Si la compression des salaires n’est pas nouvelle, l’ampleur actuelle de la crise dite du coût de la vie est la plus profonde depuis une génération. La Banque d’Angleterre prévoit une baisse de l’inflation à 3,9% d’ici le quatrième trimestre 2023, mais la crise du coût de la vie se prolongera pour de nombreux ménages de la classe laborieuse.
En janvier 2023, l’inflation (IPC-indice des prix à la consommation) est tombée à 10,1%, après avoir culminé à 11,1% en octobre 2022. L’inflation sous-jacente (excluant les prix des denrées alimentaires, de l’énergie, de l’alcool et du tabac) est tombée à 5,8% en janvier 2023. Toutefois, une baisse progressive de l’inflation ne signifie pas que les prix baissent. Ils augmentent simplement à un rythme plus lent et resteront élevés, ce qui aggravera la crise du coût de la vie pour de nombreuses personnes, dont les salaires nominaux n’ont pas augmenté au même rythme que l’inflation. Dans le même temps, la hausse des prix de l’alimentation, du logement et des services domestiques – y compris les factures d’eau et d’énergie et les loyers – reste nettement plus élevée : elle se situe respectivement à 16,8% et 26,7%. Par conséquent, l’inflation subie par les 10% de ménages les plus pauvres est de 11,7%, contre 8,8% pour les 10% les plus riches (Resolution Foundation, 15 février 2023 : « Inflation falls, but cos-of-living gap grows »).
En janvier 2023, l’inflation au Royaume-Uni est plus élevée qu’aux Etats-Unis (6,4%) et dans la zone euro (8,5%) et diminue plus lentement. Le Royaume-Uni devrait enregistrer de moins bons résultats que le reste du G7, avec une récession en 2023 ; et, à la fin de 2022, il est la seule économie du G7 à ne pas avoir retrouvé ses niveaux d’activité économique d’avant la pandémie.
Des fragilités particulières dues à des années d’austérité mises en œuvre par le gouvernement de collation conservateurs-libéraux-démocrates de 2010-15, des investissements historiquement faibles dans les infrastructures physiques et sociales, une économie fortement financiarisée, des niveaux d’endettement élevés des ménages et des petites entreprises ainsi que le Brexit nuisant à la fois aux investissements et au commerce international avec l’UE – le partenaire commercial le plus important – ont pris le pays à contrepied pour faire face à la pandémie et à la crise du coût de la vie. Pourtant, les réponses des politiques budgétaires et monétaires sont toujours centrées sur l’austérité et l’augmentation des taux d’intérêt afin de lutter contre l’inflation, avec des mises en garde répétées contre la spirale prix-salaires, tant par les ministres du gouvernement que par le gouverneur de la Banque d’Angleterre.
Un contexte historique d’inégalités croissantes
La pression sur les salaires n’est pas nouvelle. La crise du coût de la vie de 2022 vient s’ajouter à des décennies de baisse de la part des salaires dans le revenu national, due à la détérioration du pouvoir de négociation des salarié·e·s à la suite des modifications de la législation syndicale, de la déréglementation du marché du travail, des changements structurels, de la mondialisation néolibérale et de la financiarisation, ainsi qu’aux salaires historiquement dépréciés des personnels clés du secteur de la santé et des services publics.
La part des salaires dans le revenu national a atteint son maximum en 1975, avec 69,5%. Les années d’austérité qui ont suivi la Grande Récession, puis la pandémie et maintenant la crise du coût de la vie l’ont ramenée à 63,7% en 2022, soit environ 6% de moins que son niveau le plus élevé (AMECO, annual macro-economic database of the European Commission). Dans le même temps, la part des revenus nets du 1% des ménages les mieux lotis, en augmentation depuis 1980, est passée de 6,8% à 12,7% en 2021 (World Inequality Database) : la chute de la part des salaires des 99% inférieurs est encore plus spectaculaire.
L’inégalité des richesses s’est également accrue. Pendant la pandémie, la fortune nette des milliardaires britanniques a augmenté de 22%, et la part du 1% le plus élevé s’est encore accrue, passant de 21,1% en 2019 à 21,3% en 2021 (World Inequality Database).
