Aux élections législatives de 1928, les nazis ne récoltèrent que 2,6 % des voix, un score à la hauteur de l’influence dont bénéficiait alors Hitler. L’effondrement en novembre 1929 de la bourse de Wall Street changea brutalement la donne : reconstruite dans les années 1920 avec des capitaux américains, l’Allemagne fut touchée de plein fouet par la crise. L’économie allemande s’effondra en quelques mois : alors que les faillites se multipliaient, un tiers de la population active se retrouva au chômage, tandis que celles et ceux qui travaillaient encore étaient contraints d’accepter de fortes baisses de salaire.
Crise du capitalisme et essor du nazisme
Cette situation ouvrant au parti communiste allemand de grandes possibilités, le patronat finança sans compter les bandes nazies, afin qu’elles contiennent la menace ouvrière. Grâce à ces nouveaux moyens, Hitler fit étalage de ses talents de propagandiste, sautant de meeting en meeting pour proposer de régler les problèmes, en éradiquant les communistes et tous « les traitres » au peuple allemand (juifEs, étrangerEs, socialistes, etc.). Tandis que ses SA (sections d’assaut), recrutées parmi les chômeurs et les déclassés sociaux, multipliaient les attaques contre les militantEs communistes, les nazis devinrent une force majeure du jeu politique allemand, jusqu’à obtenir 37,4 % des voix aux élections législatives de juillet 1932.
Comme l’avait souligné Trotsky en décembre 1931, lorsqu’il dénonçait la ligne du parti communiste allemand qui considérait que l’arrivée au pouvoir des nazis était inévitable, Hitler avait toutefois mangé son pain blanc. Si les couches sociales les plus conservatrices étaient reconnaissantes aux nazis de les protéger des communistes, elles ne souhaitaient pas pour autant livrer l’Allemagne à des bandes de soudards dirigés par un psychopathe sans programme. Le temps était au reflux de la vague brune : aux élections législatives de novembre 1932, les nazis n’obtinrent que 33,1 % des voix.
La stratégie dramatique du parti communiste
En 1932, le KPD (Kommunistische Partei Deutschlands) était le plus puissant de tous les partis communistes. Rassemblant 16,9 % des voix aux élections de novembre 1932, il organisait la classe ouvrière au sein d’un parti discipliné, fort de plusieurs centaines de milliers de membres. Il disposait d’une milice de plus de 100 000 membres (le Front rouge, Roter Frontkämpferbund) qui était en capacité d’affronter les SA sur le terrain. Le KPD avait toutefois une grande faiblesse : stalinisée à la fin des années 1920, sa direction était contrainte de relayer la ligne aussi incohérente qu’inconstante que lui dictait Moscou.
Pour la direction stalinienne du Komintern (IIIe Internationale), le KPD devait prioriser le contrôle de la classe ouvrière, ce qui devait l’amener à considérer les sociaux-démocrates comme son ennemi principal. Si le KPD était la principale victime des attaques des SA, qui assassinaient chaque année une centaine de ses militantEs, il assistait sans déplaisir à la montée en puissance des nazis, en estimant qu’il pourrait tirer les marrons du feu de la crise que provoquerait leur arrivée au pouvoir. Plus grave encore : si le KPD refusait toute alliance avec le SPD, il n’hésita pas à faire de petites alliances tactiques avec les nazis, afin d’affaiblir la république bourgeoise et ses institutions.
Ce rapprochement fut facilité par un changement de discours, qui amena le KPD à décliner en Allemagne le tournant patriotique pris par Staline, pour diffuser une propagande aux accents nationalistes, qui n’était pas sans parenté avec celle des nazis. Partageant avec les nazis le culte du chef, le KPD présentait ainsi son secrétaire général, Ernst Thälmann, comme le « Führer des travailleurs » (Arbeiterführer). Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’une partie de l’électorat communiste ait pu être tentée de reporter ses voix sur les candidats nazis, en les considérant comme un moindre mal face aux partis du « système ».
L’appel aux nazis
Si la bourgeoisie allemande avait su industrialiser son pays, elle avait aussi des traits archaïques, en particulier visibles dans les élites prussiennes, qui étaient dominées par une noblesse de service, formée dans le service militaire de l’État. L’incarnation de cette classe conservatrice était alors Hindenburg, un maréchal monarchiste et ultra-réactionnaire qui exerçait depuis 1925 les fonctions de président du Reich (l’État). Né en 1847, Hindenburg constituait un anachronisme vivant, qui en ces temps de crise était perçu par la bourgeoisie comme un garant de l’ordre et de la stabilité.
Lorsqu’en juillet 1932, l’addition des voix des nazis et du KPD ne permit plus d’avoir une majorité à la chambre, Hindenburg sortit de sa réserve habituelle pour établir un régime présidentiel, en nommant et destituant des chanceliers, qui ne pouvaient gouverner que par les ordonnances présidentielles. En décembre 1932, Hindenburg, qui souhaitait en finir avec le parlementarisme, confia la chancellerie à Schleicher, un général d’extrême droite. Le nouveau chancelier proposa aussitôt à Gregor Strasser, le numéro 2 du parti nazi, d’entrer au gouvernement. La manœuvre inquiéta Hitler, qui voyait son bras droit le trahir, mais aussi Hindenburg, dans la mesure où Strasser constituait le leader de l’aile corporatiste du parti nazi, ce qui amenait le vieux président prussien à le considérer comme un quasi-bolchevik.
