Le dernier livre de Michèle Riot-Sarcey, L’émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle,[1] est ambitieux. Il vise à dresser un bilan des mouvements d’émancipation sur quasiment deux siècles et à ouvrir une discussion critique sur les penseurs divers qui les ont accompagnés d’une façon ou d’une autre. L’auteure assume d’emblée un point de vue que résume son titre : l’émancipation aurait été entravée par les idéologies, en particulier celles portées par les partis politiques qu’elle considère indistinctement comme des « avant-gardes ». Disons-le tout net, la thèse, par son côté systématique et généralisé, ne convainc pas vraiment. Mais avant d’en venir à quelques exemples historiques, il nous faut traiter préalablement deux questions qui sont au cœur de son ouvrage, celle de l’idéologie d’abord, puis celle de l’utopie.
La critique des idéologies… au risque de l’idéologie
L’idéologie a fait l’objet de travaux conséquents depuis Marx, Weber, Mannheim, Althusser, Habermas et bien d’autres, ou plus près de nous Isabelle Garo dans un livre important[2]. On aurait pu s’attendre à ce que Michèle Riot-Sarcey situe son propos par rapport à ces débats. Il n’en est rien et il faut attendre la page 50 pour qu’au détour d’une phrase, l’idéologie soit définie comme « Le système de représentation du réel, l’idéologie, [qui] s’est lentement substitué aux relations vivantes entre les individus et les groupes » et que dans les quelques lignes qui suivent soit faite à ce propos une référence à Marx, puis à Sartre. Cette définition de l’idéologie pose problème car comment des relations sociales pourraient exister sans un système de représentation ? Et l’auteure de conclure ce bref passage par « Ce qui signifie que l’idéologie, construite hors du réel, devient le prisme à travers lequel l’individu pense et agit ». L’idéologie « système de représentation du réel » est « construite hors du réel ». Mais comme le réel ne prend sens qu’à travers les représentations que s’en font les êtres humains, tout est donc idéologie… Un peu plus loin dans le même chapitre, l’idéologie est assimilée à des « vérités figées ». Si les mots ont un sens, elle aurait été vraie à un moment donné, mais ne le serait plus. On s’y perd !
En fait toutes ces circonvolutions, que l’on retrouvent de façon dispersée tout le long du livre, renvoient au paradoxe mis en lumière par Karl Mannheim dans son livre Idéologie et Utopie paru en 1929[3]. Ce dernier démontre de façon lumineuse que tout discours sur l’idéologie ne peut se faire qu’à partir d’un point de vue qui est aussi idéologique. En effet, le terme idéologie est un terme à connotation souvent péjorative. Mannheim rappelle d’ailleurs que le qualificatif d’« idéologues » fut employé par Napoléon pour désigner ceux qui s’opposaient à lui et les philosophes de la fin du XVIIIe siècle furent ainsi qualifiés par leur adversaires. Quand nous dénonçons un discours comme idéologique, nous défendons un point de vue particulier qui correspond à une vision du monde précise qui, comme telle, peut être contestée comme étant idéologique. L’idéologue, c’est toujours l’autre. Un discours qui ne serait pas idéologique supposerait que celui qui le tient puisse être dans une position de surplomb qui lui permettrait à la fois d’embrasser tous les aspects de la réalité et de faire fi de toute son insertion dans cette dernière, insertion qui détermine pourtant au moins en partie sa vision du monde.
