A cet égard, le Colloque national d’une journée, organisé par la Bibliothèque Livio Maitan, auquel la Sinistra Anticapitalista a d’ores et déjà apporté son soutien, se veut un moment de débats et d’échanges avec les autres composantes politiques et théoriques, avec des historiens, des intellectuels, avec les témoignages de ceux qui ont travaillé avec lui en Italie et/ou au niveau international, ainsi que de ceux qui s’occupent aujourd’hui de la conservation et de la mise en valeur de ses archives. Deux thèmes seront abordés : les évènements politiques italiens à partir de l’après-guerre et le rôle de Livio Maitan dans la construction de la section italienne de la Quatrième Internationale et dans les batailles politiques et sociales du mouvement ouvrier ; son activité internationale tout aussi importante grâce à son travail acharné dans la Quatrième Internationale dont il a été pendant des décennies un des principaux dirigeants.
Parallèlement, à partir de janvier, le site de la Bibliothèque Livio Maitan dédiera un espace pour les articles de Livio Maitan, les interventions et les interviews qui serons publiées aussi sur le site de Sinistra Anticapitalista.
Le Colloque National aura lieu le 1° avril 2023 dans la Bibliothèque Nationale Centrale de Rome, viale Castro Pretorio, 105.
Le chemin parcouru
Livio Maitan a adhéré à la Quatrième Internationale en 1948 à l’âge de 25 ans. Il a d’abord été militant au sein du socialisme italien, reconstruit après le fascisme, puis s’est engagé avec d’autres dans la fondation des Gruppi Comunisti Rivoluzionari, une organisation qui prendra le nom de Lega Comunista Rivoluzionaria en 1979 pour ensuite se dissoudre en 1989 dans Democrazia Proletaria, tout en maintenant son affiliation à la Quatrième Internationale. En 1991, Democrazia Proletaria rejoint le nouveau Partito della Rifondazione Comunista, formation au sein de laquelle Livio Maitan vécut ses dernières années de militantisme politique, jusqu’à son décès le 16 septembre 2004. Un chemin parcouru, pour faire référence à ses mémoires publiées en 2003 (« La strada percorsa »), de près de soixante années d’histoire du mouvement ouvrier en Italie et au niveau international souvent et presque toujours vécues à la première personne, dans le cœur des mobilisations de masse, à partir desquelles il s’inspirait pour l’élaboration politique et théorique, à l’aide d’une méthode d’enquête rigoureuse.
Au cours de sa vie, il a contribué de façon déterminante à la publication des œuvres de Trotsky en Italie et, plus généralement, d’essais et livres sur le marxisme. Un goût pour la polémique constructive l’a aidé à développer ses aptitudes à l’élaboration théorique, qui ne se limitait pas à la répétition des « dogmes » du marxisme mais cherchait à être utile a comprendre les nouvelles situations, sans bouleverser pour autant les fondamentaux. Un style d’écriture politique et théorique s’appuyant sur un substrat de culture lié à des études classiques ainsi qu’une curiosité congénitale et une soif de connaissances l’ont caractérisé dès sa jeunesse. En témoignent ses archives personnelles riches de documents qui vont de 1940 à 2003, divisées en six sections : militantisme dans les jeunesses socialistes ; dans la Quatrième Internationale ; dans d’autres partis de gauche ; écrits et publications ; documents de travail ; documents personnels. Archives qui grâce à l’investissement et aux compétences de nombreux camarades sont consultables à Rome, via Elisabetta Canori Mora, 13, à la bibliothèque qui porte son nom, insérée dans le Pôle SBN des bibliothèques de la Commune de Rome Capitale (pour tout contact : bibliomaitan gmail.com).
Les documents conservés dans les archives constituent la toile de fond de son parcours historico-politique, représentent l’autobiographie de l’auteur, son itinéraire personnel et politique en Italie et dans le monde. Bertolt Brecht considérait les fonctionnaires du Komintern comme des « commis voyageurs » de la révolution. Livio Maitan a joué ce rôle pour la Quatrième Internationale pendant des décennies. Cette histoire est certes connue mais reste superficiellement analysée et peu approfondie. Le colloque que nous préparons a pour but de passer du « connu » à l’analyse d’un profil personnel et d’une histoire collective qui soutienne la comparaison avec d’autres courants du mouvement ouvrier du XXe siècle, comme il a su le faire avec ses deux derniers ouvrages : La strada percorsa (non traduit en français) et Per una storia della IV Internazionale (traduit en français : Pour une histoire de la Quatrième Internationale. Itinéraire d’un communiste critique, Ed. La Brèche). Histoires racontées avec sobriété, équilibre sans jamais vouer aux gémonies ni mépriser ses adversaires ou ceux en désaccord avec ses positions, et visant à reconstruire, avec un soin scrupuleux, des contextes, des situations, des analyses politiques correspondant à la période considérée et reproposées sous forme de mémoire.