La baisse du taux de syndicalisation et celle du nombre de salarié·e·s bénéficiant de la couverture de négociations collectives représentent les facteurs les plus significatifs expliquant le déclin de la part des salaires et l’augmentation de l’inégalité de la répartition des richesses ; les effets d’autres facteurs tels que la mondialisation doivent être interprétés dans ce contexte. Le taux de syndicalisation est passé de 52,2% à son apogée en 1980 à 23,1% en 2021. La baisse de la couverture des négociations collectives est encore plus spectaculaire, passant de 85,0% à son apogée en 1975 à 26,0% en 2021.
Depuis la Grande Récession (fin 2007-mi-2009), les taux de salaire réel sont en baisse. Les années d’austérité qui ont suivi ont accentué la compression des salaires et la reprise depuis 2014 a été lente et incomplète, les salaires réels étant toujours inférieurs à leur niveau de 2007 en 2019 et la crise du coût de la vie annulant toute amélioration depuis 2014. En 2022, par rapport à 2007, les salaires réels dans la construction et l’industrie manufacturière sont inférieurs respectivement de 9,9% et de 3,7%. Dans le secteur public, les salaires sont inférieurs de 5,4% en termes réels par rapport à 2010. Le seul secteur où les salaires réels sont encore nettement plus élevés en décembre 2022 qu’en 2007 est celui de la finance et des services fournis aux entreprises, avec une augmentation réelle de 5,9%.
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Les effets de la crise et des baisses de salaires réels sont également sexués. Les femmes sont en première ligne de la crise du coût de la vie, car elles assument encore plus de 60% des tâches domestiques non rémunérées, notamment la tenue du budget familial, les courses, la cuisine, les soins, la prise en charge des enfants, des personnes âgées et du ménage, la couture et le raccommodage. Ces activités augmentent pendant les crises du coût de la vie pour compenser la perte de revenu réel des ménages, et cela n’est pas dû à leur propre choix. Il ne s’agit pas d’un passe-temps mais d’une lutte quotidienne et stressante pour la survie, lorsque les femmes doivent faire des choix difficiles entre manger et se chauffer.
Les femmes constituent également une proportion plus importante des personnes les plus vulnérables au bas de l’échelle des salaires et de celles qui ont des contrats précaires de travail. Elles constituent la majorité des salarié·e·s du secteur public, notamment dans les domaines de la santé, de l’assistance sociale, de l’éducation et de la garde d’enfants, secteurs qui ont souffert du gel des salaires et d’ajustements salariaux dérisoires depuis 2010. Cette situation n’a guère évolué après la pandémie, bien que les dirigeants politiques les aient applaudies comme des travailleuses de première ligne.
Les ménages dirigés par des femmes et des mères célibataires sont plus susceptibles de faire face à l’endettement et à la hausse des factures d’eau et d’électricité. Les femmes ont également supporté le poids de l’augmentation des besoins en soins après la pandémie, avec l’augmentation des maladies de longue durée. Cela dans un contexte où les services de santé et d’aide sociale sont débordés, en raison d’années de coupes budgétaires dans le NHS et l’assistance sociale. En conséquence, de nombreuses femmes ont dû quitter leur travail rémunéré contre leur volonté.
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En tenant compte de ce contexte factuel, il est difficile de trouver des preuves de mises en garde du gouverneur de la Banque d’Angleterre concernant le risque d’une spirale prix-salaires. La grande différence avec les années 1970 est la baisse du pouvoir de négociation des salarié·e·s, comme l’indique la chute du taux de syndicalisation et de la couverture des négociations collectives, ainsi que la déréglementation du marché du travail qui a entraîné une augmentation des contrats zéro heure [l’employeur ne mentionne dans le contrat aucune indication d’horaires ou de durée minimum de travail] et des faux indépendants.
Il reste à voir si la plus grande vague de grèves des trois dernières décennies sera en mesure d’arrêter les véritables réductions de salaires. Près de 2,5 millions de journées de travail ont été « perdues » en raison d’actions syndicales en 2022. Deux millions de ces journées de grève ont eu lieu dans le secteur privé, soit le nombre le plus élevé des trois dernières décennies. Si l’on additionne les grèves du secteur public et celles du secteur privé, le record de 2022 reste bien inférieur aux sommets historiques de la fin des années 1970. Mais la gravité de la crise du coût de la vie et le mécontentement des salarié·e·s du secteur public ont conduit à ce que l’année 2023 commence par une intensification historique de grèves dans le secteur public, dans les chemins de fer, l’éducation et la fonction publique.