Il est clair que cette possibilité ne peut être celle d’une seule personne. Marx puis surtout Lukàcs en avaient conscience. Ils avaient cru trouver un tel acteur dans le prolétariat, qui, comme classe destinée à émanciper toute l’humanité, était le seul à ne pas être idéologique puisqu’il portait les intérêts de la totalité. Ce n’est pas le lieu de discuter de la pertinence de ce point de vue. Mais quoi qu’il en soit, Michèle Riot-Sarcey ne peut se prévaloir de ce privilège ontologique. Elle a évidemment tout à fait le droit de critiquer tel ou tel penseur ou telle ou telle organisation en pensant qu’ils ont eu une influence néfaste sur les processus d’émancipation et on peut partager avec elle telle ou telle critique. Mais elle ne peut le faire en les renvoyant dans le domaine des idéologies et en adoptant une posture d’une « diseuse de vérité[4] » ayant le pouvoir de distinguer « entre idée et idéologie ». En fait et paradoxalement, alors qu’elle critique à juste titre Althusser, elle se retrouve sans le vouloir dans une conception binaire similaire à celle qu’il défendait. Althusser a défendu l’idée d’une « coupure épistémologique » dans l’œuvre de Marx entre science et idéologie, de même pour elle « le point théorique décisif [est] celui de l’opposition entre l’idée et l’idéologie[5] ». Sa gêne est d’ailleurs perceptible quand elle déforme la pensée d’Althusser en expliquant que pour ce dernier il fallait « éduquer et transformer la classe ouvrière en la guidant par une idéologie pure[6] ». Or jamais ce dernier n’aurait employé dans ce contexte le mot « idéologie » puisque tout son effort était justement de débarrasser la classe ouvrière de ce qu’il considérait comme de l’idéologie, pour que l’action de cette classe soit dirigée par la « science ». Ainsi pour ne pas se retrouver dans une position théorique similaire à celle d’Althusser, elle lui prête un propos contradictoire avec sa pensée. On remarque aussi d’ailleurs une gêne similaire quand elle est bien obligée de reconnaître, à propos de l’engagement anti-colonialiste, les effets « positifs de l’idéologie – chrétienne, pacifiste ou communiste en l’occurrence. Ici le militant s’empare de l’idée critique : il ne s’agit en rien de cette forme figée qui fixe les règles de l’action de tous[7] ». Au contraire de ce qu’elle défend par ailleurs tout le long de son livre, l’ambivalence de la notion d’idéologie est ici reconnue.
L’auteure défend dans tout son ouvrage un point de vue qui oppose la « démocratie réelle », synonyme pour elle d’auto-organisation, à l’action des partis politiques porteurs selon elle d’une idéologie négative, « celle qui bientôt englobe une grande partie des espérances pour construire un projet ambitieux consistant à libérer définitivement les masses de l’emprise du capitalisme[8] ». Et de dénoncer le rôle des avant-gardes pour conclure « De l’idée libératrice, issue directement des pratiques démocratiques, le processus s’achève avec la suprématie du discours sur l’état des rapports sociaux[9] ». En quoi construire un projet de transformation sociale et faire une analyse des rapports sociaux s’opposent-ils à des pratiques démocratiques ? Mystère ! Et cette opposition qu’elle met en valeur tout le long de son ouvrage ne peut-elle pas être qualifiée d’idéologique ?
En fait à la lecture de ce livre, on se dit que, pour l’auteure, l’Histoire se résume à la longue marche triomphante des idéologies qui, à chaque moment, se sont dressées pour empêcher que l’auto-organisation - on suppose que ce doit être celle des dominé.es - puisse voir le jour. Quant à l’émancipation, elle existe « quand le pouvoir d’agir de chacun dans tous les domaines pour le bien de tous devient accessible[10] ». On n’en saura pas plus sur son contenu dans les trois cents pages suivantes.
L’utopie contre la politique
Depuis Thomas More au XVe siècle jusqu’aux théoriciens socialistes ou socialisants du XIXe siècle – de Campanella à Babeuf, de Cabet à Morelly, à Owen et au curé Meslier -, tous ont essayé d’élaborer le schéma de la cité idéale. Cette dernière, quelles que soient les différences entre les auteurs, se caractérise toujours par la disparition des classes sociales, des rapports marchands de la propriété privée. Remarquons que Marx et Engels, qui se sont refusés à définir a priori les contours d’une cité idéale, ont essayé de montrer que le développement du capitalisme livrait les conditions du communisme tel que décrit par ces penseurs utopiques. La rupture entre le « socialisme scientifique » promu par Marx et Engels et le socialisme utopique n’est donc pas dans le contenu de la société future. L’auteure fait une place particulière à Fourrier, dont elle note cependant l’antisémitisme. Or celui-ci, dans son phalanstère, rejette l’égalité, laissant subsister trois classes, pauvres, classe moyenne, riches, ainsi que la propriété privée et la transmission par héritage. L’utopie dans ce cas n’est pas franchement émancipatrice. De plus, toutes ces cités idéales sont régis par un ordre moral qui renvoie le règne de la liberté à un avenir indéfini[11].
