Le préambule du précédent article, daté du 13 mars, précisait : « Ce texte prolonge la contribution du 21 février. Pour tout ce qui est du contexte, des réflexions sur la construction d’un rapport de force, des premiers enseignements à tirer du mouvement en cours, il convient de s’y reporter, l’idée étant de ne pas répéter les mêmes choses à quelques semaines d’écart. » Il en est de même aujourd’hui : ces quelques réflexions [1] s’inscrivent dans la suite des précédentes, n’en sont que l’actualisation compte tenu des apports du mouvement social qui se poursuit.
Un mouvement qui dure depuis deux mois
La première journée de grèves et de manifestations remonte au 19 janvier. Plus de deux mois. Gagner le plus vite possible est bien entendu l’objectif de toutes celles et tous ceux qui entrent en confrontation directe avec les défenseurs de l’ordre capitaliste : gouvernement, patronat, direction d’entreprises, etc. Mais tout le monde connaissait aussi le calendrier propre à ce projet de loi et à ce qui l’entourait : son examen à l’Assemblée nationale et au Sénat, les vacances scolaires et universitaires en février, la nécessité de construire un mouvement de grande ampleur pour s’y opposer.
Un palier a été fixé par l’intersyndicale CFDT / CGT / FO / CGC / CFTC / UNSA /Solidaires /FSU au 7 mars, avec l’appel à « mettre la France à l’arrêt ». Au soir de cette journée, le message des mêmes organisations interprofessionnelles nationales était très clair : « [l’intersyndicale] soutient et encourage tous les secteurs professionnels à poursuivre et amplifier le mouvement ». Contrairement à ce qui a pu se produire lors de mouvements similaires du dernier quart de siècle, cette fois-ci, l’intersyndicale n’est nullement un frein ; n’en déplaise à quelques commentateurs « radicaux » mais non-grévistes ou à quelques « révolutionnaires » dont le propre secteur ne brille pas le nombre de grévistes. Au contraire, sa résistance sur le long terme est un élément déterminant dans le niveau de mobilisation. Cela se voit à travers les manifestations bien sûr, mais aussi dans les grèves, à l’exemple de la SNCF où, depuis le 7 mars les cheminots et cheminotes reconduisent la grève, à l’appel des quatre fédérations CGT, UNSA, SUD-Rail [Solidaires], CFDT.
Avec les différences liées aux implantations syndicales, ceci se retrouve, peu ou prou, dans les autres professions où il y a des grèves de masse à l’échelle nationale. L’unité est très visible aussi dans les différentes actions décidées localement à travers tout le pays : diffusion de tracts aux portes d’entreprises ou dans des lieux publics, blocage de péages, de ronds-points ou de routes, soutien aux occupations de sites de production, etc. Il y a une relation dialectique entre le maintien de l’intersyndicale nationale dans la durée et les mots d’ordre portés par chacune des forces syndicales. L’effet sur le réel – et ça c’est qui compte – se traduit par le niveau important de la mobilisation sociale.
La mobilisation sociale
Elle est à la fois exceptionnelle et insuffisante. Exceptionnelle par le nombre de manifestantes et manifestants, par la durée, par la révolte populaire relancée par le choix du « passage en force » à l’Assemblée nationale, et aussi par le fait que des grèves touchent depuis deux mois de nombreuses entreprises privées, dans divers champs professionnels. Insuffisante, car, comme nous le disons depuis le début « les manifestations ne suffiront pas » ; or, cela reste le mode d’action privilégiée de beaucoup. Le blocage de l’économie, l’arrêt des moyens de production, c’est-à-dire la grève, demeure difficile à généraliser ; que ce soit dans la durée bien sûr, mais même lors des « journées nationales ».
