Les inquiétudes et les alarmes transpirent dans tous les articles. En cette fin d’année 1973, la presse se fait largement l’écho des doutes et des angoisses qui ont saisi le monde occidental. Elle a les mêmes mots qu’aujourd’hui, oscillant entre le vertige d’une fin d’un monde et la tentation de se raccrocher à un progrès technique qui sauverait tout.
« Est-ce la fin de l’abondance ? », se demande alors Le Nouvel Observateur. « Face aux risques conjugués de l’inflation et de la récession (…) l’exécutif donne de la bande, patine, paraît bloqué », rajoute Le Point. « C’est tout l’avenir de notre mode de vie qui est en cause », insiste Entreprise, demandant d’accélérer « la lutte contre les gaspillages » et le « freinage de la demande privée ». Paris Match, lui, parie sur la technologie. « Pour remplacer le pétrole, l’hydrogène ! », écrit déjà son éditorialiste Raymond Cartier en enfonçant le clou : « La fameuse crise de l’énergie ne naît pas de l’insuffisance des ressources, mais découle d’une paresse de la prévoyance. »
En quelques jours, le monde paraît avoir chaviré. Le 17 octobre 1973, précisément, selon ce qu’en ont retenu nombre d’historiens et la mémoire collective. Ce jour-là, les membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) décident de réduire de 5 % par mois leur production tant qu’Israël reste engagé dans la guerre du Kippour. Ils imposent aussi un embargo des livraisons pétrolières pour un certain nombre de pays, considérés comme des soutiens d’Israël, et en premier chef les États-Unis.
© Illustration Simon Toupet / Mediapart
Le monde occidental découvre à ce moment-là l’importance d’un sujet sur lequel il ne s’était vraiment jamais attardé, en dépit de son caractère stratégique : « la centralité de l’énergie dans toutes les questions économiques », comme le résume Michel Lepetit, chercheur associé au LIED (Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain), qui a beaucoup travaillé sur ces questions énergétiques à partir des archives de l’OCDE, et par ailleurs vice-président de l’association The Shift Project.
Le rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance avait bien lancé dès 1972 l’alerte sur la course folle des économies occidentales et la consommation effrénée des énergies fossiles. Les opinions publiques s’inquiétaient déjà des pollutions et des dégâts provoqués par un développement à marche forcée. Pourtant, personne n’avait pris la pleine mesure de la dépendance du monde à l’égard du pétrole.
À partir de la fin des années 1950, le pétrole s’impose partout : son caractère fongible, les facilités de transport qu’il offre, ses multiples usages et dérivés possibles, le rendent imbattable. Il supplante le charbon et devient la première énergie fossile utilisée dans le monde. La croissance explosive de l’économie, l’avènement d’une consommation de masse débouchent sur l’ère du « tout pétrole ». À partir du milieu des années 1960, la demande mondiale en pétrole augmente de 6 % par an. Personne ne s’en soucie : les réserves pétrolières semblent inépuisables.
Le choc pétrolier de 1973 vient réveiller tout le monde. C’est la fin de la plus formidable période de croissance enregistrée en Occident, celle que la France retiendra sous le nom des « Trente Glorieuses ».
« Parler de choc pétrolier a un aspect dérangeant. Car cela suppose de chercher un événement unique. Bien sûr, il y a l’embargo de l’OPEP. Mais celui-ci s’inscrit dans une histoire longue, marquée par une succession d’événements qui vont nourrir la crise de 1973 », dit Philippe Pétriat, professeur à l’université Paris Sorbonne Panthéon et spécialiste de l’histoire du Moyen-Orient.
Bien des craquements se sont fait entendre dès la fin des années 1960. L’ordre mondial écrit par les États-Unis à la fin de la Deuxième Guerre mondiale est bousculé de toutes parts, tant du côté américain que du côté des pays pétroliers. Et cette crise de 1973, présentée souvent comme de la seule responsabilité de l’OPEP dans son affrontement avec l’Occident, fait apparaître de nombreuses convergences d’intérêts entre les deux camps, balayant au passage toutes les questions écologiques et de soutenabilité.