Michèle Riot-Sarcey, qui s’attache dans ses différents ouvrages à réhabiliter la notion d’utopie et ses penseurs, connait évidemment tout cela. C’est pourquoi elle prend la précaution de nous dire que « À privilégier les textes, on en oublie l’expérience et l’utopie se fige dans les doctrines impraticables des « maîtres rêveurs »[12] ». Mais si tel est le cas, quel rapport existe-t-il entre ces penseurs utopiques et l’expérience pratique des prolétaires en lutte pour leur émancipation ? Si le « réel de l’utopie », pour reprendre ses mots, se situe avant tout dans la pratique concrète des luttes ou dans les expérimentations d’un autre monde possible, quels sont les critères qui permettent de distinguer celles qui seraient émancipatrices des autres qui ne le seraient pas ? Et enfin pourquoi les qualifier d’utopiques puisque, au contraire des cités idéales des « maitres rêveurs », elles transforment la réalité concrète auxquelles elles se confrontent ?
Ces questions ne trouvent pas de réponse ou plutôt, il y en une qui renvoie au refus de la politique et à celui de s’affronter à la question du pouvoir. Ainsi l’auteure oppose l’émancipation aux positions des « tenants du marxisme traditionnel [qui] se focaliseront quant à eux sur la prise du pouvoir d’État[13] ». Elle ne nous dit pas comment un processus d’émancipation pourrait faire l’impasse sur la question de l’État. La question de l’articulation complexe et possiblement contradictoire entre les capacités d’initiatives des classes populaires et la transformation démocratique de l’État, qui restera quoi qu’il arrive une machine bureaucratique au-dessus de la société, est évacuée au profit d’une opposition binaire entre auto-émancipation et politique. La politique, comme débats et confrontations sur les choix possibles du vivre en commun, est évacuée au profit d’une auto-émancipation sans contradictions internes. Loin de voir son appropriation par les dominé.es comme une dimension constitutive d’un processus d’émancipation, la politique est réduite à l’action des appareils des partis. La fonction du recours à l’utopie par Michèle Riot-Sarcey apparait ainsi clairement. Il s’agit par-là d’un moyen d’échapper aux questionnements sur le pouvoir et aux contradictions qui en résultent. Le recours à la cité idéale, ce « nulle part » de l’utopie, permet d’échapper à la réalité de l’affrontement politique avec les dominants.
Des biais cognitifs problématiques
L’ouvrage de Michèle Riot-Sarcey est un panorama historique sur deux siècles. Chaque chapitre demanderait de longues discussions car toute synthèse privilégie toujours tel ou tel point au détriment d’autres. Dans le cas de cet ouvrage, on y trouve cependant des synthèses brillantes comme par exemple les deux chapitres sur le structuralisme. Mais trop souvent l’apriori idéologique de l’auteure gâche en partie le propos. Nous nous contenterons ici d’en donner quelques exemples plus ou moins importants sans avoir la prétention de couvrir tous les sujets abordés dans cet ouvrage.
Le chapitre trois, intitulé « De l’idéologie républicaine à l’idéologie marxiste », qui par ailleurs assez curieusement ne dit pas un mot sur le marxisme, est centré sur l’Affaire Dreyfus. Outre qu’à sa lecture, on a du mal à comprendre pourquoi les anti-dreyfusards ont été battus, on y trouve une analyse tout à fait discutable du rôle des intellectuels. Ainsi à propos de leur rôle, cette affirmation étonnante renvoyant à l’obsession de l’auteure, « l’idée d’« avant-garde » était née[14] », alors même qu’elle explique dans un autre chapitre que cette idée provenait de la IIe internationale. Mais surtout elle affirme que l’engagement des intellectuels en faveur de Dreyfus « a permis à chacun des protagonistes d’échapper à la culpabilité », assimilant ainsi en bloc ces intellectuels au pouvoir républicain qui n’a eu cesse d’essayer de tourner, au moins en partie, la page de l’Affaire. Les prenant comme un tout homogène sans analyser le moins du monde les contradictions qui les traversaient, les intellectuels dreyfusards, ayant refondé la République sur des valeurs morales, auraient ainsi « aux côté des autorités […] construit l’idéologie ». On suppose qu’il s’agit là de l’idéologie républicaine dont le caractère ambivalent est passé sous silence. Pire même, ces intellectuels auraient par ce fait légitimé le développement du patriotisme « au détriment de la lutte contre l’intolérance ». Ils auraient ainsi permis à l’antisémitisme de perdurer. Faire des intellectuels dreyfusards les fourriers de l’antisémitisme, voilà une analyse audacieuse qui aurait mérité une démonstration plus argumentée.