Causes des vagues d’inflation actuelles
La première vague d’inflation en 2021-22 était due à l’augmentation des coûts des intrants décisifs importés en raison des perturbations de la chaîne d’approvisionnement après la pandémie et, plus tard, de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le Brexit a ajouté d’autres dimensions aux perturbations des chaînes d’approvisionnement au Royaume-Uni. Outre ces aspects transitoires, les problèmes à plus long terme liés aux catastrophes dues au changement climatique ont également entraîné la hausse des prix des denrées alimentaires. Tous ces facteurs ont provoqué une flambée des prix de l’énergie, des engrais, des aliments pour animaux, des denrées alimentaires, de certains métaux industriels (nickel, cuivre) et du gaz néon (qui entre dans la fabrication des semi-conducteurs). Les effets immédiats ont été aggravés par la spéculation sur les prix des matières premières.
Face à ces facteurs exceptionnels et transitoires, les économistes dominants tentent encore de mettre en avant comme cause les politiques budgétaires et monétaires expansionnistes en vigueur pendant la pandémie. Or, jusqu’à présent, il n’y a guère de preuves d’une spirale salaires-prix au Royaume-Uni et les décideurs politiques n’ont accordé que très peu d’attention au comportement des entreprises en matière de fixation des prix, qui a entraîné une deuxième vague d’inflation due à l’augmentation des marges bénéficiaires au Royaume-Uni, ainsi qu’aux Etats-Unis et dans l’Union européenne. Les firmes ont non seulement répercuté la hausse des coûts des intrants sur leurs prix de production, mais elles ont également augmenté leurs taux de marge.
Au Royaume-Uni, certaines entreprises ont augmenté leurs marges bénéficiaires d’environ 60% au quatrième trimestre 2021 ou au premier trimestre 2022 par rapport à la moyenne de 2017-19 (Jung et Hayes, « Prices and profits after the pandemic », in IPPR-The Progressive Policy Think Tank, 20 juin 2022). Dans l’ensemble, près de la moitié des entreprises ont pu préserver ou augmenter leurs marges bénéficiaires au cours du premier trimestre 2021-2022. Cela suggère qu’elles peuvent augmenter les salaires sans provoquer une hausse de l’inflation à condition que les marges bénéficiaires diminuent dans certaines industries ou entreprises.
Il existe une disparité frappante entre les entreprises au Royaume-Uni, près de la moitié d’entre elles connaissant une baisse de leurs marges bénéficiaires. Les petites et moyennes entreprises (PME) ne sont pas en mesure de répercuter les coûts élevés des intrants, des salaires ou des emprunts sur leurs clients, qui réduisent eux-mêmes leurs dépenses non essentielles en raison de la baisse de leurs revenus réels. Les défaillances d’entreprises et le nombre de sociétés cotées en bourse qui émettent des avertissements sur leurs bénéfices augmentent depuis le troisième trimestre de 2022.
La réponse de la Banque d’Angleterre en matière de politique monétaire, conformément à la pensée dominante, n’a pas réussi à s’attaquer aux causes profondes de l’inflation, qui était due à l’augmentation des coûts des intrants importés et des marges bénéficiaires plutôt qu’à la demande ou à une spirale prix-salaires.
A propos de la politique budgétaire et monétaire
Au contraire, dans un entretien accordé en février 2022, Andrew Bailey, gouverneur de la banque centrale, s’est concentré sur la spirale d’anticipation salaires-inflation et a déclaré que, même s’il serait « douloureux » pour les salarié·e·s d’accepter que les prix augmentent plus vite que leurs salaires, une certaine « modération des hausses de salaires » était nécessaire pour éviter que l’inflation ne se pérennise. Il a continué à mettre en garde contre des hausses de prix apocalyptiques et a laissé entendre que les salarié·e·s devaient payer pour la crise en modérant leurs revendications salariales.