Aux origines de la crise de 1973, un choc écologique<
S’il existe un élément central aux origines de la crise pétrolière de 1973, il faut aller le chercher du côté des États-Unis dès le début des années 1970, d’après Matthieu Auzanneau, auteur d’un ouvrage qui fait référence, Or noir, la grande histoire du pétrole, et par ailleurs directeur général de The Shift Project.
C’est un choc écologique, selon lui, plus que politique ou économique qui annonce les bouleversements de 1973. « 1973 a été la première crise locale de la limite physique de la croissance », explique-t-il.
« En 1970, la production de pétrole conventionnel aux États-Unis atteint son pic, poursuit-il. Les réserves pétrolières américaines sont déjà à moitié vides. Des États comme la Louisiane ou l’Oklahoma enregistrent un fléchissement de leur production. Même le Texas, l’État pétrolier américain, donne des signes de faiblesse. Pour les États-Unis, premier producteur mondial de pétrole, qui a toujours veillé à son indépendance énergétique, c’est un électrochoc. Le déclin semble inévitable. »
Géologue chez Shell, Marion King Hubbert avait bien prévenu, dès 1956, que l’industrie pétrolière américaine risquait de rencontrer de graves difficultés « dans un horizon de dix à quinze ans » en raison de l’épuisement des réserves. Sa mise en garde avait été accueillie par des haussements d’épaules. Pourtant, en ce début de 1971, il faut bien se rendre à l’évidence : le Peak Oil est bien là !
Alors que la production commence légèrement à décliner, la consommation, elle, galope : elle va augmenter de 20 % entre 1970 et 1973 pour atteindre 17 millions de barils par jour aux États-Unis. Incapable de répondre à la demande, l’administration américaine se retrouve dans une situation inconnue jusqu’alors : elle est obligée d’importer du pétrole, comme l’Europe et le Japon, qui, eux, sont toujours en position d’importateurs. Entre 1970 et 1973, la part des importations dans la consommation pétrolière des États-Unis passe ainsi de 19 % à 35 %.
Production pétrolière américaine en millions de barils par jour. La production remonte à partir de 2008 en raison de l’explosion de la fracturation © US Energy information administration
« L’administration américaine s’inquiète très vite de cette dépendance : si les États-Unis l’acceptent, ils vont se fragiliser », explique Michel Lepetit. De plus, comme le note l’universitaire italien Giuliano Garavini, auteur de The Rise and Fall of OPEC (« L’Ascension et la Chute de l’OPEP » ; non traduit en français), les États-Unis ne « sont plus en mesure d’approvisionner leurs alliés en pétrole, si nécessaire ».
La conséquence de ce basculement historique se manifeste très vite : dès le premier trimestre 1971, la balance commerciale affiche un déficit de 5,8 milliards de dollars. Une première aussi pour Washington qui a jusqu’alors toujours accumulé les excédents commerciaux.
En juin 1971, Richard Nixon adresse un message présidentiel spécial au Congrès. Il est des plus alarmistes : « Durant toute son histoire, le peuple américain a considéré l’approvisionnement abondant en énergie comme un fait acquis (…) Mais la présomption selon laquelle une énergie suffisante sera toujours disponible a été brusquement remise en question au cours de l’année passée », insiste-t-il, avant de prévenir qu’à l’avenir les Américains vont payer leur pétrole plus cher et que le temps de la « sobriété énergétique » est venu.
Les événements s’enchaînent : le 15 août 1971, les États-Unis annoncent la fin des accords de Bretton Woods, qui organisent le système monétaire international depuis 1944 : c’est la fin de l’étalon change-or.
