« L’argent, l’argent, ils n’ont que ce mot-là à la bouche ! Combien ça vaut une famille du Larzac ? Ou d’ailleurs ? Je voudrais que quelqu’un me le dise. » Petit bout de papier entre les mains, sur lequel elle a soigneusement écrit son discours, Marie-Rose Guiraud est de celles qui ont rarement pris la parole en public dans leur vie.
Cette paysanne du hameau de La Blaquière, où s’organise alors un chantier collectif pour la construction d’une bergerie, fait partie des familles du plateau de Larzac, dont le lieu de vie et l’activité agricole vont être avalés par l’extension du camp militaire décidée deux ans plus tôt par le ministre de la défense, Michel Debré. Dans sa robe bleue et blanche à motifs fleuris, cette dame, mère de sept enfants, s’adresse en cette fin d’août 1973 à une immense foule de gens assis sur l’herbe du causse, jaunie par le soleil.
« Quand à la télévision on a parlé de l’extension du camp, j’étais en train de mettre la table, raconte-t-elle dans le micro, avec l’accent chantant aveyronnais. C’était comme dans un tribunal. J’étais spectateur, je regardais. Et tout d’un coup, je me suis sentie accusée. M. Debré nous a parlé d’hectares, de routes, d’eau, d’aérodromes. Il n’a pas eu de paroles pour les gens, pour les hommes, pour les femmes, pour les vieillards, pour les bergers, pour les enfants. On dirait que pour lui, les personnes, ça ne compte pas. » Un tonitruant « Gardarem lo Larzac » (« Nous garderons le Larzac » en occitan) entonné par la foule conclut son discours.
La marée humaine s’est étalée là après une marche de 4 km depuis le Rajal del Gorp, un site majestueux dominé par des rochers calcaires ruiniformes, dont le nom signifie « source du corbeau » et où, depuis la veille, samedi 25 août 1973, les gens se sont rassemblés en soutien aux « paysans du Larzac ». Des champs ont été transformés en parking, d’autres sont recouverts de tentes canadiennes de toutes les couleurs… Au total, quelque 80 000 personnes ont convergé d’un peu partout en France pour passer le week-end sur ce bout de plateau aride. De multiples stands associatifs, politiques et syndicaux, constellés de drapeaux occitans, ont été installés sur la vaste prairie. Les débats organisés ont pour thème la non-violence, l’écologie, les minorités, l’unité ouvriers-paysans...
Sur le causse du Larzac, le 26 août 1973. « Paysans travailleurs. Non à l’armée au service du capital », dit la banderole. © Photo AFP
Depuis l’automne 1971, quand est annoncée l’extension du camp militaire de La Cavalerie et l’expropriation à venir de 103 familles paysannes, de nombreuses manifestations se sont tenues : d’abord dans la région, à Millau, à Rodez (Aveyron)… En janvier 1973, un convoi de tracteurs monte même jusqu’à Paris. Mais c’est la première fois, l’été de cette année-là, qu’un rassemblement national, avec des convois organisés depuis les quatre coins du pays, se tient sur les lieux même menacés par le pouvoir. Une manifestation qui frappe aujourd’hui par la sérénité de son organisation et de son déroulement, avant-garde des forums altermondialistes qui écloront deux décennies plus tard.
L’affluence dépasse toutes les attentes. Jamais, de mémoire paysanne, on n’avait vu tant de monde dans un endroit si désertique. Un public hétéroclite, intergénérationnel, mélange de milieux ouvriers, paysans, étudiants et intellectuels se retrouve là, dans une atmosphère joyeuse et politique. « Des barbes, des cheveux longs, des jeans étrangers, des sons de guitare, des flûtes, des tambourins, des sacs à dos, des couvertures roulées [...] », lit-on dans le Midi libre du 26 août.
Il faut dire que ce rassemblement résulte d’un minutieux travail de préparation et d’une vaste solidarité à l’échelle de l’Hexagone. C’est au cours d’une réunion des paysannes et paysans impliqués dans la lutte, quatre mois plus tôt à L’Hospitalet-du-Larzac, que Bernard Lambert, représentant des Paysans-Travailleurs (l’une des organisations qui formera plus tard le syndicat de la Confédération paysanne), aurait lancé l’idée. « Bernard Lambert pressent que l’organisation d’un tel événement permettra de constituer un tremplin médiatique pour sa mouvance et de la structurer au niveau national », écrit l’historien Pierre-Marie Terral dans son ouvrage Larzac. De la lutte paysanne à l’altermondialisme.
Pendant les semaines qui suivent, des comités de soutien au Larzac, un peu partout en France, tractent, alimentent des caisses de soutien, préparent des convois… De Paris, le rendez-vous sera fixé à la Cité universitaire. Des bus partiront également de Bretagne, de Nantes, de Nice, de Bordeaux, de Lyon... Plus proches du Larzac, des points de rassemblement seront organisés les jours qui précèdent à Nîmes (Gard), à Lodève (Hérault), ou encore à Langogne (Lozère). À l’arrivée, les journalistes décrivent des bouchons interminables. « 2 h 30 pour faire 15 km depuis Millau », écrit l’envoyé spécial du Monde. Le samedi soir voit encore arriver des personnes, sac de couchage ou rouleau de tente au bout des bras, pendant que les premiers discours commencent, à la tombée de la nuit.
