Il faut cependant d’emblée le souligner : cette discussion est menée par un petit nombre de militants au sein de la LCR [1], et surtout de dirigeants en réalité : le cercle est restreint et le masculin s’impose ici – la division genrée se révèle écrasante en la matière. Ce sont principalement Antoine Artous, Daniel Bensaïd, Michael Löwy, Jean-Marie Vincent et Henri Weber, historiens, sociologues ou philosophes de formation. Comme le reconnaîtra bien plus tard Michael Löwy, « dans les cercles militants de la Ligue plus en général, je ne pense pas qu’il [Poulantzas] était beaucoup lu [2] ». Cette réception n’est de surcroît pas d’un bloc : elle est évolutive, progressant au rythme des propositions de Poulantzas, depuis Pouvoir politique et classes sociales paru en 1968 jusqu’à L’État, le pouvoir et le socialisme publié dix ans plus tard, mais aussi de la conjoncture historique et politique qui lui sert de cadre et d’enjeu. Les expériences chilienne et portugaise, la mise à bas de la dictature en Grèce, les aléas de l’Union de la gauche ne sont, de fait, pas un simple contexte où cet engagement théorique trouverait son décor : ils en constituent les supports. Car le déploiement de cette pensée n’a rien d’abstrait, il se nourrit de la situation elle-même et part sans cesse d’elle pour s’y mesurer et se corriger à ses effets.
On constatera également le haut niveau théorique auquel cet échange se place, dans un cadre singulier. Parmi les gauches révolutionnaires, la LCR se distingue en effet par une certaine ouverture politique, rétive au sectarisme, et se caractérise comme un « courant chaud » du marxisme pour employer la formule d’Ernst Bloch [3]. À cette époque, la volonté de penser la transition révolutionnaire s’y mène avec une subjectivité assumée – subjectivité à entendre comme place essentielle accordée aux sujets historiques par-delà le poids des déterminismes économiques. Quelques-uns des auteurs évoqués ici (Daniel Bensaïd, Ernest Mandel, Jean-Marie Vincent) ont ainsi contribué au Contre Althusser (1975), ouvrage collectif défendant le volontarisme contre l’objectivisme scientiste, l’initiative révolutionnaire contre la mécanique des structures. Cette question fondamentale de la subjectivité révolutionnaire est abordée dans la discussion avec Nicos Poulantzas au même titre que certains sujets tout aussi décisifs et dont les enjeux sont intriqués : les contours des classes sociales en général et de la classe ouvrière en particulier, la nature de l’État et l’intervention à y mener, donc le pouvoir et les modalités de sa conquête. Cet échange théorique renvoie par là même à une pensée stratégique, jamais déconnectée de l’histoire telle qu’elle se fait.
Usages critiques des concepts
C’est dès 1968 qu’apparaissent les premières traces de réception et d’utilisation de concepts et définitions avancés par Nicos Poulantzas. Daniel Bensaïd termine à l’été 1968 un mémoire de maîtrise en philosophie sous la direction d’Henri Lefebvre, à Nanterre, consacré à « la notion de crise révolutionnaire chez Lénine [4] ». Pouvoir politique et classes sociales de l’État capitaliste vient tout juste d’être publié chez Maspero, dans la collection « Textes à l’appui », et le jeune étudiant en philosophie, alors dirigeant de la Jeunesse communiste révolutionnaire, très impliqué évidemment dans les événements de Mai-Juin, y puise aussitôt des éléments importants pour sa propre réflexion. Il en retient en particulier les théorisations sur la formation sociale, caractérisée par Poulantzas comme « chevauchement spécifique de plusieurs modes de production purs ». Bensaïd estime que Poulantzas complète Lénine dans la manière même d’évoquer la politique. Pour Poulantzas, elle revêt trois critères : son objet (« la conjoncture »), son produit (« la transformation de l’unité d’une formation sociale ») et surtout son objectif stratégique : l’État. C’est à cette occasion que peut d’ores et déjà être mise en lumière la manière dont Poulantzas considère l’État, soit « le facteur d’unité de ce chevauchement complexe de divers modes de production » entre lesquels il neutralise un « véritable rapport de forces ». Daniel Bensaïd insiste encore sur ces apports neufs dans l’article coécrit avec Sami Naïr pour la revue Partisans, paru dans la livraison de décembre 1968 [5]. À ce stade, les emprunts sont considérés comme enrichissant la réflexion théorique et nul désaccord ne se dessine encore.