Mille causes participent à l’éclatement de ce système monétaire de parité fixe, et de convertibilité du dollar en or : l’épuisement du modèle fordiste et la baisse tendancielle des profits ; la montée inexorable de l’inflation ; les coûts faramineux de la guerre du Viêtnam ; les besoins du gouvernement américain de retrouver des marges de manœuvre pour financer « la nouvelle frontière », programme de développement présenté par Kennedy et repris par ses successeurs ; sans parler de la contestation portée par des pays européens, en particulier l’Allemagne qui milite pour l’adoption d’un système de changes flottants.
Mais le contexte pétrolier participe aussi à cette remise en cause, tant dollar et pétrole sont inextricablement liés. « En mars 1967, la Chase Manhattan Bank de David Rockefeller, la banque du pétrole aux États-Unis, semble être la première institution majeure aux États-Unis à avoir proposé officiellement l’abandon de l’étalon-or », relève Matthieu Auzanneau.
La fin de Bretton Woods a en tout cas un effet immédiat : le dollar dévalue par rapport à toutes les autres devises internationales dans des proportions allant de 8 % à 16 % selon les monnaies. Les États-Unis, qui importent désormais du pétrole, le paient moins cher. Et la balance commerciale, mécaniquement, se redresse.
Délégation des pays arabes de l’OPEP à Vienne en 1974 © Archives/ AFP
Les pays producteurs prennent la main sur leur pétrole
Cette chute constante du dollar est un des facteurs qui vient nourrir les récriminations des pays producteurs de pétrole. Depuis des années, le prix du pétrole, fixé jusqu’alors par les grandes majors pétrolières occidentales (Exxon, Mobil, Chevron, issus de l’éclatement de Standard Oil, Gulf et Texaco pour les États-Unis, BP et Shell côté britannique, Elf et la compagnie française des pétroles, devenue Total par la suite). Et le cours ne varie pas d’un pouce : il est fixé à 1,80 dollar le baril pour l’« Arabian Light », référence pour le pétrole du Moyen-Orient. Leurs revenus pétroliers ne cessent de diminuer, alors que les produits manufacturés qu’ils importent des États-Unis et de l’Europe augmentent en flèche, en raison de l’inflation.
« L’OPEP a échoué à imposer un embargo pétrolier au moment de la guerre des Six-Jours [1967 – ndlr]. Mais à partir du début des années 1970, les pays producteurs sont déterminés à reprendre la main, et à obtenir une meilleure rétribution du pétrole. Lors de la réunion de l’OPEP à Caracas [décembre 1970 – ndlr] , les pays de l’OPEP, y compris l’Arabie saoudite, prennent une posture assez radicale pour imposer un nouveau partage face aux majors pétrolières », rappelle Philippe Pétriat. Ils obtiennent notamment, lors de cette réunion, une hausse de la taxe sur les profits pétroliers portée à 55 %, une augmentation des prix postés, l’élimination de tous les rabais.
Ces victoires s’inscrivent dans le mouvement beaucoup plus large de décolonisation et de reconquête des ressources pétrolières par les pays producteurs. En février 1971, l’Algérie décide la nationalisation de tous les actifs pétroliers du pays. Cette initiative sera bientôt imitée par la quasi-totalité des pays producteurs : en 1972, le Venezuela nationalise à son tour ses réserves, imité dans la foulée par l’Irak, le Koweït, le Qatar et la Libye en 1973. Même l’Arabie saoudite négocie et obtient de reprendre le contrôle de la puissante Aramco, la plus riche compagnie pétrolière en réserves du monde, où elle n’avait jusque-là qu’un strapontin face aux majors occidentales.
Celles-ci sont persuadées que les pays producteurs ne tarderont pas à nouveau à leur demander leur aide. Il n’en sera rien. « Les pays producteurs se sont dotés d’une génération d’experts, ingénieurs, chercheurs, directeurs financiers travaillant dans l’industrie pétrolière qui comprennent les mécanismes, savent les expliquer. Ils sont tous là au moment des nationalisations et de la montée en puissance de l’OPEP. C’est pour cela que cela marche », souligne Philippe Pétriat.
