Rappelons d’abord que cette crainte de l’annulation de la différence des sexes est un refrain et même une rengaine qui accompagnent depuis plus de deux siècles chaque moment, chaque étape et chaque enjeu de l’émancipation des femmes, qu’il s’agisse d’un abandon d’une contrainte, par exemple celle du corset ; d’un emprunt à une tenue vestimentaire qui leur était interdite, par exemple le port du pantalon ; d’une conquête par les femmes d’une activité réservée aux hommes, exemples parmi bien d’autres : faire du vélo, de la philosophie ou vouloir devenir ingénieure, ministre ou pilote d’avion ; de l’interpellation des stéréotypes de genre qui vise à montrer qu’il y a mille manières d’être femme ou homme, ou encore de revendications qui précisément relèvent de leur différence, par exemple le droit à l’avortement ou la lutte contre les violences sexuelles. Rengaine énoncée en même temps qu’une autre : la fin de la séduction et de l’amour !
La différence des sexes pour légitimer dominations et inégalités
Rappelons aussi que la différence des sexes, figée, essentialisée dans des définitions stables du féminin et de la féminité, du masculin et de la masculinité a été – et hélas est encore trop souvent – bien commode pour légitimer inégalités, discriminations, interdictions diverses, dominations, exclusions de l’espace public…
Car il faut quand même se demander où se niche cette épouvantable annulation ? Pas dans la parité qui a introduit la différence des sexes dans la constitution française. Pas non plus dans les persistantes inégalités de salaires et de carrières entre les femmes et les hommes, ou dans la perpétuation du sexisme ou des violences sexuelles, ou dans les publicités qui nous inondent de corps féminins dénudés, ou dans la traite mafieuse et prostitutionnelle dont des femmes sont les premières victimes, ou dans l’injonction faite aux femmes, chirurgie esthètico-marchande aidant, de se faire réduire ou grossir la poitrine, remonter le cou ou les fesses !
On me dira que la menace aujourd’hui est autre, qu’il ne s’agit plus de pantalon ou de corset ni même d’inégalités mais d’enjeux bien plus grave déclinés d’une double manière : la « théorie du genre » et la transidentité.
La « théorie du genre » aboutirait à la négation de la différence des sexes, y compris biologique, pour en faire uniquement une construction sociale.
Première remarque : de « théorie du genre » il n’y a pas. Il existe des approches genrées des réalités humaines, il existe des études de genre dans les universités, il existe peut-être aussi quelques bêtises énoncées au nom du genre, mais tout cela est pluriel, traversé de nombreux divergences et nullement une « théorie » unique.
Seul point d’accord : le biologique ne rend pas compte de tout et la part de la construction sociale est très importante : construction des signes extérieurs de la différence, construction des rôles, des stéréotypes etc.
Affirmer qu’il y a et une part biologique et une part sociale, en effet construite, est-ce annuler la différence des sexes ? Non. C’est juste affirmer que « féminité » et masculinité » ne sont pas immuables, que les deux renvoient à une histoire, d’il n’y a pas LA différence des sexes mais plusieurs, variables, selon les cultures, les civilisations, et que c’est au nom de LA différence que des différences ont été introduites dans l’espace public et privé.
Un moment différentialiste, qu’il soit réactionnaire ou qu’il se donne pour progressiste
A la « théorie du genre » qui ferait peser des risques sur la différence des sexes s’ajoute l’enjeu trans. Il est possible de questionner la transidentité mais sûrement pas de lui reprocher d’annuler la différence des sexes. C’est plutôt le contraire.
N’y a-t-il pas en effet dans cette nécessité pour certaines personnes de changer de sexe et d’identité de genre une formidable reconnaissance et affirmation de la différence des sexes, qu’on la prenne sous un angle biologique ou sous un angle social ? N’est-ce pas parce qu’elles sont plus que tout autre infiniment sensibles à cette différence qu’elles s’engagent dans une transition ? Les transgenres ne sont pas dans un dépassement ou une annulation des sexes et des genres mais bien dans leur reconnaissance et leur inscription.
Là encore n’assimilons pas les désolantes caricatures maniées par quelques « transactivistes » avec toutes les personnes trans. Si certaines d’entre elles exigent que le mot femme disparaisse au profit de « personnes à utérus », ou que le pénis ne soit pas considéré comme un « organe masculin », ce n’est pas le cas de la majorité.
Menace sur la différence des sexes, nous dit-on. Et si menace il y a, n’est-elle pas non sur la différence des sexes mais sur leur indifférenciation, sur l’appartenance des deux sexes au genre humain ?
Nous ne sommes pas dans un moment d’annulation de la différence, mais plutôt de son exaltation et du triomphe du différentialisme.
Que ce différentialisme s’articule à un donné appréhendé comme naturel et éternel ou à une construction sociale, qu’il soit réactionnaire ou qu’il se donne pour progressiste, il s’associe comme jamais à un marquage et un repliement identitaire sexué (identités de sexe, de genre, de sexualité, articulées ou non à celles de couleur de peau, de nation, de religion, d’origine géographique …).
Face à ces si nombreuses affirmations et revendications identitaires, ne faut-il pas réaffirmer du commun, un commun sur un chemin d’émancipation, commun qui n’est pas synonyme de semblable ? La construction de l’égalité et de la liberté passe par une affirmation, y compris dans l’espace social et politique, des différences et en même temps par leur dépassement.
Martine Storti