Le changement s’opère en 1970 avec la publication de Fascisme et dictature. Daniel Bensaïd prend cette fois en charge la critique du livre, laquelle rejoint l’opposition de plus en plus manifeste à la pensée althussérienne au sein de la Ligue communiste. Même si Fascisme et dictature propose une réflexion politique de nature historique, en particulier sur la IIIe Internationale face au fascisme, il lui est reproché d’être, dans le sillage d’Althusser, trop structuraliste et d’évacuer la subjectivité révolutionnaire. Celle-ci serait négligée à plusieurs titres. Tout d’abord, selon Daniel Bensaïd, Poulantzas ne prête qu’une attention réduite à la lutte de classes dans l’analyse de la montée du fascisme. Ensuite, l’auteur de Fascisme et dictature n’accorde pas suffisamment d’importance à la « faillite subjective du mouvement ouvrier », en l’occurrence la direction de la IIIe Internationale sous Staline et l’absence de riposte révolutionnaire à l’ascension du fascisme. Enfin, comparant terme à terme les critères mis en exergue par Nicos Poulantzas d’une part et par Ernest Mandel de l’autre à propos du fascisme, Bensaïd éclaire le rôle bien plus décisif joué par les déterminations de classes dans l’analyse proposée par le dirigeant du Secrétariat unifié-IVe Internationale. À la différence de Poulantzas en effet, Mandel insiste sur la crise du capitalisme qui conduit à des changements de production et donc de conditions de réalisation de la plus-value, sur le rôle de la base sociale essentielle du fascisme – la petite bourgeoisie –, la destruction des organisations de masse du prolétariat (partis, syndicats), enfin sur l’incapacité du mouvement ouvrier à y faire face. Poulantzas s’attache quant à lui à des critères plus superstructurels – étatiques et idéologiques : parti de masse, domination de l’appareil d’État, police politique, administration bureaucratique. Faute, finalement, de se pencher suffisamment sur l’histoire faite par les acteurs et les classes sociales, Poulantzas serait ainsi « prisonnier des carcans académiques de l’althussérianisme », tout en s’efforçant de les dépasser [6].
La critique s’aiguise avec l’ouvrage de Poulantzas consacré à la situation politique extrêmement intense de la période : La Crise des dictatures : Portugal, Grèce, Espagne(1975). Une même question s’avère centrale dans la discussion sur le livre : la place occupée par la subjectivité révolutionnaire et, partant, par la lutte de classes. Les luttes proprement ouvrières y sont trop négligées selon Bensaïd – ce qui renverrait chez Poulantzas à une « erreur fondamentale de méthode » qui « n’est pas innocente [7] ». Ici se marque un tournant, plus frontalement formulé. Encore une fois rejaillit la critique non voilée faite à l’althussérisme sous l’influence duquel Poulantzas est ainsi placé. Le désaccord n’est pas que théorique : il est fondamentalement stratégique. Car pour Bensaïd, la conséquence « néfaste » d’une telle négligence est de botter en touche précisément sur les questions stratégiques. Parce qu’il se focalise sur les contradictions internes à la bourgeoisie sans insister suffisamment sur la conflictualité centrale entre bourgeoisie et prolétariat, Poulantzas privilégie une alliance tactique avec la fraction la plus démocratique de cette bourgeoisie mais en oublierait par là la perspective ouvrière – au sens politique du terme. Or, cette position est rapprochée de celle qu’adopte en Espagne le PCE lorsqu’il décide de soutenir la « junte démocratique » dont la plate-forme comporte des avancées démocratiques mais tait absolument les revendications sociales proprement ouvrières.
Classes sociales et luttes de classes : critique des contours de classe selon Poulantzas
La tension théorique et programmatique alors ouverte conduit à une réflexion plus poussée sur la nature évolutive des classes sociales, l’apparition éventuelle d’une nouvelle classe formée de cadres et métamorphosant la petite bourgeoisie, leurs situations respectives dans les rapports de production, enfin leurs liens avec le prolétariat. La sortie du livre intitulé Les Classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, en 1974, donne une occasion supplémentaire à ce débat.