En février 1971, un accord est signé à Téhéran avec les majors pétrolières. Les pays producteurs obtiennent une augmentation de 35 cents le prix de l’Arabian Light pour le porter à 2,15 dollars. Cela paraît dérisoire comparé à l’inflation généralisée. Mais pour l’OPEP, c’est un pas de géant : avant cette hausse, le cours du baril, inchangé pendant plus de quinze ans, était inférieur à son prix de 1957, en dollars constants.
Bien que mesurée, cette hausse déclenche la colère des Européens et du Japon, importateurs de toutes leurs énergies, rappelle Giuliano Garavini. Ces derniers accusent les États-Unis d’avoir privilégié l’intérêt de leurs groupes pétroliers et de leurs multinationales au détriment de ceux du reste de l’Occident. Les alliés des États-Unis n’ont peut-être pas tout à fait tort.
Quand les majors américaines exigent une hausse du baril
« Dès le printemps 1972, James Akins, le monsieur pétrole de l’administration américaine, a pris position publiquement pour dire que les prix du pétrole étaient trop bas et qu’ils devaient augmenter pour assurer la sécurité des approvisionnements », rappelle Michel Lepetit. « À la même période, la Chase Manhattan, qui est la banque de l’industrie pétrolière – elle a eu son siège pendant longtemps dans la même tour qu’Exxon –, publie une note estimant que si les prix du pétrole restent à un niveau aussi bas, aucun des premiers projets industriels complexes d’extraction de brut, situés dans des zones extrêmes à l’ouest de Suez (mer du Nord, Alaska), n’est finançable », continue de son côté Matthieu Auzanneau.
Tous ne font qu’exprimer publiquement les vues de l’industrie pétrolière américaine. Les majors pétrolières ont toujours su comment se faire entendre et influencer la politique américaine. Mais l’administration Nixon est une des plus attentives à leurs souhaits : l’industrie pétrolière y bénéficie de nombreux relais. Elle a notamment l’attention d’Henry Kissinger, un protégé de Nelson Rockefeller, petit-fils du fondateur de la Standard Oil et personnage central du lobby pétrolier américain.
Henry Kissinger est un homme qui monte dans l’administration Nixon. À partir du scandale du Watergate (1972-1974), il va acquérir une influence écrasante dans la politique et la diplomatie américaines, imposant ses vues, en particulier sur l’énergie.
À côté de lui, on trouve aussi un certain George Bush, sénateur républicain du Texas qui a fait fortune dans le pétrole, son futur ami Dick Cheney, futur patron de la société parapétrolière Halliburton. Celui-ci travaille alors au sein de l’administration Nixon comme assistant de Donald Rumsfeld. Autant de noms que l’on retrouvera bien des années après.
Wilmington oil fields en Californie © Frederic J. BROWN / AFP
Tous partagent la même vision sur la façon d’assurer la sécurité énergétique des États-Unis : pour remplacer les gisements traditionnels, il faut développer d’autres champs pétroliers. « Les majors pétrolières connaissent de longue date l’existence des réserves offshore de l’Alaska, de la mer du Nord, et du golfe du Mexique », rappelle Michel Lepetit. Même si elles en connaissent déjà toutes les dégradations écologiques induites, elles rêvent aussi de reprendre la fracturation hydraulique, interdite depuis 1929, ou d’exploiter les sables bitumineux.
Mais toutes ces réserves, difficiles d’accès, demandent beaucoup d’investissements technologiques et financiers. Tant que le prix du baril reste autour de 2 dollars, elles ne sont pas exploitables, car non rentables, estime l’industrie pétrolière qui n’entend pas rogner sur ses marges.
L’administration Nixon travaille alors sur un projet à 5 dollars le baril à la fin de la décennie 1970. Dès l’été de 1972, le prix du pétrole aux États-Unis est à 4,20 dollars le baril, deux fois plus que les cours mondiaux des pétroles en provenance du Moyen-Orient. Il ne cessera de monter pour atteindre 5,20 dollars le baril en septembre 1973.