Les raisons sont connues, en premier lieu les insuffisances syndicales quant à l’organisation interprofessionnelle locale. Cela tient à l’antisyndicalisme militant du patronat (absence de droits dans les plus petites entreprises, remise en cause des droits dans les autres, détournement à travers des « institutions » représentatives du personnel de plus en plus institutionnelles et de moins en moins représentatives, répression antisyndicale partout). Mais cela provient aussi de choix propres aux organisations syndicales : quand on veut changer radicalement la société et qu’on pense que la grève générale est le moyen d’y parvenir, alors on ne peut marginaliser la dimension interprofessionnelle du syndicalisme dans l’activité quotidienne.
Si ce constat est nécessaire pour avancer, il convient de redire aussi le caractère puissant de ce mouvement de masse. Sans revenir sur les énormes manifestations dans l’ensemble des territoires, il faut noter les blocages, les rassemblements, qui perdurent depuis le 7 mars. Ils ne remplacent pas la grève, car ils ont un effet plus faible sur l’économie, sur la production et donc sur les profits des capitalistes. Mais ils mettent en action, ensemble, des équipes syndicales CGT, Solidaires, FSU, voire FO ou CFDT des mêmes villes, des mêmes quartiers dans les grandes agglomérations ; ce sont des initiatives syndicales qui rassemblent des centaines, parfois des milliers de participantes et participants. A court terme, cela renforce la confiance populaire envers le mouvement et les organisations syndicales qui l’organisent ; à long terme, cela induit une dynamique positive pour le mouvement syndical.
La crise de leur « démocratie » bourgeoise
Résumons l’épisode précédent par une courte reprise : « Durant quelques semaines, la “représentation nationale” a fait… de la représentation, du théâtre ; sans surprise, là non plus. L’opposition a agi pour retarder l’adoption du texte, le gouvernement a fait de même pour en accélérer la validation. Chaque groupe a fait mine de s’offusquer des moyens utilisés par l’autre camp : multiplication d’amendements d’un côté, vote bloqué de l’autre. Il ne s’agit que du jeu institutionnel normal, tel que prévu par la Constitution de la Ve République française ; cette république au service de la bourgeoisie, bâtie sur le massacre des Communeux et Communeuses de 1871. »
C’est dans cette logique que, plutôt que de soumettre son projet de loi au vote des député·e·s, et d’en risquer ainsi le rejet, le président de la république a eu recours à l’article 49-3 de la Constitution. Il s’agit de considérer par défaut que le texte en question est adopté, sauf si une motion de censure est votée dans les jours qui suivent par une majorité de député·e·s. Il y a bien sûr une nouvelle arnaque arithmétique et démocratique derrière ce choix : alors que l’approbation ou le rejet d’une loi s’apprécie à la majorité relative (les abstentions et les absences font baisser le seuil à atteindre, il suffit d’avoir plus de « pour » que de « contre »), la motion de censure qui suit la mise en œuvre de l’article 49-3 nécessite la majorité absolue du nombre de député·e·s ; en l’occurrence 287. Cela renverse, de fait, la nécessité de majorité sur le texte : incapable de recueillir les suffrages qu’il lui aurait fallu pour le faire valider, le gouvernement imposait aux oppositions parlementaires de recueillir 287 votes pour qu’il soit rejeté à travers la motion de censure. Comme prévu, cela n’a pas été atteint, il y en a eu 278 (plus que le nombre de voix qu’aurait recueilli le gouvernement dans le cas d’un vote ordinaire le 16 mars).
Il faut mentionner que depuis que l’article 49-3 existe, les gouvernements dits de gauche comme les gouvernements dits de droite y ont eu recours avec entrain : avant cette 100e édition, depuis 1962 on avait compté 56 « 49-3 de gauche » et 33 « 49-3 de droite ». Depuis 1962, concrètement depuis 1981, aucun gouvernement comportant les forces de gauche, criant au scandale depuis la décision Macron/Borne du 16 mars, n’a esquissé de réforme visant à abolir cette possibilité constitutionnelle. Il n’en reste pas moins que la décision du président de la république d’utiliser cette méthode a contribué à relancer la révolte dans le pays. Le 49-3 venait en réalité couronner l’ensemble de l’œuvre : délais restreints pour l’examen du texte, vote bloqué sur l’ensemble du texte au Sénat, et surtout mensonges éhontés depuis la présentation du texte. La palme revenant à l’affaire du minimum de retraite à 1200 euros pour tous et toutes : les premières déclarations portaient sur 2 millions de personnes concernées, de reniement en reniement, le ministre du travail en est arrivé à 10 000 par an.