Mémoire, histoire, espoir
La mémoire de Maitan ne se fiait pas qu’à elle-même. Elle devait être reconsidérée, relue, reprise, avec l’objectif d’arriver à un examen historique selon un processus, typique de l’historiographie, qui tend, à la différence de la mémoire, à relativiser les résultats parce que l’histoire est souvent délégitimation du passé, relecture permanente de ce qui semblait définitivement acquis. Ainsi, il explique, analyse, reconsidère, repropose, raconte l’histoire en se plaçant lui-même dans la narration et non comme une voix racontant de l’extérieur.
Pour Livio Maitan, il y a eu un temps long pour faire et agir politiquement et un temps, bien plus court, de la mémoire, du besoin de raconter et de se remémorer. L’activité politique, lorsqu’elle est de longue durée et menée avec intensité et participation directe, ne laisse pas de place et ne trouve pas de lieux pour se penser pleinement sous la forme d’histoire comme autobiographie. Le besoin de mémoire prit seulement le dessus lors des dernières années de sa vie probablement sous l’influence de plusieurs facteurs : biologiques (la conscience de la fin de la vie) ; un bilan biographique après de nombreuses années de militantisme ; des éléments historico-politiques, dictés par la situation qu’il côtoya dans les années 90, quand le monde changea radicalement au regard de celui qu’il avait connu pendant presque 50 ans. Il y avait également un élément de critique historiographique qui le freinait, ou mieux l’obligeait à une rigueur méthodologique habituelle pour lui. Comme il l’indique lui-même, lorsqu’on juge « des évènements historiques, il est difficile d’éviter de trop lire l’histoire passée comme histoire contemporaine » et, symétriquement, il convient d’être conscient « qu’un jugement complet du passé, en particulier d’un passé encore récent, devrait exiger une connaissance du futur ».
Peut-on parler, pour cette dernière phase, de la déception qui souvent accompagne et stimule la mémoire lorsque prédomine un sentiment de découragement pour le monde dans lequel on vit ? Si par phase de déception on entend celle durant laquelle un homme ne demande plus rien à lui-même, vit de regrets et de lamentations, alors la réponse ne peut qu’être négative. Si l’on retient que la vie d’un homme est terminée quand plus personne ne lui demande quoique ce soit, quand lui-même ne demande plus rien, alors celle de Livio Maitan s’est interrompue seulement lors de sa mort parce qu’il s’est toujours interrogé et a toujours été interrogé.
A la fin de sa vie, il restait encore marqué par le lancinant rapport entre le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté, énoncé dès 1949 dans une lettre à un camarade de Turin, lorsque se posait déjà le problème de la disparité existante entre le besoin d’une organisation révolutionnaire et la difficulté à la construire. Comment réagir au sentiment de démoralisation qui en découlait ? Voilà comment Livio Maitan répondait à cette question :
« Notre confiance est ‘historique’. Par conséquent, si nous gardons toujours à l’esprit cette perspective générale, nous pouvons regretter de ne pas pouvoir faire aujourd’hui ce qui, fait immédiatement, nous épargnerait des efforts considérables dans le futur. Ainsi, l’exigence générale serait en premier lieu celle de disposer d’un parti organisé en mesure de faire une vraie politique au niveau national. [Compte tenu] des circonstances, nous sommes obligés d’intervenir [dans] une sphère plus restreinte (…). Il se pourrait toutefois que même ces objectifs réduits soient impossibles à atteindre à ce stade : et dans ce cas, ceci ne serait pas sans conséquence dans un avenir proche et lointain, mais en aucun cas cela ne justifierait une quelconque reddition ni une simple démoralisation : il y aurait toujours quelque chose d’important à faire ».
11 janvier 2023
Diego Giachetti