Carte des convois en direction du Larzac, août 1973. © Dessine-moi le Larzac / Comité Larzac de Paris / BNF
« Un événement capital se passe dans le pays, entame Bernard Lambert de sa voix d’orateur. Il y a quelque chose qui vient de disparaître de l’Histoire. Jamais plus les paysans ne seront des Versaillais ! Jamais plus ils ne s’opposeront à ceux qui veulent changer cette société ! »
La soirée est festive et musicale. Colette Magny est là, avec ses chansons libertaires. On entend également des chansons occitanes, des chansons bretonnes... et un Hymne du Larzac, composé par un militant de Loire-Atlantique : « … Le Larzac restera, / Notre terre servira / À la vie des moutons. / Pas de canon. / Jamais nous ne partirons. / De gré de force, nous garderons le Larzac [...]. »
Cette mobilisation historique pour la sauvegarde de ce plateau situé à cheval entre l’Hérault et l’Aveyron coïncide avec un moment particulier des années 1970. À l’extension du camp militaire répond tout un mouvement pacifiste et antimilitariste, excédé par l’obligation de faire son service, qui pèse encore sur les jeunes hommes de cette époque.
En mars, Debré déclenche ainsi une fronde du monde lycéen et étudiant en annonçant la suppression des sursis au service militaire pour les plus de 21 ans. S’ensuivent de nombreuses manifestations à Paris… qui rempliront les rangs de la lutte pour le Larzac.
Caisse de résonance pour le mouvement antimilitariste
En avril est lancée l’opération « renvoi des livrets militaires » : une soixantaine d’agriculteurs du causse expédient au ministère de la défense leurs papiers d’identité attestant de leurs obligations militaires. Ils seront suivis ensuite par près de 3 000 Français. Parallèlement, un mouvement d’« objection fiscale » invite les contribuables à retirer les 3 % de l’impôt affectés à l’armée afin de les reverser à la lutte...
Le Larzac devient une caisse de résonance pour le mouvement antimilitariste. En ces années post-coloniales, le pacifisme n’est pas un vain mot. Il est présent dans la plupart des discours, très teintés d’internationalisme, qui se tiennent au Rajal del Gorp, où l’on lit notamment des communiqués d’organisations révolutionnaires de Grèce et du Chili.
Cinquante ans plus tard, ces propos font tristement écho. « On va laisser nos terres pour entraîner les gens pour quoi faire ?, harangue Michel Courtin, l’une des têtes pensantes de la lutte. Pour aller tabasser les ouvriers et les étudiants dans les villes ? Ou alors pour aller au Tchad ? Ou alors pour expérimenter les armes qu’on va vendre à des gouvernements bien démocratiques ? »
Tract de la lutte du Larzac, 1973. © Recueil « Camp militaire du Larzac » / BNF
« Faites labour, pas la guerre », arborent des T-shirts çà et là dans la foule. « Le paysan produit, l’armée détruit », lit-on sur des pancartes... Les dessins et caricatures publiées dans la presse, tout au long de 1973, donnent une idée de l’atmosphère du moment. Debré apparaît comme l’homme à abattre – si possible avec une fourche – et comme l’incarnation de la répression. Il se transforme même, sur une illustration que nous retrouvons, en hélicoptère survolant le rassemblement au Rajal del Gorp.
Autre tonalité du moment : le rejet du centralisme parisien et le lien avec les mouvements régionalistes, avec une expression qui revient souvent : « nous sommes les colonisés de l’intérieur ». Pour saisir ce parallèle avec nos yeux de 2023, rien de tel que de se plonger dans les tracts diffusés tout au long de 1973.
« Le gouvernement français a perdu ses colonies en Afrique et en Asie ; il cherche à en recréer de nouvelles dans les zones dites sous-développées de l’Hexagone, peut-on lire dans l’un de ces textes. Bretons, Corses, Catalans, Basques, Occitans voient comme jadis les Vietnamiens ou les Algériens leur langue et leur culture mises hors la loi. Toute la côte méditerranéenne et les plus beaux sites du Massif central sont livrés au tourisme capitaliste : on transforme les quelques habitants qui restent en gardiens de parcs naturels ou en danseurs folkloriques, comme les Indiens en Amérique. »
D’autres liens apparaissent, qui annoncent les luttes écologiques des minorités et populations autochtones de par le globe. C’est ainsi que l’actrice amérindienne Sacheen Littlefeather (connue également sous le nom de « Petite Plume ») rejoint le rassemblement avec une délégation. « Nous voulons faire connaissance avec tous ceux qui dans un monde nouveau veulent faire exister leur culture. Nous livrons le même combat », explique celle qui s’est illustrée quelques mois plus tôt en refusant un Oscar pour protester contre le sort réservé au peuple amérindien des États-Unis.