L’un de ses termes porte sur la situation des nouveaux salariés que Nicos Poulantzas rattache à la nouvelle petite bourgeoisie. Selon Jean-Marie Vincent, celle-ci est plus restreinte que ce que Poulantzas conçoit. En effet, l’extension des sphères de la réalisation de plus-value, en particulier dans les banques, les assurances et le commerce, n’empêche pas la « prolétarisation » de ces secteurs [8]. Car ces catégories de salariés sont bel et bien soumises, insiste Vincent, à l’emprise de l’exploitation capitaliste, ce qui les rattache à la classe ouvrière. La véritable petite bourgeoisie en voie de constitution est celle qui se situe « de l’autre côté du despotisme capitaliste et de sa domination sans en être les émanations directes ». Ce que les théoriciens de la LCR contestent essentiellement, c’est l’idée de dissolution du prolétariat. Or, Nicolas Poulantzas participerait à la circulation de cette hypothèse, en ayant une définition jugée trop restrictive de la classe ouvrière. Selon Antoine Artous et Daniel Bensaïd, celle-ci ne saurait être circonscrite uniquement par le caractère productif de son travail, a fortiori par la seule production matérielle. Contrairement à Poulantzas, ils se refusent à placer les employés de banque et de commerce hors de la classe ouvrière au nom d’une division considérée par eux comme erronée entre travail manuel et travail intellectuel. Revenant aux critères proposés par Lénine pour définir les classes sociales, Artous et Bensaïd rappellent le caractère nécessaire mais non suffisant de chacun d’eux pris séparément : la propriété ou non des moyens de production, la place dans l’organisation et la division du travail, la forme et montant du revenu. C’est à l’aune de ces critères qu’ils insistent – et la direction de la Ligue avec eux – sur la prolétarisation des employés dans des secteurs comme les banques, le commerce, la santé ou bien encore la Sécurité sociale : on y assiste à une égalisation des conditions de scolarisation, de logement et de salaire entre ouvriers et employés, tandis que les luttes récentes (grèves des banques et des grands magasins, unification des ouvriers et des employés dans les mobilisations importants comme à la Fiat notamment) comme les taux similaires de syndicalisation tendent eux aussi à les rapprocher.
Une fois encore, les conséquences de ce désaccord quant au périmètre social occupé par le prolétariat ressortissent à des questions stratégiques : elles ne sont pas purement sociologiques. Car si la nouvelle petite bourgeoisie s’étend à plusieurs millions de salariés comme le conçoit Poulantzas, alors la leçon stratégique qu’il s’agit d’en tirer peut conduire – « démarche dangereuse » – à « une nouvelle version des vieilles stratégies étapistes sur la base d’une “alliance démocratique” du prolétariat et de la nouvelle petite bourgeoisie [9] ». Là aussi, c’est la centralité de la classe ouvrière qui est en jeu, en ce qu’elle est jugée mise en cause par Poulantzas.
Nature, rôle et contradictions de l’Etat
L’un des apports théoriques majeurs de Nicolas Poulantzas, on le sait, tient à la subtilité de ses propositions faites sur l’Etat. Celui-ci est analysé par Poulantzas comme un champ de luttes constantes, de divisions internes et de relations complexes, relativement autonome, et non pas comme un bloc homogène et sans fissures : l’État n’est pas une substance mais bien davantage la « condensation matérielle d’un rapport de force entre les classes et les fractions de classe ». Cette définition est fameuse et saluée dans sa pertinence par les théoriciens de la LCR, qui n’en contestent pas la justesse.
Ils lui adressent cependant plusieurs reproches. En premier lieu, les causes même d’une telle condensation et de l’autonomie relative acquise par l’État dans les rapports sociaux ne seraient pas suffisamment étudiées par Poulantzas. Ainsi, pour Jean-Marie Vincent, l’autonomisation de l’État en tant qu’extériorité du politique par rapport au social serait la « conséquence ultime de l’extériorité des relations de production par rapport aux agents de la production » : la classe ouvrière n’est pas seulement privée des moyens de production et du contrôle sur le processus de travail, elle est aussi dépossédée du politique lui-même, lequel est accaparé par une bureaucratie étatique [10].