Au cours du mois de janvier, Hindenburg décida de faire appel à Hitler, qui lui paraissait moins dangereux que Schleicher et Strasser. À la différence des dirigeants fascistes de son époque, Hitler n’avait en effet jamais éprouvé la moindre sympathie pour les idées socialistes ou corporatistes et s’était toujours comporté en défenseur de la propriété. Si Hindenburg avait le plus grand mépris pour ce petit « caporal bohémien » sans manières ni culture, il lui confia néanmoins le 30 janvier 1933 la chancellerie du Reich.
L’arrivée au pouvoir
Si l’arrivée d’Hitler à la chancellerie ne surprit personne, la rapidité avec laquelle il s’empara de tous les pouvoirs sidéra en revanche toutes les forces politiques. Sitôt devenu chancelier, Hitler s’inquiéta de constater que son gouvernement, qui ne disposait que du soutien des nazis et des nationalistes proches d’Hindenburg, n’avait pas de majorité au Reichstag (Parlement) et se trouvait donc dépendant du bon vouloir du président. Il obtint de Hindenburg la dissolution du Parlement et la convocation de nouvelles élections au 5 mars.
Les nazis purent mener une campagne qui connut d’autant plus d’écho que le nouveau chancelier avait obtenu que Hindenburg interdise la presse d’opposition. La gauche eut en revanche le plus grand mal à faire campagne, puisque les SA multipliait les attaques sur ses meetings. Les milices nazies pouvaient désormais agir en toute impunité, puisque Hitler avait réussi à nommer des nazis à tous les postes clefs du ministère de l’Intérieur.
L’installation de la dictature
Le 27 février, un incendie criminel dévastait le Reichstag. S’il n’est pas certain que les nazis soient les auteurs de l’incendie, ils réussirent en tout cas à l’exploiter à merveille, en en attribuant la responsabilité aux communistes, ce qui permit à Hitler d’interdire le KPD et de faire arrêter ses dirigeants. Au matin du 28 février, Hitler expliqua à Hindenburg que les communistes tentaient un coup d’État, avant de lui faire signer une ordonnance qui mettait le pays en état d’urgence et autorisait le chancelier à suspendre toutes les libertés, à son bon vouloir. Hitler fit aussitôt interdire les organisations ouvrières, puis très vite toutes les organisations indépendantes des nazis, tandis qu’il accordait aux SA le statut de police auxiliaire. Les SA profitèrent de leurs nouveaux pouvoirs pour arrêter les opposantEs et les envoyer dans les camps de concentration qu’ils ouvrirent dans toute l’Allemagne.
Le 23 mars, Hitler arrachait au Reichstag un décret permettant au chancelier d’adopter tous les textes législatifs qu’il souhaiterait sans vote ni contrôle du Parlement. Le régime nazi était désormais en place et ses grandes lignes ne changèrent plus jusqu’en 1945. Le Reichstag ne constituait qu’un parlement sans pouvoir, dont les députés n’étaient réunis que pour applaudir les discours délirants d’Hitler. Hindenburg conserva son rang présidentiel jusqu’à sa mort, en août 1934, ses pouvoirs furent alors transférés au « Führer et chancelier » Hitler.
Contre le fascisme, s’allier « avec le diable et sa grand-mère »
Les conditions de l’arrivée d’Hitler au pouvoir montrent avec quelle facilité un parti d’extrême droite peut faire basculer les choses, dès lors qu’il parvient à s’emparer des leviers de l’État. Une fois que les fascistes ont mis la main sur l’appareil policier, les principes de l’ordre légal et du parlementarisme s’avèrent incapables à garantir les libertés. C’est ce que les dirigeants du KPD apprirent à leurs dépens : s’ils pensaient que l’arrivée d’Hitler à la chancellerie leur ouvrirait la porte du pouvoir, la seule porte qu’elle leur ouvrit fut celle des camps d’internement et des chambres de torture.
Les faits ont ainsi confirmé ce que disait Trotsky, lorsqu’il mettait en garde les communistes allemands devant la désastreuse politique de leur direction, qui refusa jusqu’au bout de s’allier avec les sociaux-démocrates pour barrer la route d’Hitler. Face au fascisme, Trotsky leur avait expliqué qu’il fallait s’allier à toutes les forces disponibles, y compris, précisait-il avec son habituelle ironie, « avec le diable, avec sa grand-mère et même avec les [chefs sociaux-démocrates] Noske et Zörgieble ». Pour ne pas l’avoir compris, le plus puissant parti communiste du monde se trouva réduit à néant en quelques semaines, tandis que la classe ouvrière allemande se trouvait projetée dans le cauchemar de la nuit nazie.
Laurent Ripart