Les réformes néolibérales
L’emploi, ce sont les règles qui donnent un cadre et une continuité à l’exercice du travail concret et qui organisent sa transformation en travail abstrait, susceptible d’être négocié sur un marché. Il comporte la durée et les modalités de rupture du contrat, le salaire, la durée du travail, la représentation collective... (C’est pourquoi on devrait parler de marché de l’emploi ou de droit de l’emploi plutôt que du travail).
Qualité de l’emploi et qualité du travail se déterminent réciproquement
Il y a du travail (domestique, militant, associatif...) au-delà de l’emploi. Et s’il n’y pas d’emploi au-delà du travail, il y a des formes d’emploi qui mettent à mal le travail. La qualité de l’emploi comme celle du travail sont en effet des enjeux politiques majeurs et connectés.
L’emploi est décisif dans la construction de l’identité et de l’insertion sociale ; le travail est central dans la construction de la santé et de la démocratie
Depuis vingt ans, les grandes luttes interprofessionnelles ont toutes concerné les réformes de l’emploi : retraites (2003, 2010, 2013, 2019, 2022), droit de l’emploi (CPE 2006, Loi Travail 2016). Il y a eu d’importantes luttes portant directement sur le sens du travail (même si l’emploi et les salaires n’en étaient pas absentes), mais circonscrites à certains métiers (soignants, aides à domicile, magistrats,...).
S’il faut les distinguer analytiquement, on ne saurait séparer qualité de l’emploi et du travail qui se déterminent réciproquement. Avoir un bon emploi nous permet de cultiver un collectif de travail, de mettre à distance les injonctions managériales, de développer notre expérience, notre inventivité, notre sensibilité, bref notre travail vivant, pour surmonter les aléas et la résistance du réel. En sens inverse, faire ensemble du « bon travail » nous donne une confiance en nous et une cohésion favorables à la conquête de droits dans l’emploi.
Marx soulignait que la lutte de classe s’enracine au niveau du procès de travail concret
Soumettre le travail vivant : le management par les chiffres
Dans le champ du travail, le patronat s’est appuyé sur les réformes de l’emploi pour transformer le travail dans les entreprises. La généralisation du management par les chiffres, que ce soit dans le secteur privé (lean management) ou public (new public management), constitue une offensive majeure contre le travail vivant dans le contexte de financiarisation des entreprises.
Ces réformes de l’organisation et de la gouvernance du travail ont été menées à partir des années 1990-2000 par les entreprises sous influence des grands cabinets de consulting en organisation. Le but est d’assurer à l’industrie financière une transparence et un contrôle des performances productives et financières des entreprises cotées – et des administrations dont il s’agit de réduire le coût. Un « management désincarné »
Le but principal des réorganisations est d’accroître la rentabilité du capital par l’intensification du travail. Depuis les années 1990, les grandes enquêtes sur les conditions de travail de la Dares ont précisément documenté ce phénomène. Mais alors que dans les années 1990, l’implantation des nouveaux systèmes de travail avait obligé les managers à solliciter l’initiative des travailleuses et des travailleurs, leur généralisation dans les années 2000 et 2010 s’est accompagnée d’un érosion continue de l’autonomie au travail.
Avec Coralie Perez, nous avons récemment documenté les effets majeurs de ce mode de management sur le sens du travail. En éloignant les salarié-es des destinataires de leur travail (via la sous-traitance), il sape le sentiment d’utilité sociale. En multipliant les objectifs chiffrés et les injonctions contradictoires, en détruisant les écosystèmes, il attaque la cohérence éthique. En standardisant et contrôlant étroitement les tâches, il mine la capacité de développement. Nous montrons comment les changements organisationnels ou les objectifs chiffrés portent directement atteinte au sens du travail et à la santé mentale des salarié·es. Cette perte de sens les amène souvent à démissionner, encore plus souvent à tomber malades (il s’agit d’un enjeu majeur de santé publique), et parfois – encore trop rarement - à se syndiquer pour agir collectivement. Les démissions massives et les difficultés de recrutement dont se plaint le patronat reflètent ce refus non pas du travail, mais d’un travail insensé.
En même temps que la lutte des classes se poursuit sur le terrain de la valorisation du travail abstrait (salaires et retraites), elle se développe donc sur celui de la défense du travail vivant et donc de la vie. La quête de sens du travail pourrait être l’étendard sous lequel se présente cette lutte dont le caractère est potentiellement révolutionnaire puisqu’elle conteste non seulement la part des richesses accaparée par le capital mais plus profondément son pouvoir de décider ce qu’il faut produire et comment.
Défendre l’emploi pour défendre le travail
Dans cette lutte, les réformes du marché de l’emploi promues par les gouvernements successifs sont des leviers offerts au capital pour resserrer l’étau autour du travail vivant. Les réformes cherchent à empêcher les salarié·es de reprendre leur souffle par l’exit (via l’assurance-chômage ou la retraite) ou la prise de parole (via l’action collective). Nous résistons contre les réformes de l’emploi (retraites, chômage, droit social) parce qu’elles précarisent nos statuts et nos revenus, mais aussi parce qu’elles attaquent le sens de notre travail. La lutte contre la réforme des retraites est aussi une lutte en défense du travail vivant
Lors du mouvement contre la retraite à points, juste avant la pandémie, c’est en jetant à terre leurs outils que nombre de professions ont manifesté ce sentiment aigu du lien entre la dégradation du travail et celle des droits : les avocats ont déposé leurs robes noires, les soignants leurs blouses blanches, les salariés de l’aéronautique leurs bleus de travail, les égoutiers leurs cuissardes, les enseignants leurs manuels, les inspecteurs du travail leur Code, les artisans du Mobilier National leurs marteaux et rabots... et ceux de Météo France leurs parapluies ! « Ne pouvant plus travailler correctement, nous refusons de trimer plus longtemps », proclamaient ces professionnel·les. Aujourd’hui à nouveau cette question de l’insoutenabilité du travail est au cœur du mouvement social.