Ensuite, d’aucuns s’interrogent sur la nouveauté ou non d’une telle définition. Dans l’entretien déjà mentionné entre Nicos Poulantzas et Henri Weber, celui-ci souligne que Lénine avait perçu le caractère contradictoire et non monolithique de l’État. C’est ainsi qu’il préconisait l’activité des révolutionnaires au sein de l’école, de l’armée, ou bien encore dans la Douma [11]. En somme, l’« extériorité absolue » par rapport à l’État que Poulantzas reproche à la tradition révolutionnaire n’a d’après eux jamais véritablement existé. Le mouvement ouvrier n’a eu de cesse de pénétrer les institutions étatiques pour y faire prévaloir ses revendications et, par là, un point de vue de classe, « par effraction [12] [13] ». La LCR elle-même, à cette époque, met en avant le droit de regard et de contrôle des organisations ouvrières dans l’enseignement et dans les casernes, la syndicalisation des soldats dans les syndicats ouvriers pour qu’ils exigent leurs droits de travailleurs sous l’uniforme, la levée des clauses de secret professionnel ou de devoir de réserve qui lient les personnels de l’État. Toutefois, « il ne s’agit pas d’investir l’État mais de peser sur ses contradictions pour en briser les rouages [14] ». Ainsi au Portugal, au sein du Mouvement des forces armées, la ligne politique appuyée par le Secrétariat unifié de la IVe Internationale est-elle un approfondissement des fractures dans l’armée, notamment par la constitution de comités de soldats, en lien avec les syndicats ouvriers. Même s’il s’agit de défendre aussi des revendications démocratiques et en ce sens unitaires, « l’indépendance de classe du prolétariat » demeure l’axe politique essentiel [15].
De fait, la critique la plus fondamentale tient au soupçon d’estomper, à force de subtilité et de complexité, le caractère de classe de l’État. Cette critique s’adresse non pas seulement à Nicos Poulantzas, mais plus frontalement aux organisations politiques qui, comme le Parti communiste italien ou en France le CERES de Jean-Pierre Chevènement, auraient renoncé au combat de classe contre l’État et prôneraient au contraire une certaine intégration dans ses institutions. À cet égard, l’opposition est évidemment très vive, de la part de la LCR, aux courants de l’eurocommunisme. Là est la question stratégique essentielle, et de long terme.
Au cœur du débat stratégique
Comme y a insisté justement Razmig Keucheyan, avec la conception complexe que Nicos Poulantzas a de l’État, « la nécessité de son dépérissement dans la transition vers le socialisme devient nettement moins évidente » ; « ce constat entraîne le marxisme sur une voie jusque-là inexplorée » : en particulier, « la révolution cesse d’être synonyme d’affrontement armé avec l’État [16] ». C’est en ce point précis que se place le cœur du débat. Poulantzas cherche un équilibre entre la stratégie classique dite du « double pouvoir » – démocratie directe et auto-organisée sous la forme de conseils, combinée à une démocratie représentative de type parlementaire – et la stratégie dite « italienne » dont Poulantzas juge qu’elle « est, à la limite, une stratégie uniquement fixée à l’intérieur de l’espace physique de l’État [17] ». Cette tentative de trouver une ligne médiane n’empêche pas les théoriciens de la Ligue communiste révolutionnaire d’adresser deux critiques majeures à leur camarade grec. D’une part, à leurs yeux, la nature de classe de la démocratie représentative reste une forme d’impensé chez Poulantzas, qui serait attaché à une démocratie « formelle » et somme toute assez abstraite, peu analysée d’un point de vue matérialiste. Daniel Bensaïd et Antoine Artous jugent que Poulantzas occulte par trop les conditions sociales de la formation de la « volonté générale » présidant à la démocratie représentative ; le retour au Marx de L’Idéologie allemande en particulier est évident [18]. Car comment se nouent véritablement les deux formes de démocratie coexistant dans la proposition fondamentale de Poulantzas ? C’est précisément cette articulation qui est jugée trop peu prise en considération et demeure inanalysée. Dans le sillage classique de Lénine, les théoriciens de la Ligue estiment qu’à terme, dans cette forme de démocratie combinée, la place des conseils risque d’être subordonnée à la forme parlementaire.
Cette crainte n’est pas abstraite ni déconnectée de la situation historique. Au contraire, elle est étayée par des exemples récents et brûlants. Au Chili, les comités de ravitaillement ont rapidement été liquidés au nom de la démocratie parlementaire tout comme les noyaux révolutionnaires dans l’armée ou les conseils de travailleurs. Au Portugal, la souveraineté de la Constituante a également pris le pas sur les commissions ouvrières. De tels échecs justifient et fondent la crainte de voir la démocratie directe peu à peu rognée et finalement abrogée au nom de la démocratie parlementaire. Or, la démocratie directe n’est pas « une forme démocratique parmi d’autres » : elle est une « forme supérieure ». Daniel Bensaïd y insiste : « comme Gramsci l’avait lucidement perçu dès l’expérience de Ordino Nuovo, à travers les comités, conseils ou soviets, le travailleur surmonte la fracture de l’homme et du citoyen, le dédoublement entre l’homme privé et l’homme public, la lésion entre l’économique et le politique [19].