Autre exemple avec les régimes spéciaux de retraite, source de tant de maux selon le gouvernement : ceux, outrageusement avantageux, des parlementaires ne sont pas touchés ! Il y a une exaspération démocratique dans le pays, en premier lieu parmi les exploité·e·s du système capitaliste. Ce n’est pas sans lien avec ce qui fondait une bonne part du mouvement des Gilets jaunes, avec le mépris affiché lors de la crise sanitaire de la COVID où tout et son contraire furent racontés par le pouvoir.
Violences policières
Surtout depuis le 16 mars, on reparle de poubelles brûlées, de vitres cassées. Certes, dans la période que nous connaissons, ce ne sont pas là des marques de radicalité si on entend par ce terme la perspective de rompre plus vite avec le capitalisme. Mais la colère est grande et très partagée ; tant pis si quelques poubelles en font les frais ! « Nous avons dit plusieurs fois qu’à force de ne pas se sentir écoutés, les gens allaient avoir envie de se radicaliser. Nous le sentions venir, même chez nos militants qui ne sont pas des anarchistes »[2] : ce sont là les propos du président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) !
La manière dont le pouvoir utilise ces quelques faits pour parler de « violence » est inacceptable. La violence est dans le fait de vouloir faire perdre deux ans de retraite à des millions de personnes ! Elle est aussi dans la répression policière qui s’est fortement renforcée ces derniers jours. A Paris, l’Union départementale Solidaires avait déclaré l’intention d’organiser un rassemblement devant l’Assemblée nationale, le jour du vote. La veille, la préfecture de police a interdit cette manifestation ! Il a fallu un référé liberté devant le Tribunal administratif pour que l’interdiction soit levée. Des milliers de personnes s’y sont retrouvées dès l’annonce du 49-3.
Dans la soirée, la police a interpellé plus de 200 personnes ! Manifestations, rassemblements et répression policière se sont répétés dans de nombreuses villes et les jours suivants. Dans un communiqué du 20 mars intitulé « L’autorité judiciaire n’est pas au service de la répression du mouvement social », le Syndicat de la magistrature résume bien la situation : « L’interdiction de la manifestation sur la place de la Concorde à Paris ce 18 mars s’est ainsi soldée par une multitude de placements en garde à vue, sans élément pour caractériser une infraction. Sur 292 interpellations, 283 ont donné lieu à un classement sans suite. Cette utilisation dévoyée de la garde à vue illustre les dérives du maintien de l’ordre […] » L’exemple cité concerne Paris, mais les mêmes méthodes – interpellations sans motif et violences policières – ont été utilisées dans bien d’autres villes.
Grève par procuration, référendum, Conseil constitutionnel
En termes de grève reconductible nationale, il y a la SNCF, les raffineries, l’énergie. D’autres secteurs sont touchés, mais pas nationalement (nettoiement, mais pas sous forme d’un mouvement reconductible). Face aux difficultés à étendre la grève, une partie des forces sociales tentent de trouver des solutions ailleurs. C’est d’abord le retour de la « grève par procuration » : la mise en avant des caisses de grève dans ce type de période participe de cette stratégie. Autant la constitution de tels outils, dans la durée, est une nécessité pour le mouvement syndical, autant faire mine d’y penser que lorsqu’un mouvement qu’on veut général a démarré n’a pas de sens : hormis les personnes en retraite ou au chômage, qui doit alors donner aux caisses de grève, si ce n’est celles et ceux qui devraient être en grève ? La question de la constitution de vraies caisses de grèves est importante. Il est dommage de la caricaturer en agissant de la sorte.
