« La dernière sortie avant le tunnel », cette expression turque résume l’attente d’une grande partie de la société, consciente que les élections présidentielle et législatives du 14 mai représentent un tournant capital dans l’avenir du pays : la libération de nombreux prisonniers politiques, le retour, même compliqué et imparfait, à la démocratie et à un certain respect des libertés en cas de victoire de la coalition d’opposition, ou la bascule finale dans un régime autoritaire, prévaricateur, discriminatoire et fasciste en cas de succès du président Recep Tayyip Erdoğan et de sa coalition islamo-nationaliste.
Dans un contexte de crise économique et de graves défaillances du gouvernement dans la gestion de la catastrophe sismique de février, l’opposition semble avoir le vent en poupe, d’autant qu’elle est parvenue à se concilier, bon an mal an, le soutien du parti pro-kurde et d’une part grandissante de certains segments de la société, en particulier les femmes, jadis pilier électoral de l’AKP (le parti de Recep Tayyip Erdoğan), désormais inquiètes pour leurs droits, et les jeunes dont l’avenir apparaît des plus sombre et qui sont de plus en plus nombreux à rêver d’exil.
Mais le pouvoir durcit le ton et menace plus ou moins ouvertement de ne pas reconnaître une éventuelle défaite. Pourtant, dans les rangs de l’opposition comme dans ceux de la société civile, même s’il est mêlé de crainte et d’inquiétude, l’espoir émerge de mettre enfin un terme à la dérive de Recep Tayyip Erdoğan.
Présentation d’un bulletin de vote pour l’élection présidentielle turque, le 8 mai 2023 à Ankara. © Photo Mustafa Ciftci / Agence Anadolu via AFP
Şebnem Korur Fincanci, née en 1959, est spécialiste de médecine légale, présidente de l’Union des médecins de Turquie (TTB, syndicat qui rassemble 100 000 médecins à travers le pays, soit 80 % du corps de métier) et défenseuse des droits humains, engagée de longue date contre la torture. Züleyha Gülüm, née en 1971, est avocate, militante féministe kurde et députée HDP (parti pro-kurde) d’Istanbul depuis 2018. Toutes deux sont de celles qui veulent croire au changement, car si la perspective d’une victoire de l’opposition ne les séduit pas entièrement, elle est pour elle la dernière chance de restaurer un semblant de fonctionnement démocratique.
Şebnem Korur Fincanci
Mediapart : En quoi votre cas est révélateur de la dérive autoritaire du pouvoir ?
Şebnem Korur Fincanci : J’ai été incarcérée en octobre 2022 et libérée en janvier dernier, dans le cadre d’un procès pour « propagande terroriste », un type de procès qui ne cesse de se multiplier ces dernières années envers les voix dissidentes issues de la société civile comme la mienne. J’avais seulement, en tant que médecin, réagi à une série de vidéos et à une étude menée par des collègues allemands sur la possibilité d’utilisation d’armes chimiques par l’armée turque en Irak [où l’armée mène une offensive depuis avril 2022 contre la guérilla du PKK qui y est installée – ndlr] en disant que je pensais qu’il serait bon qu’une enquête soit faite.
Mais dans le contexte ultra-nationaliste actuel, les autorités ont saisi le prétexte pour tenter de faire de mon cas un exemple destiné à faire peur à l’ensemble de la société. La justice est devenue une arme entre les mains du pouvoir politique, qui a placé des juges et des procureurs issus de ses propres rangs aux postes clés et intimide les autres pour obtenir les condamnations désirées. La procédure judiciaire à mon égard se poursuit, pour l’heure j’ai été condamnée à deux ans et 8 mois de prison mais je ne me fais pas d’illusion, si le pouvoir actuel n’est pas battu dans les urnes le 14 mai prochain, je serai condamnée à la perpétuité.
À l’inverse, une victoire de l’opposition signifierait la libération de très nombreuses personnes, condamnées dans des procès loufoques sur des accusations grotesques, comme lors du procès dit « Gezi » de l’année dernière [Sept voix de la société civile y ont été condamnées à 18 ans de prison pour « tentative de renversement du gouvernement » lors des manifestations dites de Gezi en 2013, et le mécène Osman Kavala y a été condamné à la perpétuité – ndlr].
Les élections à venir se tiennent dans un climat tendu, cela vous inquiète-t-il ?
Effectivement, des figures et des militants du CHP [principal parti d’opposition, kémaliste, c’est-à-dire nationaliste et laïc – ndlr] mais aussi du YSP [parti pro-kurde, créé à la hâte pour anticiper une interdiction du parti kurde traditionnel du HDP – ndlr] ont été la cible d’attaques physiques commises ces derniers jours par des partisans du pouvoir. Ce n’est malheureusement pas une surprise, ces élections sont tout à fait inéquitables, avec un pouvoir qui détient la quasi-totalité des médias de masse et qui utilise la menace et la coercition pour empêcher l’opposition de faire campagne.
En quoi ce scrutin est-il capital pour l’avenir du pays ?