D’autre part et de manière corrélée, la critique formulée à l’endroit d’une telle conception stratégique est de négliger le moment même de l’affrontement. « La réalité de l’épreuve de force », insiste Henri Weber, n’est dès lors plus prise en compte [20]. Le risque, pointé du doigt dans la pensée de Poulantzas, est de déboucher sur un réformisme classique, abandonnant à terme toute perspective révolutionnaire.
Pour autant, évidemment, les brèches ouvertes par Nicos Poulantzas donnent à penser et elles sont très loin d’être balayées d’un revers de main. On peut l’observer encore sur deux points. Il s’agit d’abord de répondre au constat formulé par Poulantzas selon lequel la disparition de la démocratie parlementaire au profit de la démocratie directe par conseils ou soviets mènerait nécessairement à l’autoritarisme voire au totalitarisme, comme l’expérience stalinienne l’a montré de manière implacable et tragique. Une telle évolution n’a rien d’inéluctable cependant et il n’y a pas de raison mécanique à associer les libertés démocratiques à la seule forme parlementaire d’un régime. Mais, tout en le rappelant, Antoine Artous et Daniel Bensaïd entendent aussi ne pas négliger l’évolution qui fut celle de Trotski à cet égard. Si l’Opposition de gauche avait maintenu jusqu’à la fin des années 1920 l’idée du parti unique, Trotski, dans La Révolution trahie (1936), rompit avec elle, dans le même mouvement qui le fit mettre en cause la stricte association classe/parti. « La démocratie politique – comprise non seulement comme “liberté de discussion”, mais comme lutte de partis, avec tous les droits que cela suppose – n’est donc pas un supplément d’âme au regard de la démocratie socialiste [21] ».
La temporalité politique est un autre objet de réflexion, sinon suscitée, du moins stimulée par le débat avec Nicos Poulantzas. En écho à ce dernier, les participants à cette discussion réaffirment que la révolution n’est pas forcément le « grand soir », bien trop fétichisé et caricaturé. À la notion de « processus long » avancée par Poulantzas, ils répondent en rappelant qu’en effet, la déchirure du consensus social et de l’ordre établi se mènera à l’issue d’une accumulation d’expériences et qu’il s’agira bel et bien d’un processus. Pour autant et une fois encore, il n’y a pas lieu d’effacer l’idée de rupture, qui continue de s’incarner selon eux dans l’hypothèse stratégique de la grève générale insurrectionnelle et auto-organisée : c’est là « un fil à plomb [pour] une pratique révolutionnaire quotidienne tendue vers un but final au lieu de flotter au fil des improvisations [22] ».
Conclusion : l’horizon de la discussion
Nicos Poulantzas n’a pas redouté d’avancer des propositions théoriques neuves sur des questions complexes et suscitant la controverse : l’internationalisation du capital, l’avènement d’une nouvelle petite bourgeoisie, la conception de l’État. Jean-Marie Vincent l’a relevé et salué : Poulantzas s’est par là éloigné « des sentiers abrités de la prudence académique. Cela fait tout le prix de son travail pour ceux qui ne se satisfont pas d’abstractions désincarnées [23] ». Au début des années 1970, l’intensité de la discussion était, pour certains comme Daniel Bensaïd, un « témoignage de l’actualité de la révolution [24] ». Si la perspective s’en est éloignée au fil de la décennie, la densité du débat ne s’est pas pour autant tarie. C’est par là que nous souhaitons achever cette contribution, et par ces mots de Michael Löwy : « il [Poulantzas] était althussérien et moi lukacsien, il était maoïsant puis eurocommuniste, alors que moi j’étais trotskiste. Et pourtant, nous nous sommes entendus à merveille. […] Nous avons pendant des années assuré des cours sur la Troisième Internationale, la question nationale, la théorie de l’État, Lénine, Gramsci… Dès le début, nous avons d’ailleurs décidé de faire cours ensemble. Les étudiants adoraient, parce qu’ils entendaient deux points de vue différents sur chacun de ces thèmes. Notre petit duo a duré pendant des années [25]… ». Les désaccords n’ont pas empêché la discussion et l’élaboration commune. Près de quarante ans après, de tels échanges n’ont rien perdu de leur actualité. Et c’est pourquoi il apparaît si essentiel de sortir la pensée de Nicos Poulantzas et le débat critique qu’elle a suscité de la condescendance de la postérité [26] ».
Ludivine Bantigny