Selon ses propres projections, les initiatives actuelles de la Banque d’Angleterre – qui prennent appui sur l’augmentation des taux d’intérêt pour contrôler l’inflation – devraient conduire à une récession de -0,5% en 2023 et de -0,25% en 2024. La croissance devrait donc rester bien inférieure aux taux d’avant la pandémie.
L’économie politique de cette situation ne pourrait être plus claire, en particulier après la longue compression des salaires depuis la Grande Récession (fin 2007-mi-2009). Actuellement, la part des profits des employeurs et la richesse des 1% les plus riches augmentent, tandis que la part revenant aux salarié·e·s dans le revenu national est réduite par la flambée du coût de la nourriture, des charges des services publics et des loyers. La politique actuelle de la Banque d’Angleterre, qui consiste à augmenter les taux d’intérêt, ne s’attaque pas à la hausse des coûts des intrants importés ou à l’augmentation des marges bénéficiaires qui sont à l’origine de l’inflation actuelle. Elle prétend que l’inflation est due à la demande. Une récession est considérée comme une résultante inévitable pour s’assurer que le pouvoir de négociation des travailleurs et travailleuses reste limité et que la spirale salaires-prix ne s’aggrave pas. Cela signifie en fin de compte que les salarié·e·s paieront pour cette crise sous la forme de réductions des salaires réels.
Dans cette optique, la Banque insiste beaucoup dans ses rapports de politique monétaire sur les tensions du marché du travail, le faible taux de chômage, l’inactivité économique élevée [selon l’Office de statistique : cela renvoie aux personnes sans emploi qui n’ont pas recherché un emploi durant les quatre dernières semaines et/ou étaient incapables de prendre un emploi dans le délai de deux semaines] et les pénuries de main-d’œuvre pour justifier ses décisions en matière de fixation des taux après dix augmentations successives en l’espace de 18 mois jusqu’en février 2023, ce qui le porte à 4%. Bien que le taux de chômage au dernier trimestre 2022 (3,7%) soit encore inférieur aux niveaux d’avant la pandémie, il a commencé à augmenter. Surtout, le nombre total d’heures travaillées a diminué par rapport au trimestre précédent et reste inférieur aux niveaux pré-pandémiques.
Le taux d’inactivité économique de 21,4% est toujours plus élevé qu’avant la pandémie, principalement en raison de l’état de santé des personnes, de tâches non rémunérées dans le domaine du care, en particulier chez les femmes, ou de conditions de travail inacceptables : la grande démission (post-covid). Mais récemment, l’inactivité économique a commencé à diminuer, exerçant une pression sur le chômage.
Cette analyse plutôt étroite du courant économique dominant ne tient pas compte de l’éventail plus large des instruments politiques qui, au-delà des taux d’intérêt, pourraient permettre de s’attaquer à la cause principale de l’inactivité économique et des pénuries de main-d’œuvre. Pour ce faire, il faudrait investir dans l’économie des soins – tant dans le domaine de la santé et de l’aide sociale que dans celui de la garde d’enfants – et inverser radicalement les nouvelles politiques migratoires du Royaume-Uni de l’après-Brexit. Certains travailleurs et travailleuses venant de l’UE sont rentrés chez eux lors des confinements et ne sont jamais revenus, ce qui aggrave les pénuries de main-d’œuvre – un résultat en partie lié aux politiques migratoires après le Brexit.
En septembre 2022, le nouveau gouvernement conservateur [Liz Truss et son ministre des Finances Kwasi Kwarteng] a annoncé un nouveau budget rectifié. Les principaux changements comprenaient une augmentation des emprunts prévus en raison de réductions d’impôts régressives pour les groupes à hauts revenus, inspirées de l’économie de l’offre et de « l’économie du ruissellement ».
La réaction des marchés à ce mini-budget était claire : cela ne stimulera pas l’économie, et une confiance aveugle dans une économie simpliste de l’offre à faible taux d’imposition ne résoudra pas la stagflation ou les problèmes persistants du Royaume-Uni.