Depuis 2013 et la révolte de Gezi, la répression policière et judiciaire ne cesse de s’intensifier contre les opposants. Le pays est sous une chape de plomb permanente, la société traumatisée par l’ampleur des atteintes aux droits humains et la situation de crise économique, de plus en plus de personnes sont poussées vers l’exil. L’année dernière, 2 685 médecins ont demandé à notre organisation de leur fournir un certificat de conformité de leur diplôme, pour pouvoir partir exercer à l’étranger. Mais cette crise économique risque de coûter cher au pouvoir dans les urnes et une victoire de l’opposition est à prévoir. Une telle victoire signifierait une liberté retrouvée, une plus grande indépendance des institutions étatiques vis-à-vis du pouvoir politique, davantage de marges de manœuvre et de visibilité pour la société civile, les associations, les chambres de métiers, les syndicats. Même s’il ne faut pas se faire d’illusions, la coalition d’opposition, si elle entend mettre fin à la violence exercée par le pouvoir, n’a rien prévu contre celle du néolibéralisme.
Züleyha Gülüm
Mediapart : Pourquoi avez-vous décidé, contrairement à la dernière élection présidentielle de 2018, de ne pas présenter de candidat ?
Züleyha Gülüm : Sur de nombreux points clés nous sommes loin d’être en accord avec la coalition du peuple [qui rassemble six partis d’opposition, du centre-gauche à l’extrême droite et qui présente le chef du CHP, Kemal Kiliçdaroğlu, comme candidat commun – ndlr]. Ils se contentent de proposer quelques réformettes et un retour au système d’avant l’AKP, ce qui nous semble très insuffisant pour régler les problèmes du pays. Pour autant, nous considérons que ce pays est en marche vers le fascisme et que l’urgence est de stopper cela, nous apportons donc un soutien tactique à l’opposition pour permettre la défaite de l’AKP et du MHP.
Mais nous présentons des candidats aux élections parlementaires où nous proposons une troisième voie et nous espérons d’ailleurs que le retour à un système parlementaire promis par la coalition d’opposition permettra une meilleure expression démocratique de la volonté populaire. Je suis plutôt optimiste quant au résultat à venir, ce régime autoritaire d’un homme unique est désormais rejeté par la population. Les gens se rendent compte que ce système les a appauvris, ils constatent que les conditions de vie dans ce pays poussent la jeunesse vers l’exil, que la violence contre les femmes, la misogynie et l’homophobie se déchaînent, encouragée par les discours du pouvoir, et que la politique de guerre face à la question kurde détruit ce pays.
Quel rôle le séisme du 6 février a-t-il joué dans la perception du pouvoir par la population ?
Ce séisme a créé un traumatisme dans la société, d’autant plus que des milliers de personnes qui auraient pu être sauvées sont mortes dans l’attente de l’arrivée des secours, à cause des graves défaillances du système. Leurs proches, et au-delà l’ensemble de la société, ont assisté, impuissants, à leur agonie pendant des jours. L’État n’a pas rempli son rôle dans les opérations de secours, ni, dans un second temps, dans l’aide humanitaire aux survivants.
Pendant des jours, les gens ont appelé l’État à l’aide et il n’était nulle part, par contre ils ont déployé toute une propagande pour vanter leur efficacité et leurs mérites, ce qui a créé une colère immense. L’État d’urgence a été promulgué et les voix critiques arrêtées, poursuivies, les journalistes empêchés de faire leur travail, l’aide humanitaire que nous avions envoyée sur place saisie par les autorités. Le gouvernement se réfugie devant l’ampleur de la catastrophe : « Il n’y avait rien qui puisse être fait, la même chose se serait produite ailleurs », disent-ils. Mais c’est faux, c’est le résultat de la politique qu’ils mènent depuis vingt ans. Ils n’ont appliqué aucune règle de construction parasismique, ils n’ont construit aucun système de réponse et de sauvetage efficace, ils sont donc responsables.
La tension monte dans le pays, êtes-vous inquiète pour la sécurité du scrutin à venir ?
Le pouvoir politique utilise tous les moyens de l’État à son profit, il l’a toujours fait, notamment pour empêcher nos activités politiques, emprisonner nos camarades et même nos maires et députés alors que nous sommes un parti politique légal. Nous avons des inquiétudes concernant le déroulement du scrutin, nous avons vu par le passé le pouvoir recourir à des pratiques frauduleuses pour assurer son maintien, ils peuvent tenter de le refaire. Mais nous prenons des mesures pour empêcher cela, avec nos équipes d’avocats, de bénévoles, d’assesseurs et de scrutateurs. Les autres partis d’opposition font de même.
Ce pouvoir ne voudra pas partir, d’autant qu’il est tout à fait conscient qu’il n’aura aucune chance de reprendre les rênes lors de futures élections. Ce régime est bâti sur la convergence d’un certain nombre d’intérêts privés qui éclatera à l’instant où ils perdront les élections. Mais ils risqueront plus que de perdre leur siège car j’espère que la justice fera son travail pour élucider les innombrables affaires (de corruption, de mœurs, de trafic d’influence, de manipulations politiques…) qui les concernent. Ils ne voudront pas accepter leur défaite, c’est certain, mais face à eux ils trouveront la volonté populaire, les partis politiques, le peuple kurde et des millions de personnes qui demandent le respect de leurs droits. C’est une erreur que de partir battu d’avance et de considérer que le pouvoir, in fine, fera ce qu’il voudra.
Zafer Sivrikaya