Lorsque les États membres de l’OPEP se retrouvent à Vienne le 8 octobre 1973, la guerre du Kippour lancée contre Israël par l’Égypte et la Syrie a éclaté depuis deux jours. Le cartel ne s’est pas réuni pour étudier une riposte en appui aux pays arabes, mais pour obtenir une augmentation des prix du baril, demandée de longue date. Compte tenu de la hausse de la demande, de la baisse du dollar, de l’inflation, les États veulent que le prix du baril de l’Arabian Light soit fixé à 5,12 dollars.
Face au refus des groupes pétroliers occidentaux, l’OPEP décide de l’imposer. Le 16 octobre, le cartel annonce une hausse du baril. Mais le lendemain, le ton se durcit. Les membres du cartel annoncent une réduction de leur production, et un embargo à destination des principaux soutiens à Israël, en premier lieu les États-Unis, tant que la guerre de Kippour durera.
Un cessez-le-feu sera signé trois jours plus tard. Mais l’embargo, lui, durera jusqu’en avril 1974. Ce sera toutefois un embargo à trous : l’Arabie saoudite veillera ainsi à ce que l’armée américaine au Viêtnam soit toujours approvisionnée en brut, en la livrant à partir de Singapour. Il se révélera aussi beaucoup plus préjudiciable pour l’Europe et le Japon, qui importent toute leur énergie, que pour les États-Unis, qui n’achètent encore que des quantités limitées. À 5,12 dollars le baril, la hausse est cependant encore acceptable pour l’économie mondiale.
« Le vrai choc pétrolier, ce n’est pas l’embargo de l’OPEP en octobre mais l’augmentation spectaculaire du baril décidée par le shah d’Iran fin décembre », dit Matthieu Auzanneau. La position de l’Iran, lors de cette nouvelle réunion de l’OPEP le 22 décembre, surprend tout le monde : le ministre iranien demande un prix du baril à 15 dollars. L’Irak, l’Algérie, la Syrie soutiennent immédiatement cette position, tandis que l’Arabie saoudite refuse : alors que le prix du baril a déjà doublé en quelques mois, impossible, explique Riyad, d’imposer à nouveau une telle augmentation.
Pénurie d’essence aux Etats-Unis en décembre 1973 © Federal reserve history
Le 23 décembre, le shah d’Iran décide unilatéralement que le prix du pétrole iranien sera désormais de 11,65 dollars. Dans le monde occidental, c’est l’affolement. Les queues s’allongent devant les stations-service, donnant lieu à de quasi-scènes d’émeutes, alors que les pénuries d’essence menacent, comme le raconte un article du New York Times du 30 décembre 1973. La presse américaine a trouvé un nom pour désigner ce moment : « le massacre de la veille de Noël ».
Intérêts convergents
Tout est allé si vite que les souvenirs s’emmêlent. La mémoire collective ne retiendra qu’une chose : la responsabilité unique de l’OPEP dans ce choc pétrolier marquant le début d’une longue suite de crises. Mais est-ce la bonne lecture ?
Curieusement, il y a encore peu d’archives ouvertes sur cette période. Des années après, les historiens et les experts se perdent en conjectures pour comprendre, notamment, les motivations du shah d’Iran. Considéré alors comme un des alliés les plus sûrs des États-Unis, aurait-il osé lancer prendre une position susceptible de bousculer l’économie mondiale, sans avoir reçu l’aval au moins implicite de l’administration américaine ?
« Cela semble relever de la théorie du complot. Mais de nombreux éléments posent, malgré tout, question », note Matthieu Auzanneau. « Ce n’est pas parce que cela paraît complotiste que ce n’est pas vrai », ajoute Philippe Pétriat.