Ce changement d’orientation de la politique budgétaire a coïncidé avec l’orientation opposée de la politique monétaire, donnant une leçon parfaite sur les conséquences d’un manque de coordination entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Le « mini-budget » de septembre 2022 a entraîné une augmentation des emprunts publics, coïncidant avec l’annonce d’un resserrement quantitatif (QT-quantitative tightening) par la Banque d’Angleterre. La veille du mini-budget, la banque centrale s’est engagée à vendre activement la dette publique en réduisant son portefeuille d’emprunts d’Etat (gilt) lié à l’assouplissement quantitatif à hauteur de 80 milliards de livres au cours de l’année suivante ; contrairement à d’autres banques centrales, en vendant directement des obligations avant qu’elles n’arrivent à échéance. Cela signifiait que la Banque et le gouvernement vendaient tous deux d’énormes quantités de dette publique sur les marchés. Le manque préjudiciable de coordination entre les institutions de politique budgétaire et monétaire a déclenché une crise financière dans certaines parties du secteur des retraites, qu’aucun responsable politique n’avait prévue.
En fin de compte, la Banque a dû interrompre le QT (quantitative tightening) et acheter de grandes quantités d’obligations d’Etat pour éviter une crise financière dans les fonds de pension. Le « mini-budget » du nouveau gouvernement Truss a été abandonné en trois semaines, et le parti conservateur a nommé un troisième chef de parti et Premier ministre : Rishi Sunak.
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Le « mini-budget » est maintenant remplacé par un retour aux politiques d’austérité du gouvernement conservateur de Sunak. L’austérité, y compris les réductions réelles des salaires des infirmières, des enseignant·e·s et des fonctionnaires du secteur public, ainsi que la réduction de la dette publique par rapport au PIB, sont considérées comme essentielles pour prévenir l’inflation et combler le « trou budgétaire ».
Cette deuxième ère d’austérité – qui fait suite à la grande vague de coupes opérées par le gouvernement de coalition conservateurs-libéraux-démocrates de 2010-2015 après la Grande Récession – ne sera pas seulement préjudiciable à un pays dont les infrastructures sociales et physiques sont déjà insuffisantes et fragilisées. Elle ira à l’encontre du but recherché, car elle aura d’autres effets négatifs sur le revenu national, ce qui entraînera une baisse des recettes fiscales, malgré une certaine augmentation des taux d’imposition. Même la répercussion réelle sur la soutenabilité de la dette publique est ambiguë.
Le nouveau gouvernement conservateur a tiré les mauvaises leçons de l’effondrement du « mini budget » de la précédente Première ministre conservatrice Liz Truss. Le Financial Times rapporte que même les gestionnaires d’actifs estiment que l’austérité ne résoudra pas la plupart des problèmes du Royaume-Uni.
Après des décennies d’« augmentations » salariales inférieures à l’inflation et de discours selon lequel la meilleure façon de lutter contre la crise du coût de la vie consiste à réduire l’inflation de moitié, la résistance aux augmentations de salaires dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de la fonction publique démontre le parti pris de classe de ces politiques. Les augmentations de salaires des infirmières, des enseignant·e·s ou des fonctionnaires n’alimenteraient pas directement une spirale prix-salaires, puisqu’elles ne conduisent pas à une augmentation des coûts des intrants des entreprises privées.
En fait, insister sur de nouvelles réductions des salaires réels dans le secteur public est une décision politique fondée sur la position de classe du gouvernement en matière de distribution des revenus. Une remarque sur l’hypocrisie de cette position est ici également appropriée : les salarié·e·s du secteur public ont subi plus d’une décennie de perte de salaire réel à la suite de la vague d’austérité au cours du gouvernement de coalition conservateur-libéral-démocrate de 2010-15. La plupart d’entre eux ont travaillé dans des conditions très difficiles et risquées pendant la pandémie et ont été salués comme des « travailleurs de première ligne » par les décideurs politiques et le public.
L’augmentation des taux d’intérêt, la réduction des dépenses publiques et la récession aggraveront la crise pour les ménages populaires endettés ainsi que pour les entreprises endettées situées au bas de l’échelle de la distribution des marges bénéficiaires. La crise des ménages et des entreprises endettés n’est pas encore résolue, même lorsque l’inflation commencera à diminuer au second semestre 2023. L’utilisation des taux d’intérêt comme outil de lutte contre une flambée de l’inflation alimentée par les coûts des intrants importés transforme un problème transitoire en dommages permanents en termes de distribution pour les ménages et les entreprises endettés.