Dessin pendant la lutte du Larzac, 1973. © Dessine-moi le Larzac / Comité Larzac de Paris / BNF
Mais cette année 1973 est aussi celle d’un important conflit social : le plan de licenciement de l’usine Lip, à Besançon (Doubs). De là partira la convergence des luttes : tout au long de l’année, des passerelles sont tendues entre les deux mouvements. Début août, sur la nationale qui traverse le plateau (devenue plus tard l’autoroute A75), paysannes et paysans vont même tracter en soutien à Lip, pourtant situé à plus de 600 km de là. Le télégramme envoyé à l’usine de Besançon donne le ton de la solidarité qui s’exprime alors entre deux mondes qui veulent se rencontrer : « Paysans Larzac révoltés par invasion policière de votre usine, suspendons moisson pour ralentir circulation nationale 9 et manifester solidarité active. »
Pour les familles du causse, qui se sont politisées à une vitesse éclair depuis que leurs fermes sont menacées, le rapprochement entre monde paysan et monde ouvrier relève de l’évidence. Dans le documentaire de Philippe Haudiquet, Gardarem lo Larzac, diffusé l’année suivante, l’un des 103 paysans à avoir fait le serment de ne pas vendre son terrain à l’armée, Pierre Buguière, dit, à propos de Lip : « On retrouve les mêmes injustices envers eux et envers nous. Mépris. L’intérêt qui prime avant tout. Décisions prises en haut lieu sans concertation aucune. C’est des trucs tellement semblables qu’on se sent proches les uns des autres. »
Au rassemblement d’août, une délégation de 200 personnes de l’usine Lip sera présente. Elle offrira une horloge incrustée dans un vaste cadre en bois en forme de brebis. Une longue banderole est plantée dans le décor : « Lip-Larzac, même combat ».
À l’époque – cela ne durera pas cependant –, même le monde agricole conservateur embrasse la cause du Larzac. La branche aveyronnaise de la FNSEA participe aux actions aux côtés des Paysans-Travailleurs, tandis que la chambre d’agriculture du département édite des fascicules pour défendre le plateau et recueillir des dons pour financer la lutte. « Un camp militaire qui gèle au minimum 17 000 hectares est incompatible avec le maintien d’une vie agricole sur le Larzac. La seule perspective, c’est l’effondrement », lit-on dans l’une de ces brochures éditées en 1973. Une unanimité que l’on est bien en peine de retrouver aujourd’hui.
« Il s’est passé quelque chose au “Rajal del Gorp”, écrira Midi libre au lendemain du week-end. Voici que le Larzac installé dans une kermesse populaire explosive est devenu soudain une immense vitrine de la contestation ou de la révolution. » La population paysanne du causse, terre traditionnellement catholique et conservatrice, a résolument basculé du côté des forces progressistes et radicales. Une conscientisation qui fait penser, aujourd’hui, au large front de lutte contre les mégabassines et au-delà, au vent d’oppositions qui souffle de plus en plus fort sur des campagnes victimes d’accaparement des terres : parcs photovoltaïques, méthaniseurs géants, entrepôts logistiques, construction d’autoroute… Autant de luttes où convergent monde paysan et activisme social et écologique.
Si, en 1973, l’écologie n’est pas le thème le plus mis en avant sur le Larzac, elle est cependant bien là, avec ce combat qui prône un rapport respectueux à l’animal et ce que l’on n’appelle pas encore l’agriculture paysanne, en opposition à l’élevage industriel, à la monoculture et aux produits chimiques. La lutte des paysans du Larzac « défend la nature, la valeur d’un paysage et d’une région extraordinaire, contre le saccage des chars », lit-on dans un tract de 1973 d’un comité de soutien parisien. Un autre, montpelliérain, écrit : « C’est un peuple qui rejette la civilisation du béton, des centrales nucléaires, des grands ensembles, du néon et du polystyrène. »
Après 1973, d’autres rassemblements suivront sur le plateau, fortement chargés de symbolique, réunissant chaque fois plus de monde : il y aura 1974, 1977… puis une nouvelle marche sur Paris en 1978, avant la victoire finale avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République et l’annonce, un mois plus tard, de l’arrêt de l’extension du camp militaire.
Mais l’histoire du Larzac militant ne s’arrêtera pas là. En 2000, pour faire suite au démontage du MacDo de Millau un an plus tôt, un grand rassemblement accueille plus de 100 000 personnes au pied du causse. Rebelote en 2003 pour lutter contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC), cette fois sur les hauteurs, du côté de L’Hospitalet : 300 000 personnes sont au rendez-vous. C’est la grande époque de l’altermondialisme : « D’autres mondes sont possibles », disent les affiches.
Terre de luttes, terre d’invention, le Larzac – qui a aussi vu émerger le seul endroit en France où l’accès au foncier agricole est géré collectivement et démocratiquement afin de favoriser les jeunes installations – n’a pas dit son dernier mot. À l’heure de l’urgence climatique et de la répression qui s’est abattue sur le mouvement antibassines en lutte pour la préservation de l’eau, il sera le lieu, en août prochain, d’un nouveau rendez-vous militant.
Amélie Poinssot