Rentrer en Iran ou pas ? C’est la question que se pose chaque jour Mohsen* depuis un pays du golfe Persique où il s’est installé provisoirement avec sa famille. Patron d’une grande firme du secteur privé, il s’est prudemment tenu à l’écart du soulèvement né du tabassage à mort de Mahsa Amini, le 14 septembre, pour avoir dérogé au code vestimentaire en vigueur.
Mais, pour le régime de Téhéran, cette prise de distance du chef d’entreprise est loin d’être suffisante. Ce que les etela’ati (agents du renseignement) ont exigé de lui, en le convoquant avant son départ, c’est qu’il espionne ses salarié·es et informe les agents du régime de tout ce qui se passe dans son entreprise. Et quand ces derniers lui ont ensuite proposé de l’argent, ce n’était pas pour le rémunérer, comme Mohsen l’a d’abord cru, mais pour payer le futur réseau d’informateurs qu’ils veulent le voir mettre en place. Beaucoup d’argent ? « Jusqu’au ciel », lui ont-ils précisé.
Quatre mois après le début du soulèvement, c’est une répression sans aucune mesure qui déferle actuellement sur l’Iran. Pour les seules journées des 21 et 22 janvier, trois journalistes iraniennes, Melika Hachemi, Saeideh Safaie et Mehrnoosh Zareie ont été arrêtées et conduites à la prison d’Evin, près de Téhéran, déjà totalement surpeuplée. Ce qui porte à environ 80 le nombre des journalistes emprisonné·es.
On a appris aussi, le 23 janvier, que Samaneh Asghari, militante des droits de l’enfant détenue depuis une centaine de jours, était sous le coup de… sept chefs d’accusation, dont ceux de « rassemblement et collusion » contre le régime et « incitation du peuple à la guerre et au meurtre ». Et qu’Armita Abassi, 20 ans, figure emblématique, avec Mahsa Amini, des violences faites aux femmes, devait comparaître devant un tribunal le 26 janvier – on ignore si cette comparution a eu lieu.
Armita Abassi avait été kidnappée par des miliciens lors d’une manifestation, victime de multiples viols pendant sa « disparition » qui avaient provoqué des lésions internes et des hémorragies, puis enlevée à nouveau, le 20 octobre, sur son lit de l’hôpital Imam-Ali de Karaj (dans la grande banlieue de Téhéran) pour que sa famille ne puisse pas lui rendre visite.
Faute d’avoir pu rencontrer leur cliente et d’avoir eu assez de temps pour étudier son dossier, ses avocats ont préféré démissionner. Le responsable du tribunal révolutionnaire devant lequel elle devait comparaître, Assef al-Hosseini, est bien connu pour sa cruauté. Certains l’ont surnommé « le juge de la mort ».
Même les avocat·es sont la cible de l’institution judiciaire. Amir Afshar Nadjafi vient d’être condamné à 17 mois de prison et deux ans d’interdiction d’exercer et de quitter le pays pour avoir défendu des manifestant·es emprisonné·es. Au total, on compte une cinquantaine d’avocat·es détenu·es.
Utilisation de la reconnaissance faciale
Les lourdes condamnations, les arrestations les plus arbitraires, les tortures physiques et psychologiques et les exécutions de quatre manifestants ont fait régner une peur terrible sur les villes iraniennes, permettant ainsi au régime de faire ployer la contestation, du moins telle qu’elle s’exprimait dans la rue. Les viols de jeunes filles mais aussi de garçons, les suicides, la plupart gardés secrets, de nombre de jeunes gens après une détention terrorisent aussi les familles.
Aussi les manifestations ont-elles quasiment cessé d’un bout à l’autre du pays – à l’exception de Zahedan, la capitale de la province du Sistan-Baloutchistan, où elles se poursuivent chaque vendredi. Et les cris de « Marg Bar dictator ! » (« Mort au dictateur ! »), qui étaient lancés chaque soir à 21 heures depuis nombre d’immeubles de Téhéran, semblent aussi sur le point de s’éteindre.