L’opposition parlementaire a déposé un recours auprès du Conseil constitutionnel ; il est possible qu’il en invalide des passages ; qui croit qu’il l’invalidera en totalité ?
Qu’en est-il du référendum d’initiative partagée visant à s’opposer au report de l’âge légal au-delà de 62 ans ? Il a l’avantage de geler la loi durant neuf mois ; mais il faut 4,7 millions de signatures pour valider la démarche. Une démarche qui aboutit à la tenue du référendum… sauf si le Parlement examine lui-même la demande dans les 6 mois qui suivent. Retour à la case départ.
L’international
Sans surprise, la dimension internationale de ce qui se passe actuellement en France est presque ignorée du mouvement social. Comme pour l’activité interprofessionnelle, c’est la conséquence de l’insuffisance de prise en compte de l’internationalisme dans le syndicalisme, globalement. Les organisations syndicales reçoivent des messages de soutien de leurs homologues d’autres pays. Quelques présences internationales dans les manifestations s’organisent, à l’image de ce que les organisations membres du Réseau syndical international de solidarité et de luttes [3] ont fait, à plusieurs reprises ces derniers mois. Des actions transfrontalières ont aussi eu lieu. C’est important mais encore trop symbolique.
En Europe, et au-delà, toutes les populations ont été la cible d’attaques des capitalistes contre les retraites ; toutes sont aussi confrontées à ce qui sous-tend la colère populaire également au cœur du mouvement actuel en France : la misère qui s’étend, la précarisation des emplois, la destruction des services publics, le déni de démocratie, le mépris de classe. Pour en rester à des pays proches géographiquement, il y a eu ces derniers temps, ou il y a encore, d’importantes grèves en Grande-Bretagne, dans l’Etat espagnol, en Grèce, en Belgique, en Allemagne, au Portugal ; et la liste est loin d’être exhaustive. Une des clefs pour la victoire sociale est aussi dans l’action syndicale internationale.
La lutte continue. Grâce à qui ?
Grâce aux millions de personnes qui participent aux manifestations ; mais s’il n’y avait eu que ces journées d’action, la crise politique provoquée par le refus massif du projet de loi gouvernemental n’aurait pas cette ampleur. Cela, c’est aux grévistes qu’on le doit. Des grèves difficiles, des grèves insuffisantes, mais des grèves qui font que cette loi n’est pas près d’être mise en œuvre, que la période d’instabilité politique institutionnelle ouvre des perspectives, à condition de ne pas s’enfermer dans les dites institutions. Prochaine étape, jeudi 23 mars : des millions dans la rue, une opportunité de lancer la grève là où ce n’était pas encore le cas. Il le faudrait : « Nous, cheminotes et cheminots, sommes en grève reconductible depuis une semaine. Il en est de même dans quelques autres secteurs. […] Le meilleur moyen de soutenir celles et ceux qui sont en grève, c’est d’organiser la grève là où vous travaillez. Le meilleur moyen de gagner vite, c’est d’agir ensemble. » Cet appel des cheminotes et cheminots [4] date du 10 mars.
Le mouvement qui a démarré le 19 janvier n’est pas vain. Des dizaines de milliers de personnes ont découvert ou redécouvert l’utilité, la nécessité, de s’organiser au sein de leur classe sociale, contre les capitalistes et leurs représentants. C’est un premier acquis politique qui en générera d’autres.
Christian Mahieux
Notes
[1] Comme les deux précédents, ce texte fait suite à des échanges avec quelques militantes et militants, Solidaires et CGT, pleinement investis dans le mouvement en cours. Merci à elles et eux.
[2] Le Monde du 20 mars 2023.
[4] Appel de la fédération des syndicats SUD-Rail.