Sophie Binet a donc été élue secrétaire générale de la CGT [1]. Ni Marie Buisson ni Céline Verzeletti ne seront les premières femmes à ce poste à la CGT, mais ce sera la représentante d’une « troisième voie ». Au-delà des questions de fond sur lesquelles nous reviendrons, l’élection d’une femme à la tête de la CGT est une bonne nouvelle pour le syndicalisme, quelques semaines après la tribune de Murielle Guilbert (« Je ne veux plus être la seule sur la photo » [2]).
Les médias se sont beaucoup focalisés sur les questions de personnes, laissant les questions d’orientation de côté : Marie Buisson (secrétaire générale de la Fédération éducation, recherche, culture), portant une orientation écologique, féministe et unitaire et accusée d’être réformiste ; Céline Verzeletti (co-secrétaire générale de l’Union fédérale des syndicats de l’État), qui s’était posée en recours entre l’orientation portée par Marie Buisson, et celle portée par Olivier Mateu, le secrétaire général de l’UD-CGT des Bouches-du-Rhône dont les orientations, dites « radicales » par les médias, reflètent surtout la convergence de positions sectaires, anti-féministes et anti-écologiques. Mais l’insistance de Céline Verzeletti à chercher un accord avec Olivier Mateu a rendu une « troisième voie » nécessaire. La commission exécutive confédérale (CEC) et le bureau confédéral élus montrent cette fracture entre deux CGT qui semblent désormais être en colocation. Notons la présence de Laurent Brun au bureau confédéral : secrétaire général de la fédération des cheminots et désormais administrateur de la CGT, il aura un rôle central dans la confédération. Pour rappel, Laurent Brun s’était exprimé en janvier 2021 dans la Pravda sur les liens entre le PCF et la CGT et notait que « le parti veut se réintégrer dans les entreprises et chez les cheminots, les communistes cheminots ont recréé un réseau national il y a un mois et demi ». Un positionnement qui repose la question des rapports entre syndicats et partis politiques, a fortiori avec la nouvelle fonction qu’occupe désormais l’auteur de ces propos. Notons enfin l’absence d’Olivier Mateu, n’ayant pas eu les 50 % de voix nécessaires pour être élu à la CEC, et de Benjamin Amar, proche d’Olivier Mateu, exclu de la CEC suite à des accusations de violences sexuelles.
Le congrès de la CGT a été très agité, c’est le moins que l’on puisse dire. D’abord parce que les débats politiques ont été importants. Les délégué·es, dont c’était le premier congrès pour les trois quarts, ont ainsi rejeté le rapport d’activité de la direction sortante, une première, suite à des débats clivants : ce qui s’est joué à ce moment-là est à la fois un débat sur la conduite du mouvement des retraites (entre « radicalité » et « médiation ») et une fracture sur la démocratie interne à la CGT. La question n’est pas neutre : à un moment où la CFDT est la première organisation syndicale en France, où l’intersyndicale tient depuis plusieurs mois sur une position claire de retrait de la réforme des retraites, a été mis en avant par une partie du congrès la nécessité d’une « grève générale » face à une intersyndicale supposée « molle ». C’est la question des mobilisations syndicales, de la place des manifestations et des grèves… des débats qui restent en suspens et qui seront liés au bilan que nous pourrons faire de la lutte actuelle. Cette question renvoie aussi à l’appréciation de ce que les salarié·es sont en capacité de faire dans cette mobilisation et dans la reconstruction du rapport de force… et comment ce type de questionnements peut être débattu dans le cadre d’un congrès comme celui-ci.
La question de la participation au collectif « Plus jamais ça » [3], qui permet enfin un lien entre syndicalisme de lutte et luttes écologiques, a cristallisé la question démocratique : si la sortie de la démarche « Plus jamais ça » n’a pas été totalement invalidée, elle a été très fortement affaiblie par des amendements réclamant un débat dans la CGT sur le maintien dans cette démarche ou pas. Il faut dire, au-delà du fond, que la direction sortante, et plus précisément Philippe Martinez, a eu une façon assez autoritaire d’imposer l’entrée de la CGT dans le collectif « Plus jamais ça ». L’aspect démocratique est très important mais ne doit pas masquer qu’il y aussi une divergence de fond sur les questions écologiques : plusieurs interventions ont porté le refus d’alliances avec les mouvements écologiques, mettant en avant la question de l’emploi. Ainsi, cette phrase dans le document d’orientation adopté est un potentiel futur frein : « Les dispositifs mis en place pour la transition écologique ne doivent pas être discriminatoires pour les travailleurs.euse.s. », le syndicat défendant l’amendement précisant que la perte d’emploi est la principale conséquence des luttes écologiques qui seraient toujours, selon lui « contre l’emploi et les travailleurs ». Dans son discours final, Sophie Binet a mis l’accent sur les questions « environnementales », rejetant cette opposition entre emploi et luttes écologiques, s’attirant quelques sifflets.
Concernant la question de la réunification syndicale, de nombreux intervenant·es, et cela se reflète dans le document d’orientation, considèrent que « la CGT se suffit à elle-même », qu’elle seule est capable de conduire les luttes. La « démarche de réunification du syndicalisme », proposée par le document présenté au congrès, en particulier avec la FSU et Solidaires, a été mise de côté, à tel point que lors de la défense d’un amendement sur ce point, à la question « est-ce que la réunification syndicale n’est plus à l’ordre du jour pour l’instant ? » la commission à la tribune a répondu par l’affirmative.
Les questions féministes semblent épargnées, d’autant que Sophie Binet a toujours été très active sur le sujet, en particulier contre les violences sexistes et sexuelles au sein de la CGT. D’ailleurs, lors de son intervention finale, elle les a explicitement citées, et de façon offensive.
Un certain nombre de chantiers sont donc en pause, et pas des moindres, comme l’écologie et l’unification syndicale. Reste maintenant à relancer ces chantiers. Reste aussi à voir dans quelle mesure la CGT ne sera pas paralysée par cette colocation et ces divisions profondes. Ces divisions sont d’ailleurs à la fois politiques et structurelles entre fédérations et unions départementales, se reflétant dans les votes et mettant à mal l’organisation même de la CGT.
Et à la fin, qui gagne ? La secrétaire générale élue bien entendu. Mais les courants sectaires, anti-écologiques et anti-féministes ont montré qu’ils étaient très présents, capables d’empêcher l’élection d’une secrétaire générale (Marie Buisson). Olivier Mateu n’a pas été élu à la CEC mais 36 % des délégué.es ont mis son nom sur un bulletin de vote, le document d’orientation n’a pas été voté par 28 % des mandats, confirmant ce même rapport de force interne à la CGT. Ce qu’il faudra observer réellement, c’est la ligne adoptée par la CGT dans les prochaines semaines ou prochains mois. Le choix de participer avec l’intersyndicale à la rencontre du 5 avril avec la première ministre sur un mot d’ordre clair de retrait de la réforme des retraites est un premier élément encourageant.
Matthieu Brabant