La hausse des taux d’intérêt a entraîné une augmentation du montant remboursements des prêts hypothécaires et autres dettes des ménages, qui ont déjà du mal à joindre les deux bouts en raison de la baisse des salaires réels et de l’augmentation des prix des denrées alimentaires et des factures des services publics (énergie, eau, etc.). Selon la Financial Conduct Authority [instance de régulation du secteur financier indépendante du gouvernement, mise en place en 2013], plus de 750 000 ménages risquent de ne pas pouvoir rembourser leur prêt hypothécaire au cours des deux prochaines années, parce que les montants des charges hypothécaires représenteront plus de 30% de leurs revenus. Environ 200 000 ménages avaient déjà pris du retard dans le remboursement de leur prêt hypothécaire à la mi-2022.
L’augmentation des taux d’intérêt, la baisse des prêts hypothécaires et le ralentissement de l’activité alimentent la chute des prix de l’immobilier. Les approbations de prêts hypothécaires sont tombées à leur plus bas niveau depuis janvier 2009. L’Office of Budget Responsibility (2022) prévoit que les prix de l’immobilier chuteront de 9% entre janvier 2023 et le troisième trimestre 2024. Bien qu’une correction des prix de l’immobilier puisse être la bienvenue, elle se produit dans un climat de récession plutôt qu’en raison d’une augmentation de l’investissement dans le logement, ce qui devrait entraîner une nouvelle détérioration des anticipations et des investissements des entreprises et des consommateurs. On assiste également à une augmentation des ventes par les propriétaires de biens immobiliers destinés à la laocation qui ne peuvent pas faire face aux paiements hypothécaires, ce qui intensifie la crise sur le marché de la location.
Pour les entreprises, outre les pressions exercées sur la chaîne d’approvisionnement, l’augmentation du coût des intrants, la hausse des prix de l’énergie et des loyers, la hausse des taux d’intérêt accroît la pression, en particulier sur les entreprises déjà endettées. Le nombre total de faillites d’entreprises en 2022 a atteint 22 123, soit le chiffre le plus élevé depuis 2009 et une augmentation de 57,4% par rapport à 2021. Les entreprises des secteurs de la construction, du commerce de détail et de l’hôtellerie ont connu un plus grand nombre de faillites. Il est à craindre que davantage d’entreprises ne fassent faillite lorsque le programme de soutien aux dépenses pour l’énergie du gouvernement sera réduit en avril 2023. En 2022, les faillites personnelles ont également atteint leur niveau le plus élevé depuis trois ans.
Quelles sont les alternatives en matière de politique économique ?
A court terme, deux séries de mesures urgentes sont nécessaires :
1.- Premièrement, nous avons besoin de politiques pour inverser d’urgence la pression sur les salaires et les bas revenus. Les outils politiques pour y parvenir comprennent l’augmentation du salaire minimum à 15 livres [16,94 euros] de l’heure au Royaume-Uni, l’augmentation des salaires du secteur public au-delà de l’inflation, la fixation des prestations sociales à hauteur de l’augmentation de l’inflation et le rétablissement du pouvoir des syndicats pour des contrats collectifs afin de garantir une augmentation adéquate des salaires dans l’ensemble de l’économie. Compte tenu du risque que ces mesures augmentent le nombre de faillites d’entreprises, en particulier au bas de l’échelle des PME, il est essentiel de réactiver le soutien budgétaire au chômage partiel afin d’éviter les chocs transitoires en termes d’emplois.
2.- Deuxièmement, la nature extrême de la crise du coût de la vie (de la « vie chère ») nécessite un contrôle des prix, en particulier des prix de l’énergie, des loyers et des produits alimentaires de base. La New Economics Foundation (2022-groupe de réflexion britannique qui promeut la « justice sociale, économique et environnementale ») a proposé un ensemble de mesures visant à garantir les besoins énergétiques de base des ménages, tout en évitant de subventionner la consommation de combustibles fossiles au-delà d’un certain seuil. Pour exemple, la France a pris des mesures anticipées en novembre-décembre 2021, limitant directement la hausse des prix de l’électricité à 4% et gelant les prix du gaz domestique, avec des subventions à l’énergie pour les entreprises et les ménages. Elle a bénéficié de l’inflation la plus faible de la zone euro avec 7,0% en janvier 2023. Ces mesures, qui comprennent des rabais à la pompe (pour l’essence et le diesel) et des réductions des taxes sur l’électricité, ont coûté au gouvernement un peu plus de 34 milliards d’euros en 2022.