L’auteure consacre un chapitre à la IIe Internationale. Sa dénonciation du parlementarisme et du marxisme orthodoxe sonne juste et on ne peut que partager son analyse de la faillite de ce mouvement se ralliant à l’Union sacrée en 1914. Mais là aussi, le biais idéologique de l’auteure lui joue des mauvais tours. La IIe Internationale est vue comme un tout homogène, les débats en son sein sont à peine effleurés et celui entre Bernstein, Kautsky, Luxemburg n’est même pas évoqué. La domination de « ceux qui savent[15] » peut-elle être la même en Allemagne où les théoriciens marxistes jouèrent un rôle important et en France où le syndicalisme révolutionnaire occupait une place majeure au côté d’une social-démocratie d’une pauvreté théorique certaine ? Elle accole le qualificatif d’avant-garde à tous les partis sociaux-démocrates de l’époque. Or quoi de commun, par exemple, entre la social-démocratie allemande qui forme une véritable contre-société avec ses syndicats et ses associations et le petit parti bolchévik en Russie ? Loin d’être une avant-garde, la social-démocratie allemande, comme l’a analysé Rosa Luxemburg, a été souvent à la traine du prolétariat. De même, les débats restent vifs sur le rôle des syndicats engagés en Allemagne dans un processus de bureaucratisation et de tentatives d’accords avec le patronat qui les met en porte-à-faux par rapport à un parti dont ils dépendent théoriquement.
Enfin, l’auteure explique la faillite de 1914 par le fait que « Intégrés aux dispositifs de l’État, au cœur de la nation dont la défense commande le patriotisme, ils cédèrent tous ou presque, « naturellement », à la vocation nationaliste[16] ». Or l’intégration des partis sociaux-démocrates aux dispositifs de pouvoir était très faible à l’époque. Ils ne participaient pas aux gouvernements et étaient soumis régulièrement à des vagues répressives plus ou moins importantes. Mais surtout, avec une telle analyse, comment alors expliquer que la plupart des anarchistes, dont l’auteure affirme pourtant que « le nationalisme n’est pas de mise chez [eux][17] », aient sombré aussi dans le nationalisme le plus éhonté. De plus, parmi celles et ceux qui ont refusé l’Union sacrée, il y avait le parti bolchévik, parti d’avant-garde s’il en est, et son principal théoricien Lénine, ce que le livre ne mentionne pas. Au-delà de ces éléments, le reproche principal que l’on peut faire à ce chapitre, par ailleurs très intéressant, c’est qu’il est marqué par une analyse déterministe qui fait fi des autres possibles avec une explication mono-causale - des partis d’avant-garde voulant conquérir le pouvoir politique -, qui ne pouvait qu’amener à ce qui s’est passé.
Cette même conception déterministe se retrouve dans sa description des luttes de libération nationale. Si on ne peut que partager l’analyse de l’auteure sur le fait que ces luttes ont été confisquées par une caste militaro-bureaucratique affairiste, à la lire tout était écrit d’avance. Ainsi dans le cas de l’Algérie, non seulement la rupture avec le MTLD de Messali Hadj qu’a constitué la création du FLN n’est pas indiquée, mais les luttes internes au FLN sont passées sous silence. Le processus de libération national algérien est réduit au fait que « En se radicalisant, le nationalisme indépendantiste a constitué le rassemblement sur la base d’une appartenance religieuse exclusive », l’islam, alors même que l’évolution du FLN allait l’amener à rompre avec cette vision. Ainsi le congrès de la Soummam en 1956 a droit à une petite note dévalorisante alors même que la plate-forme[18] qui y avait été adoptée représentait une avancée considérable sur la nature de la lutte anticoloniale.
