« Les gens que j’ai vus, ils ont tous été fracassés », résume Me Aïnoha Pascual. L’avocate a vu plusieurs manifestants en garde à vue, vendredi matin, et son indignation est toute fraîche. Interpellé à 16 heures sur le parcours de la manifestation parisienne, l’un de ses clients, qui a reçu un coup de tonfa sur l’œil et des coups de crosse de LBD dans les côtes, présente une fracture à l’arcade sourcilière.
« Les policiers ont appelé les pompiers, il a fait deux malaises dans le camion, et il resté à l’hôpital jusqu’à minuit, détaille-t-elle. Pour les deux gardés à vue que je suis allée voir ce matin, le médecin n’était pas passé douze heures après l’interpellation. Le délai, c’est trois heures, sauf circonstance exceptionnelle. »
La semaine dernière, l’avocate a vu des mineurs blessés à la tête qui n’avaient pas été examinés par un médecin. « C’est lunaire, dit-elle. Il va y avoir un pépin. »
Revenu de l’hôpital, le blessé à l’arcade sourcilière, lui, n’a pas eu les médicaments prescrits aux urgences, des antibiotiques et des antidouleurs. Le commissariat ne s’en est pas préoccupé, selon l’avocate, et le médecin venu à midi lui a donné un doliprane. « Pour une fracture de l’arcade sourcilière, autant dire que ce n’est pas lourd. »
Arrestation d’un manifestant à Paris, le 23 mars 2023. © Photo Christophe Ena / AP via Sipa
« Parmi les personnes interpellées, on constate que beaucoup, à qui on ne reproche pas de rébellion, sont néanmoins blessées, expose encore Me Pascual. On a à peu près une personne sur trois qui se plaint d’une interpellation violente. »
Après de multiples passages en garde à vue pour y assister des manifestant·es cette semaine, Me Camille Vannier confirme la proportion considérable d’interpellations violentes. Jeudi, sur la dizaine de comparutions immédiates au tribunal judiciaire de Paris, tous les manifestants avaient été « violentés », d’après l’avocate.
Les charges policières indiscriminées sur la foule, comme on a pu en constater à Paris en tête de cortège, jeudi, font aussi des blessé·es qui ne portent pas nécessairement plainte. « Il y a plein de gens qui nous ont contactés pendant la manifestation pour des coups de matraque, sous le choc, mais qui sont un peu freinés parce qu’ils ont peur », explique-t-elle. Peut-être aussi ne se font-ils guère d’illusion sur le résultat des enquêtes de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) dans ce genre de situation.
« On a vu beaucoup de policiers en manifestation qui tapent, mais qui n’interpellent pas,abonde Me Xavier Sauvignet. Sur les interpellés, beaucoup sont placés en garde à vue, mais l’essentiel d’entre eux sort en classement sans suite. On est face à un dévoiement total de la politique pénale. » Ces placements en garde à vue sont le plus souvent justifiés par l’infraction passe-partout de « groupement en vue de commettre des dégradations ou des violences », avec laquelle « on peut mettre n’importe qui en garde à vue », souligne l’avocat.
Selon le ministère de l’intérieur, 457 personnes ont été interpellées en France, vendredi, dont 127 à Paris. Et si l’on reste sur la tendance observée depuis le 16 mars, on peut s’attendre encore à de nombreux classements sans suite. « On a depuis plus d’une semaine des interpellations massives sans fondement, à l’issue de nasses, explique Me Aïnoha Pascual. On a beaucoup, beaucoup de personnes qui sont en garde à vue qui ne comprennent pas ce qu’elles font là, alors qu’elles n’ont fait que participer aux manifestations. C’est l’image du filet de pêche qui ramasse tout sur son passage. C’est de la pêche au chalut. »
L’importance des interpellations a contraint la préfecture à faire appel aux commissariats de la petite couronne. « Dans certains commissariats, on sent une lassitude chez les policiers enquêteurs, juge Me Alice Becker. Ils sont submergés d’arrestations à l’aveuglette. Ce week-end, une personne a été interpellée rue Mouffetard parce qu’elle avait sa batterie de vélo à la main. Elle venait de se garer, les policiers lui ont sauté dessus, et l’ont placée en garde à vue. Les enquêteurs se rendent compte de ça. Les commissariats étaient pleins, mais il y a eu très peu de comparutions immédiates. »
Les enquêteurs peinent à détecter des profils de black blocs dans la foule qu’on leur livre. « Tout le monde est placé en garde à vue pour “groupement en vue de commettre des dégradations” ou “attroupement après sommation”. On reproche aux gens de ne pas respecter les sommations qui n’ont pas été entendues… »
À Paris, selon un bilan communiqué par le parquet mercredi, 425 personnes ont été placées en garde à vue les 16, 17, et 18 mars à l’occasion de manifestations spontanées. Mais seulement 52 d’entre elles ont fait l’objet de poursuites, y compris l’avertissement pénal probatoire (le nouveau « rappel à la loi »). Pour la seule nuit du 16 mars, s’agissant des 252 gardes à vue intervenues, seuls 9 défèrements avaient été ordonnés.
Près de 60 % des classements intervenus l’ont été sur le fondement de l’absence d’infraction – l’autre partie pour une infraction insuffisamment caractérisée, selon les équipes de défense des manifestant·es. « C’est la première fois qu’il y a autant d’interpellations depuis les “gilets jaunes”, juge Me Coline Bouillon. C’est une volonté de réprimer, de faire des privations de liberté “sanctions”, mais aussi une manière de ficher les militants. Nous envisageons de déposer une plainte collective pour “arrestation arbitraire et atteinte à la liberté de manifester”. »
La question du fichage des manifestant·es s’est posée de manière répétée ces derniers jours. À Paris, certaines personnes qui ont refusé la prise d’empreintes ont été menacées d’un avertissement pénal probatoire (le nouveau « rappel à la loi »). À Rennes, où les interpellations ont été importantes, le parquet a ordonné la saisie d’empreintes sous contrainte pour deux personnes gardées à vue, dont l’une refusait de communiquer son identité. La bâtonnière des avocats de Rennes, Me Catherine Glon, a rappelé que « si la pratique de ces relevés signalétiques imposés est légale, il faut qu’elles se passent dans des “conditions déterminées” ».
La signalétique sous contrainte, « profondément attentatoire aux libertés individuelles et à la vie privée », nécessite « des motifs précis et la présence obligatoire d’un avocat », a-t-elle souligné. Elle ne peut s’appliquer qu’en cas de crime ou de délit puni d’au moins trois ans d’emprisonnement. « Permettre l’identification est une chose que l’on peut concevoir s’il est démontré que le citoyen interpellé puisse être valablement incriminé, a-t-elle écrit. Nous savons que les interpellations massives au cours des manifestations ne sont pas toujours susceptibles de répondre à ce critère. » En signe de protestation, la bâtonnière a annoncé suspendre la désignation des avocats pour la commission d’office.
Karl Laske