y a un risque, loin d’être nul, d’un effondrement de cette partie.
Or c’est précisément la partie du banc Colette, un banc de sable sous lequel se trouve du plutonium, qui provient d’une fuite lors de l’un des premiers essais. Et il y a les deux puits creusés dans l’anneau corallien : de 6 mètres de diamètre et 1 km de profondeur remplis de déchets radioactifs. Si demain l’atoll s’effondre, cela va aller dans l’océan. En 2021, j’avais écrit à Emmanuel Macron pour faire retirer ces déchets. Il ne m’avait pas répondu.
Le dernier volet, c’est la « bombe socioéconomique » : quand le CEP est arrivé chez nous, il a complètement déstructuré notre société. Avant le CEP, on était quasiment en situation d’autosuffisance alimentaire. On exportait des produits du secteur primaire dans tout le Pacifique. Aujourd’hui, on est dans une situation de dépendance totale vis-à-vis de l’extérieur : 88 % de ce qu’on consomme est importé. C’est un fait colonial moderne. On ne nous a pas demandé notre avis. Mururoa est toujours une zone militaire et n’a pas été restitué, contrairement à ce qui était prévu. La Polynésie française est un ensemble d’îles, mais Mururoa et Fangataufa, où ont eu lieu les essais, n’en font pas partie. Elles appartiennent toujours à l’État. Pour y aller, il faut demander au ministre des armées.
Ce que nous appelons la bombe économique est sociale, c’est une partie de la dette nucléaire. Nous demandons à l’État : aidez-nous à restructurer notre économie que vous avez déstructurée. Vous nous avez rendu dépendants. C’est votre rôle, votre responsabilité de nous donner les moyens de retrouver une forme d’indépendance économique.
Ce qu’on veut, ce sont des investissements massifs de l’État mais structurants pour nous permettre de franchir des paliers. Par exemple sur l’autonomie énergétique. Le fonds Macron représente à peu près 59 millions d’euros sur cinq ans pour faire la transition énergétique. Ce n’est pas avec cela qu’on va passer de 96 % de dépendance aux énergies fossiles à 10 %. Le deuxième palier, c’est l’autonomie alimentaire. Le territoire océanique s’étend sur 5 millions de kilomètres carrés, mais on n’a pas de lycée de la mer, ni de filière halieute à l’université de Polynésie. C’est aberrant. La seule formation à l’aquaculture date d’il y a trois ans et a été mise en place par l’Église protestante.
Votre objectif est-il l’indépendance de la Polynésie ?
L’indépendance, pour nous, c’est un horizon. Il faut surtout que les Polynésiens aient le choix. Il faut un processus d’autodétermination.
À ce sujet, on a un souci avec l’État depuis 2013. Il faut remonter un peu dans l’histoire pour le comprendre. En 1946, l’ONU publie la première liste des territoires non autonomes à décoloniser, avec l’Algérie, la Kanaky, le Vanuatu, etc. On y figure. En 1963, année de l’installation du CEP en Polynésie, on est retiré de cette liste. Pour nous, ce retrait était illégal : car la liste avait été validée par l’Assemblée générale de l’ONU. Or, en manœuvrant en coulisses, le ministre des affaires étrangères français a demandé au secrétariat du comité de suivi de la décolonisation de réécrire la liste, en omettant la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie. La Kanaky pour le nickel, et nous pour les essais nucléaires.
En 1978, Oscar Temaru, fondateur du parti indépendantiste, se rend à New York. À l’époque, pour aller de Tahiti à New York, c’est compliqué : il faut prendre le bateau, puis un avion, etc. La délégation met 14 jours pour y arriver. Ils partent avec une délégation kanake. Arrivés à New York, ils ne parlent pas anglais. Ils n’ont pas d’hôtel, juste une lettre de recommandation de l’Église protestante, et trouvent un hébergement par une église baptiste à Harlem. Ils arrivent à obtenir un rendez-vous avec Kurt Waldheim, à l’époque secrétaire général des Nations unies. C’est ce jour-là qu’il apprend l’existence de la liste et qu’on en a été retiré.
Depuis, Temaru s’est mis en tête de nous réinscrire sur cette liste. En 1986, la réinscription de Kanaky et de la Polynésie est examinée en Assemblée générale de l’ONU. À l’époque, il y avait encore des essais chez nous. Jean-Marie Tjibaou, le leader indépendantiste kanak, dit à Oscar que si les deux demandes sont poussées ensemble, la France va y poser son droit de véto. Et lui demande d’accepter de ne pousser que Kanaky, avec l’idée de revenir ensuite pour la Polynésie. Mais l’année d’après il est assassiné – sans lien, évidemment. Ça a repoussé notre combat. Il faut attendre 2011 pour recommencer le lobbying. J’y ai participé. Le 17 mai 2013, on est réinscrit.
Sauf qu’aujourd’hui, quand la question de la Polynésie arrive en Assemblée, le représentant permanent de la France sort de la salle. C’est indéfendable. Pour déclencher un processus d’autodétermination, on a besoin de dialoguer avec la puissance administrante.
En 2018, vous avez déposé une plainte à la Cour pénale internationale contre la France pour « crime contre l’humanité ». Où en est cette procédure ?
Sur une population qui à l’époque était d’environ 110 000 personnes, on estime qu’il y a plus de 30 000 personnes qui sont mortes de ces essais nucléaires. À l’échelle de notre peuple, c’est un crime contre l’humanité. Toute la Polynésie a été touchée par les retombées des essais nucléaires, pas juste Mururoa et Fangataufa. Je suis d’une petite île qui s’appelle Huahine, au nord-ouest de Tahiti, qui a été touchée aussi par les retombées. Au moment des derniers essais aériens, je devais avoir 5 ans.
La procédure n’a pas beaucoup avancé car techniquement nous n’avons pas déposé plainte. C’est ce qu’on appelle une « information ». Il faut avoir qualité à agir. Seules des victimes peuvent déposer plainte. On travaille avec des associations de victimes pour constituer des dossiers de plaintes individuelles. Quand on en aura suffisamment, on passera à l’étape suivante.
Jade Lindgaard