Citons quelques passages de cette plate-forme qui par ailleurs contenait une ferme condamnation de l’antisémitisme :
« La libération de l’Algérie sera l’œuvre de tous les Algériens et non pas d’une fraction du peuple algérien, quelle que soit son importance. C’est pourquoi le FLN tiendra compte dans sa lutte de toutes les forces anti-colonialistes, même si elles échappent à son contrôle [...] C’est enfin la lutte pour la remaisance d’un État algérien sous la forme d’une république démocratique et sociale et non la restauration d’une monarchie ou d’une théocratie révolues. [...] La Révolution Algérienne veut conquérir l’indépendance nationale pour installer une république démocratique et sociale garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d’une même patrie, sans discrimination. [...] La Révolution Algérienne n’est pas une guerre civile, ni une guerre de religion. [...] La ligne de démarcation de la Révolution ne passe pas entre les communautés religieuses qui peuplent l’Algérie, mais entre d’une part, les partisans de la liberté, de la justice, de la dignité humaine et d’autre part, les colonialistes et leurs soutiens, quelle que soit leur religion ou leur condition sociale. »
Les affrontements internes au FLN allaient prendre ensuite une tournure tragique avec l’assassinat d’un de ses principaux dirigeants, Abane Ramdane, animateur du congrès de la Soummam, par des militaires du FLN. Contrairement donc à ce qu’indique Michèle Riot-Sarcey, qui ne dit mot sur tout cela, l’évolution du FLN n’était pas donnée dès le départ par son idéologie. Elle a été le résultat de luttes politiques dans un contexte d’affrontement armé contre le colonialisme. Une autre évolution aurait été possible et ces bifurcations inabouties, qu’il aurait été intéressant d’évoquer, montrent que rien n’est déterminé à l’avance, analyse d’autant plus importante dans une perspective émancipatrice.
La période dite des « Trente Glorieuses » fait l’objet d’une analyse unilatérale. Le livre présente cette période comme le triomphe de l’économie libérale, où « Tout est transformé en marchandises[19] », certes « tempérée par l’instauration de services publics destinés à protéger les populations des aléas de la vie ». La notion de « droit » y est opposée à celle « du pouvoir d’agir[20] ». La déclaration de Philadelphie du 10 mai 1944, qui affirme que le travail n’est pas une marchandise, est réduite à « de la collaboration entre dominants et dominés[21] ». S’il ne s’agit pas d’idéaliser cette période qui n’a nullement mis fin à l’exploitation ouvrière et a amplifié les destructions écologiques, elle a vu, suite aux rapports de forces issus de la seconde guerre mondiale, des pans entiers de l’activité économique échapper à la logique du marché, la finance strictement contrôlée, la dynamique propre du capital bornée et de nouveaux droits pour les salarié.es. Pourquoi donc un tel contre-sens dans l’analyse de Michèle Riot-Sarcey ? Son apriori idéologique lui joue des tours : comme cette période ne voit pas un développement de l’auto-organisation, elle ne peut être que celle du triomphe du libéralisme. Des contradictions nouvelles naissent dans cette période et explosent en Mai 68. Ce mouvement reste inexplicable et inexpliqué dans son analyse, ainsi d’ailleurs que le tournant néolibéral à la fin des années 1970 dont elle ne parle pas.
D’autres exemples témoignent dans ce livre d’analyses très pertinentes qui sont obérées par un point de vue a priori qui les affaiblit. Finissons ce point par quelques remarques qui, pour être de détail, n’en sont pas moins gênantes. Michèle Riot-Sarcey met en valeur pour les années 1930 l’action de Boris Souvarine et sa revue La Critique sociale,mais ne nous dit rien sur son évolution après la seconde guerre mondiale : son compagnonnage avec Raymond Aron et Le Figaro et pire, son travail en commun avec Georges Albertini qui a été un collaborationniste notoire. Il aurait été pourtant intéressant de savoir comment elle analysait cette évolution. Elle critique fortement l’extrême gauche française de l’après 68 et on peut d’ailleurs partager en partie ces critiques. Mais assez bizarrement l’extrême gauche italienne trouve grâce à ses yeux alors même que toutes les critiques faite à la première pouvaient s’appliquer à la seconde. Elle met à juste titre en valeur la « Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais » de Kuron et Modzelewski et leur analyse pertinente de l’URSS et des pays de l’Est comme dominés par une classe exploiteuse, critiquant celle des trotskistes qui en seraient restés à des « États ouvriers ». Outre que pour les trotskistes, l’URSS et les pays de l’Est étaient des « États ouvriers dégénérés », ce qui n’est pas la même chose, elle omet de dire qu’ils ont été en pointe en France pour la défense des dissidents soviétiques et que c’est la Ligue communiste, organisation trotskiste s’il en est, qui a publié et largement diffusé en France la « Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais ».
Et la démocratie réelle dans tout ça ?
