La grande sévérité contre les manifestant·es réclamée par les ministres de l’intérieur Gérald Darmanin et de la justice Éric Dupond-Moretti, tout comme leur silence ou leurs dénégations au sujet des violences policières, donnent des maux de tête aux magistrat·es. Qu’il s’agisse des procureur·es et substituts chargés de contrôler les gardes à vue et de décider qui sera poursuivi parmi les personnes interpellées, ou des juges du siège chargé·es de condamner ou de relaxer lors d’audiences de comparution immédiates.
En première ligne, comme lors des mouvements sociaux contre la loi Travail et celui des « gilets jaunes », ce sont notamment les magistrates et magistrats parisiens qui s’inquiètent, une fois de plus, de la masse de personnes arrêtées sans motif ou pour des broutilles (sachant que les vrais casseurs courent vite et se font rarement attraper). Ils remarquent, parallèlement, le très faible nombre de poursuites contre les policiers auteurs de violences illégitimes.
La section parisienne du Syndicat de la magistrature (SM, classé à gauche) vient ainsi d’adresser un courrier à la procureure de la République de Paris, Laure Beccuau, dont Mediapart a pris connaissance. Daté du 22 mars, cette missive n’a, pour l’instant, pas reçu de réponse.
Arrestation d’un manifestant par la police lors de la journée d’actions du 23 mars 2023 à Paris. © Photo Claire Serie / Hans Lucas via AFP
« Nous souhaitons vous faire part ce jour de notre profonde préoccupation quant aux enjeux d’importance auxquels la justice, et plus particulièrement le tribunal de Paris, est confrontée dans le cadre de la contestation sociale de la réforme des retraites qui se traduit depuis plusieurs jours par des manifestations et des rassemblements spontanés, notamment à Paris », écrit le SM.
« Nous ne pouvons en effet que constater, au vu des comptes-rendus journalistiques associés aux vidéos enregistrées en temps réel par les personnes présentes, et déplorer, que ces manifestations font l’objet de pratiques de maintien de l’ordre qui interrogent très fortement quant à leur légalité, et à une instrumentalisation de la mesure de privation de liberté que constitue la garde à vue à des seules fins de maintien de l’ordre », poursuit le syndicat de magistrat·es.
« Le caractère abusif de l’usage de la garde à vue, ayant visiblement comme seul but d’écarter temporairement les manifestants du lieu de manifestation, ressort avec évidence du décalage entre le nombre massif de mesures de garde à vue et le nombre restreint de suites judiciaires données à ces mesures [...]. [La presse] se fait l’écho, avec les réseaux sociaux, de comportements violents de membres de forces de l’ordre vis-à-vis de manifestants ou de personnes présentes sur les lieux, comportements qui ne peuvent que fortement interroger. »
Les magistrates et magistrats du SM parisien saluent « la vigilance et l’implication » de leurs collègues parquetiers qui « veillent à la protection des libertés individuelles et au respect des règles de procédure, en procédant au “tri” ci-dessus évoqué, essentiel en ces circonstances ». Mais ils ajoutent ceci :
« Si ce contrôle a posteriori est primordial, il nous semble qu’il serait tout aussi impératif que l’autorité judiciaire que vous représentez, madame la procureure, puisse rappeler aux responsables de la politique de maintien de l’ordre que la privation de liberté que constitue la garde à vue n’est utilisable que dans le respect des critères strictement définis par la loi, à savoir pour les strictes nécessités des enquêtes portant sur des infractions constatées, et en tout état de cause pas aux seules fins de mise à l’écart. »
Enfin, le SM aborde l’autre sujet qui fâche. « Nous souhaiterions aussi, face aux signalements de faits de violence commis par des représentants de force de l’ordre à l’occasion de ces manifestations et rassemblements, qui ne peuvent que nous préoccuper fortement, tout comme vous nous en sommes certains, que vous nous indiquiez quelles sont les réponses apportées par votre parquet, et notamment que vous puissiez nous préciser combien d’enquêtes ont été confiées à l’IGPN, si des informations judiciaires ont été ou vont être ouvertes ainsi que les critères présidant à ces ouvertures »,demande le syndicat de la magistrature à la procureure de Paris.
Le tribunal de Paris. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Sollicité par Mediapart, le parquet de Paris indique en substance qu’il a trop de travail pour s’auto-saisir des violences policières révélées par les médias. Seule exception : la vidéo, devenue virale, du jeune qui a reçu un coup de poing de la part d’un policier près d’un kiosque. « On ne peut pas faire une veille exhaustive de tout ce qui circule sur les réseaux sociaux, explique-t-on. « Il faut un article 40 [un signalement effectué par un fonctionnaire dans le cadre de ses fonctions – ndlr] ou une plainte. »
Ce vendredi au matin, le parquet de Paris recensait 14 enquêtes IGPN ouvertes depuis le 7 mars. Un chiffre qui évolue rapidement. Par ailleurs, 127 gardes à vue ont suivi la manifestation monstre de jeudi 23 mars dans les rues de la capitale.
« On a eu une audience dédiée au traitement de dossiers à propos de personnes ayant manifesté les 20 et 21 mars », témoigne auprès de Mediapart un magistrat ayant siégé en comparution immédiate ces derniers jours. « Nous avons eu à traiter neuf dossiers. Six ont été renvoyés au 18 avril pour qu’ils puissent préparer leur défense, trois ont été jugés. Pour l’intégralité de ces dossiers, le parquet a requis un contrôle judiciaire avec une interdiction de manifester. » Résultat pour les trois dossiers jugés ? Bien maigre : une peine de travail d’intérêt général, une peine de 2 mois de prison avec sursis et une relaxe.
« Ces peines vous donnent un aperçu de la consistance des faits reprochés, témoigne ce magistrat, sans lien avec le SM. Le parquet a reçu une circulaire [d’Éric Dupond-Moretti – ndlr] et semble visiblement l’appliquer avec beaucoup de précision, sans pour autant requérir des peines aussi fermes que le souhaiterait le ministre... »
Il ajoute : « Nous constatons que l’interdiction de manifester est une obligation judiciaire requise quasi systématiquement par le parquet, mais le tribunal ne l’a jamais prononcée. » Pour quelle raison ? « Car il n’était pas démontré que l’individu était venu dans la manifestation dans le but de commettre des violences. En clair, notre position aurait été différente s’il s’était agi de black blocs, ce qui n’était pas le cas. »
Les prévenu·es sont loin, selon lui, de ressembler à la description faite par Gérald Garmanin et ses services. « Sur le profil, on constate que les mis en cause étaient très jeunes. Ils étaient tous parfaitement insérés, l’un se destinait même à être normalien. Aucun profil désocialisé ni radicalisé. Visiblement, la police ne parvient pas à interpeller ceux qui cassent », conclut ce magistrat.
Michel Deléan et David Perrotin