Les ordonnances de 2017, prise par Macron dès son élection pour satisfaire aux demandes récurrentes du Medef, doivent être comprises comme une pièce déterminante dans cette politique d’étouffement du travail vivant. Leur objectif essentiel était d’éliminer le contre-pouvoir que commençaient à représenter les CHSCT (Comités hygiène, sécurité et conditions de travail). Ceux-ci, investis par certaines équipes syndicales d’un rôle nouveau et inquiétant pour le patronat, de préservation de la santé mentale des salariés, commençaient à contester le monopole des employeurs sur l’organisation du travail
Les ordonnances ont atteint leur but : selon les derniers chiffres de la Dares, en 2020 17% seulement des salarié·es sont couverts par un représentant de proximité (par ailleurs non élu et démuni de prérogatives), contre 66% en 2017.
Quelle stratégie pour le travail vivant ?
Les changements organisationnels permanents ou les objectifs chiffrés, on l’a dit, portent gravement atteinte à la santé psychique des salariés. Sauf dans un cas, malheureusement rare (moins de 20% des situations) : quand les salarié·es ont été consultés et ont pu avoir une influence sur ces changements. C’est dire que la question clé est celle du pouvoir d’agir sur son travail.
Mais les ordonnances , puis la pandémie, ont affaibli les dynamiques syndicales d’intervention sur l’organisation du travail. Ces dynamiques ont une longue histoire
La brochure part d’un acquis fondamental de l’ergonomie : « rien ne fonctionnerait, pas de trains, d’électricité, de bus... si au quotidien les travailleurs ne prenaient pas d’initiatives pour faire « du bon boulot », souvent contraires aux décisions, prescriptions, objectifs venus d’en haut sans tenir compte du réel ». Elle déploie une véritable technologie d’enquête syndicale destinée à construire un collectif mobilisé autour de la question du travail bien fait. Nombre d’équipes syndicales se sont inspirées de cette démarche pour enrichir leur pratique militante.
Pour des raisons qui restent à élucider, la CGT semble ces dernières années moins à l’offensive sur cette démarche travail. Pourtant les premiers retours d’expérience étaient largement positifs. Les équipes syndicales renouent le lien avec les salarié·es et progressent en nombre d’adhérents et en voix. Les propositions élaborées par les salarié-es partent de leur vécu intime sur leur travail vivant, mais d’un vécu mis en commun et transformé en force collective. Elles ont une forte légitimité à leur yeux et souvent aux yeux des managers de proximité. Bien sûr, les directions peuvent refuser de les mettre en œuvre. Mais le risque est alors de devoir plus tard se justifier devant les juges en cas d’accident ou de maladie professionnelle imputable à ce refus.
Ces expériences sont précieuses mais trop rares, et au-delà des récits de certains militants, un bilan précis reste à faire. Il serait important de les multiplier et de les faire connaître, comme s’y essaient les Ateliers Travail et Démocratie. A partir et au-delà de ces expérimentations à la base, on pourrait commencer à dessiner une réforme au service du travail vivant, que nous avons proposé d’appeler « réduction du temps de travail subordonné ». Elle commencerait par réinstituer l’élection de délégués de proximité, des « délégués à la délibération sur le travail » (DDT). En maintenant, bien sûr, le principe du monopole syndical de candidature.
Construire un contre-pouvoir fondé sur le travail vivant suppose certainement deux prérequis : des animateurs formés et du temps pour délibérer. Les animateurs devront être légitimes aux yeux des salarié·es et autonomes par rapport au management. Faute de quoi on ne fera que répéter l’échec des groupes d’expression Auroux. Les réunions devront donc se tenir en l’absence de la hiérarchie et être animées par les élus de proximité. Elles pourraient se nourrir de la consultation d’acteurs sociaux extérieurs à l’entreprise, comme les associations de riverains, d’usagers, de défense de la nature...
Plutôt que le recueil des plaintes individuelles des salarié·es, comme le code du travail le prévoyait pour les délégués du personnel, il faudra leur donner pour tâche de mener l’enquête auprès des salarié·es et d’animer la discussion des équipes sur leur travail réel. Ils devront suivre des formations spécifiques afin d’apprendre la difficile tâche de faire émerger le commun à partir des expériences individuelles de travail.
Le deuxième prérequis est le temps : l’intensification du travail a comprimé ou éliminé les temps de discussions entre collègues. Il importe donc d’accorder à tous les salarié·es au moins au moins une demi-journée par mois pour mener cette délibération sur le travail. La réduction du temps de travail subordonné ouvre un droit politique nouveau, celui de disposer d’un temps rémunéré pour délibérer et élaborer ensemble, entre collègues, des transformations de l’organisation et des finalités du travail. L’employeur serait tenu de répondre formellement à ces propositions.
Bien d’autres mesures seront nécessaires pour soutenir la reconstruction d’un rapport de forces social à partir de l’aspiration des salarié-es à pouvoir faire correctement leur travail en respectant les écosystèmes. Mais le droit de regard des salarié-es sur l’organisation et les finalités de leur travail sera sans doute le pilier d’une politique du travail vivant. L’actuel mouvement social pourrait être une occasion d’en débattre.
Thomas Coutrot
économiste et statisticien