La courte conclusion de l’ouvrage s’intitule « Vers une démocratie réelle ? ». Elle énonce des affirmations de principes assez vague pour être consensuelles - comme écrire que « Aucun bouleversement notable de la situation existante ne peut se réaliser sans la participation active de chacun[22] » -, d’une valorisation des « printemps arabes » et du Hirak algérien et d’un regard élogieux, même s’il est légèrement critique, sur les Gilets jaunes. Écrit avant le mouvement social sur les retraites, le livre n’en dit mot. Elle prône des « réductions drastiques de la consommation et donc de la production[23] », qui semblent dans sa formulation s’appliquer « aux différentes populations de la planète[24] ». Elle ne nous dit pas comment y arriver puisque qu’elle exclut que cela puisse « se réaliser spontanément au rythme des marchés, sous la contrainte de la loi, ou bien encore sous la férule de pouvoirs forts[25] ». Que faire alors ?
Les deux épilogues placés en fin de l’ouvrage nous donnent une partie de la réponse. Le premier est le fait de l’animateur d’une société anonyme à participation ouvrière (Sapo), Michel Lulek. Ce dernier décrit le fonctionnement et l’évolution d’une Sapo, Ambiance Bois située sur le plateau de Millevaches, et son insertion dans un réseau d’échanges et de pratiques alternatives et solidaires. La multiplication de ce genre d’initiative est à la fois le signe d’un refus d’une vie dominée par les exigences du capital et la preuve que l’on peut vivre et produire autrement. Comme le dit Michel Lulek, « c’est la trame d’un projet de société[26] ». Mais, comme il le reconnait aussi, cette expérience se situe « dans les marges[27] ». La question reste donc entière : comment faire bifurquer la société dans son ensemble ?
Le second épilogue porte sur les Gilets jaunes de Commercy et est écrit par un militant syndical de SUD CT 55[28] qui y a activement participé, Jonathan Doutre. Il y valorise l’expérience de démocratie directe, « réelle », qui s’y s’est déroulée. Mais il nous dit aussi que « certaines divergences se sont transformées en tensions, jusqu’à provoquer [son] retrait du collectif[29] ». Quelles étaient ces divergences et pourquoi s’est-il retiré ? Il ne nous le dit pas. De plus, on apprend que « malgré la main tendue, les représentants locaux de la CGT ont été rejetés d’une façon assez virulente dès le début[30] ». La « démocratie réelle » tant vantée a visiblement des limites !
En conclusion, on peut dire que la lecture de cet ouvrage laisse un sentiment mitigé. Revisiter les expériences émancipatrices du passé, porter un regard critique sur les penseurs et théories qui les ont accompagnés est une nécessité. De ce point de vue, les synthèses historiques et les analyses proposées dans ce livre permettent souvent d’y voir plus clair. Michèle Riot-Sarcey a raison d’écrire que souvent « les souvenirs de la communauté de pensée et l’idéalisation des actions unanimes sont préférées au regard interrogateur posé sur les évènements d’hier [31] ». Mais ce regard interrogateur doit être ouvert, ce qui n’exclut évidemment pas de formuler des hypothèses de travail. Ces dernières doivent cependant être confrontées aux faits qui ne peuvent être tordus au seul but de conforter un apriori de départ. Il est dommage que ce livre ne respecte pas toujours cette obligation.
Pierre Khalfa
[1] Michèle Riot-Sarcey, L’émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle, La Découverte, mars 2023. Sauf avis contraire toutes les citations sont issues de cet ouvrage.
[2] Isabelle Garo, L’idéologie ou la pensée embarquée, La Fabrique, 2009.
[3] Il faut noter que l’auteure met une épigraphe tirée de ce livre dans son chapitre 15.
[4] J’emprunte cette expression notamment à Frank Herbert tirée de son incomparable saga Dune.
[5] P.52.
[6] P. 263.
[7] P. 290.
[8] P. 51.
[9] P. 51.
[10] P. 6.
[11] Pour une discussion approfondie sur ces sujets, voir Isaac Johsua, La Révolution selon Karl Marx, Page deux, 2012.
[12] P. 29.
[13] P. 41.
[14] P. 75.
[15] P. 91.
[16] P. 101.
[17] P. 97.
[18] https://kabyle.com/document/plate-forme-de-la-soummam.
[19] P. 204.
[20] P. 207.
[21] P. 207. Sur ce sujet voir l’analyse pénétrante d’Alain Supiot, L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil, 2010.
[22] P. 359.
[23] P. 359.
[24] P. 359.