« L’Iran a pris la tête d’une demande qui convient alors à beaucoup de monde. Fixer le prix du baril à 11,65 dollars revient à obtenir 7 dollars par baril pour le gouvernement iranien, qui a de grandes ambitions pour moderniser le pays, relève ce dernier. Par la suite, le shah a très bien défendu sa position. Il a adopté une vision très environnementaliste, expliquant que le pétrole avait une valeur intrinsèque, qui justifiait de le préserver. Qu’il fallait le vendre très cher, car le temps du pétrole n’allait pas durer longtemps. »
Les majors américaines reprendront le même argument. Dès le lendemain de la décision du shah, comme il est raconté dans Or noir, un porte-parole d’Exxon explique dans le New York Times que la hausse du pétrole décidée par l’OPEP n’a rien d’inattendu, que l’Occident doit comprendre que le temps du pétrole très bon marché est révolu.
Plus troublant, par deux fois, le tout-puissant ministre saoudien de l’énergie, Ahmed Zaki Yamani, qui a dirigé la politique pétrolière du pays de 1962 à 1986, pointera le poids des États-Unis derrière la décision iranienne. « Je suis à 100 % convaincu que les Américains étaient derrière l’augmentation du prix du pétrole », expliquera-t-il dans l’hebdomadaire britannique The Observer en 2001. Même si le ministre saoudien de l’énergie a eu « des vérités successives », revenir sur cet épisode vingt-sept ans après l’embargo soulève quelques questions.
Quoi qu’il en soit, l’industrie pétrolière américaine comprend tout de suite qu’une fenêtre s’ouvre devant elle et elle ne va pas laisser passer l’occasion. Dès le 25 décembre, des majors annoncent qu’en raison de la hausse des prix du pétrole elles vont accélérer leurs investissements pour lancer le développement de forages offshore. C’est le début du pétrole de la mer du Nord, qui constituera un puissant pilier à la révolution néolibérale thatchérienne. Viendront ensuite le pétrole de l’Alaska et celui du golfe du Mexique.
Dans les semaines qui suivent, le monde pétrolier reparle de l’intérêt d’exploiter la fracturation. Des enchères sont lancées dans plusieurs États pour favoriser son développement. L’huile et le gaz de schiste cependant ne connaîtront leur plein essor qu’après la découverte de nouvelles technologies permettant le forage horizontal et surtout après 2008, quand la politique monétaire permettra de subventionner à fonds perdus une activité qui, jusqu’à la crise énergétique de 2021-2022, n’a jamais gagné d’argent.
Trois mois après la fin de l’embargo, un émissaire spécial américain est envoyé en juillet 1974 à Riyad pour négocier avec le régime saoudien, comme le raconte un long article de Bloomberg à partir d’archives auxquelles il a eu accès. Il a une mission précise : faire en sorte que le pétrole ne devienne pas une arme économique et obtenir que le royaume accepte de financer le déficit américain avec les nouvelles richesses obtenues grâce à la hausse du pétrole. Celui-ci doit aussi s’assurer que les contrats pétroliers resteront toujours libellés en dollars, afin de consolider le statut de seule monnaie de réserve internationale de celui-ci.
La mission réussira au-delà des espérances américaines. Le nouvel ordre pétrolier durera plus de 40 ans. « Le paradoxe est qu’au moment où le pétrole aurait pu devenir politique, les compagnies nationales du Moyen-Orient vont devenir libérales, voire néolibérales. L’OPEP n’aura plus jamais un rôle politique comme en 1973, se contentant d’un discours économique et d’assurer l’équilibre du marché », analyse Philippe Pétriat.
Wall Street va devenir le centre de recyclage des pétrodollars, et l’Arabie saoudite un des premiers financiers des gouvernements américains. La manne pétrolière dont ont profité les pays producteurs va nourrir aussi une effroyable course aux armements au Moyen-Orient, déchirant la région par d’interminables guerres et conflits.
La crise financière de 2008 a à nouveau rebattu les cartes. Elle marque en réalité, selon Matthieu Auzanneau, « la première crise globale des limites physiques de la croissance ». Elle conduit à la crise énergétique d’aujourd’hui, nous renvoyant à des questions existentielles encore plus emmêlées, faute d’avoir imaginé d’autres solutions, en dehors du pétrole, il y a cinquante ans.
Martine Orange