Le loyer est une autre composante majeure des dépenses essentielles des ménages à faible revenu. Il a augmenté de manière substantielle. Le gouvernement conservateur britannique a limité l’augmentation des loyers des logements sociaux à 7% en novembre 2022 pour l’année suivante, mais une véritable politique de contrôle des loyers nécessite également des contrôles sur le marché du logement privé. Dans le cadre des prix de l’énergie et des loyers, ces politiques doivent s’accompagner d’une interdiction de couper le courant ou de l’installation obligatoire de compteurs prépayés pour les services publics et d’une interdiction des expulsions des logements. Cette dernière mesure a été mise en œuvre pendant la pandémie.
Les produits alimentaires de première nécessité constituent une troisième catégorie pour laquelle le contrôle des prix pourrait s’avérer utile. En France, où le secteur des supermarchés est compétitif, l’inflation relevée des denrées alimentaires a été plus faible en raison des limites imposées à l’augmentation des marges bénéficiaires dans le secteur de la vente au détail. Au Royaume-Uni, où la concurrence n’a pas suffi à limiter l’inflation des prix des denrées alimentaires, une certaine coordination visant à freiner l’augmentation des taux de marge ou des subventions pourrait permettre d’éviter les pires effets de la cherté de la la vie sur la pauvreté.
Dans l’ensemble, la surveillance antitrust et les taxes sur les profits exceptionnels ciblant l’augmentation des taux de marge ainsi que l’interdiction de la spéculation sur les marchés des produits de base sont d’autres outils politiques à court terme pour lutter contre la hausse de l’inflation.
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A moyen terme (1 à 5 ans pendant le premier mandat d’un nouveau gouvernement), les crises multiples exigent un changement de paradigme, soit une approche de la politique macroéconomique fondée sur les besoins, en s’attaquant aux carences dans l’économie du care et de l’économie écologique et en évitant la concurrence entre les besoins sociaux et écologiques urgents.
Pour faire face aux crises du coût de la vie et de l’énergie, ainsi que pour enrayer la crise écologique, il faut mobiliser d’urgence et massivement des investissements publics substantiels dans « l’économie verte », c’est-à-dire les énergies renouvelables, les transports publics, le logement, l’efficacité énergétique, l’agriculture biologique durable, la sylviculture, le recyclage et la réparation.
Les insuffisances de longue date dans l’économie du care et de la santé ne sont pas moins urgentes et sont maintenant à l’origine des pénuries de main-d’œuvre. L’offre publique de services de base universels et gratuits de haute qualité dans les domaines de l’aide sociale, de la santé, de la garde d’enfants et de l’éducation est essentielle pour s’attaquer à la fois aux carences dans le domaine des soins et aux inégalités en créant des emplois décents dans ces secteurs tout en fournissant des services indispensables. L’ampleur et l’urgence des dépenses nécessaires pour combler les déficits de « l’économie verte » et de l’économie des soins ainsi que le caractère d’utilité publique de ces services exigent un vaste programme de dépenses publiques. Il ne peut être remplacé par des investissements privés axés sur la recherche du profit. Il n’y a jamais eu de meilleur moment pour plaider en faveur de la création d’emplois permanents dans le secteur public, assortis de salaires décents, afin de construire une société solidaire et durable fondée sur un « new deal vert, violet et rouge ».
Comment financer un new deal vert, violet et rouge ?
Les besoins sociaux et écologiques, ainsi que l’urgence d’une réponse efficace aux crises multiples des inégalités, des soins et du changement climatique, nécessitent l’utilisation de tous les instruments politiques.
Les dépenses publiques, même sans augmentation des taux d’imposition, s’autofinancent en partie grâce aux puissants effets multiplicateurs. Toutefois, une augmentation de l’activité économique et donc des recettes fiscales sans modification des taux d’imposition ne financera que la moitié des dépenses publiques nécessaires au Royaume-Uni.
L’emprunt public pour financer le déficit peut être justifié compte tenu des effets sur la productivité et un développement durable, ou des dommages attendus pour l’écologie, la société et l’économie, si les besoins d’investissement ne sont pas satisfaits en temps voulu.
La politique monétaire doit être compatible avec la politique budgétaire pour les investissements publics dans les domaines des soins et l’économie verte. Le mandat de la Banque d’Angleterre devrait inclure un double objectif de plein emploi et de taux d’inflation suffisamment élevé pour être cohérent avec cet objectif. Le mandat actuel de la Banque, qui consiste à cibler étroitement le taux d’inflation à un niveau aussi bas que possible, pose un problème majeur, car il n’aide que les rentiers qui réalisent des profits en spéculant et en prêtant.
Les banques d’investissement nationales et régionales travaillant en coopération avec le gouvernement et la banque centrale sont également cruciales pour le financement des projets d’infrastructure publique à grande échelle.
Toutefois, au final, l’ampleur des besoins de dépenses nécessite également une augmentation du taux de progressivité de l’impôt sur le revenu et sur la fortune. Il est particulièrement important, après la Grande Récession, après l’assouplissement quantitatif (QE) et après la pandémie – qui ont accru l’inégalité des revenus et de la fortune – de mettre en place un système progressif d’imposition du patrimoine, visant en particulier les 1% des ménages les plus riches, plutôt que d’instaurer un impôt exceptionnel limité ciblant un seul secteur ou d’augmenter les taux d’imposition uniquement sur les dividendes et les plus-values boursières.
La fortune est plus inégalement répartie que le revenu dans l’ensemble et en termes d’écarts entre les hommes et les femmes. L’imposition progressive de la richesse est essentielle pour empêcher une concentration excessive de la fortune. Cette imposition permet également de contrôler l’inflation induite par la demande issue des hauts revenus et de la fortune. L’impôt progressif sur la fortune et la réduction des inégalités de richesse qui en découle sont favorables à l’investissement privé, à la maîtrise de la spéculation, de la financiarisation, de la concentration du marché et des barrières à l’entrée [obstacles que doit surmonter une firme pour se lancer sur un nouveau marché].
Un système progressif commençant par un seuil élevé ciblant les 1% de ménages les plus riches présente l’avantage de ne concerner qu’un petit nombre de ménages et d’être plus facile à contrôler.
La synchronisation des politiques budgétaires et monétaires avec les politiques du marché du travail permet d’alléger les pressions financières, car des salaires plus élevés entraînent une augmentation des recettes fiscales. Des syndicats forts et bien organisés et coordonnés, une législation sur l’égalité salariale, une plus grande sécurité de l’emploi, des contrats à durée indéterminée, des salaires minimums plus élevés et des congés parentaux améliorés et équitables sont autant d’éléments favorables à un développement durable fondé sur l’égalité. Une réglementation du marché du travail prévoyant une semaine de travail plus courte peut également favoriser une augmentation de l’égalité entre les hommes et les femmes en matière de travail rémunéré et non rémunéré et de revenus, tout en facilitant la transition écologique et l’augmentation de la productivité.
En cette période cruciale de crises alimentaire, énergétique et environnementale, la concertation internationale des politiques est décisive, en particulier pour les économies émergentes. Premièrement, les répercussions des dépenses publiques sont plus importantes et les effets négatifs sur la balance des comptes courants sont atténués si les politiques sont mises en œuvre simultanément dans l’ensemble des pays. Deuxièmement, l’annulation ou la restructuration d’une partie de la dette des pays à revenu faible et moyen doit faire partie de l’agenda international. Troisièmement, le transfert de technologie pour soutenir la production mondiale de masse à but non lucratif de biens publics essentiels – des vaccins et médicaments aux panneaux solaires, aux turbines ou batteries pour stocker l’énergie renouvelable – est le seul moyen de faire face aux crises mondiales telles que la pandémie ou le changement climatique.
Enfin, ces crises multiples ouvrent un espace pour repenser non seulement le rôle de la politique budgétaire, mais aussi celui de la propriété publique dans l’économie et la « finance durables », avec une coordination nationale combinée à une propriété collective, municipale et coopérative et à une prise de décision planifiée démocratique et participative. (Article publié sur le site Anticapitalist Resistance, le 8 mars 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre, la première partie a été publiée le 10 mars)
Özlem Onaran