Si la répression ne faiblit pas, elle prend aussi une forme de plus en plus orwellienne. Désormais, les convocations des services de sécurité ne concernent pas seulement les personnes susceptibles d’être hostiles au régime mais s’adressent même à celles et ceux qui ne le rejettent pas, que ce soit pour des raisons clientélistes ou par peur d’un avenir incertain si l’actuel pouvoir venait à s’effondrer.
En même temps, le pouvoir met en place un système de reconnaissance faciale pour surveiller les femmes en public et sur Internet, une technologie qu’il avait commencé à utiliser dès l’été 2022, après l’adoption d’une nouvelle loi imposant des règles encore plus strictes pour le port de vêtements féminins. « Déjà, les conductrices qui ne portent pas de voile sont sous la menace de recevoir un avertissement accompagné d’une photographie de la plaque d’immatriculation de leurs voitures », indique Afsaneh*, une Téhéranaise de passage à Paris.
Pourtant, et c’est une différence notable avec la période qui a précédé le soulèvement, les femmes qui se refusent à porter le voile sont à présent nombreuses dans les rues de Téhéran. Dans le nord de la capitale, où résident les classes sociales aisées et occidentalisées, mais pas seulement. On en voit ainsi beaucoup autour de la place Tajrich, un quartier commerçant plus traditionnel au centre de la ville.
« Certaines femmes sortent désormais sans aucun hidjab. D’autres sont plus prudentes : elles l’emportent avec elles dans leur sac. Moi, je le porte autour du cou et je le mets si nécessaire », ajoute Afsaneh. Même phénomène dans certaines grandes villes de province, comme Ispahan.
Faezeh, la fille rebelle de l’ancien président iranien
On n’entend aucune voix discordante au sein du régime pour oser la moindre critique contre cette répression phénoménale. Le silence des chefs de file du courant réformateur est accablant. Pas un mot des anciens présidents Mohammad Khatami – au pouvoir de 1997 à 2005, il voulait donner un visage humaniste à la République islamique – et Hassan Rohani – lors de son premier mandat, il avait promis de libérer les prisonniers politiques.
Pas un seul message non plus de Mir Hossein Moussavi ni de Mehdi Karoubi, au nom desquels s’était faite la « révolution verte » de 2009, qui avait vu des millions d’Iranien·nes descendre dans les rues de Téhéran pour protester contre le trucage de l’élection présidentielle. « Ils sont sous le joug. Ils savent que le système, qui est assoiffé de répression, est à la recherche de boucs émissaires. Et puis, ils sont de plus en plus convaincus que ceux qui descendent dans la rue ne les écouteront pas et que leur sort est lié au régime », analyse depuis Paris le politiste Ahmad Salamatian, ancien député et vice-ministre des affaires étrangères au début de la République islamique.
Une exception est notable parmi les figures de la République islamique : Faezeh Hachemi Rafsandjani, la fille de l’ancien président de la République islamique (décédé en janvier 2017), qui fut députée et candidate à l’élection présidentielle.
Elle a osé prendre la défense des manifestants et manifestantes dans un message vocal diffusé sur Clubhouse, une application audio : « Nos jeunes veulent un avenir, ils veulent avoir une vie. Si les jeunes mettent le feu aux poubelles […], s’ils battent un membre des forces de sécurité, c’est parce qu’ils ont été attaqués et qu’ils se défendent. » Elle a même déclaré que le bilan de la République islamique était pire que celui du Chah. Des déclarations qui lui ont valu d’être condamnée à cinq de prison. Depuis, son nom figure dans la pétition de 30 détenues d’Evin qui ont demandé la fin des exécutions et des « peines injustes » infligées aux prisonniers.
Une exécution manipulée
L’annonce de la pendaison, le 14 janvier, pour « espionnage », du ressortissant irano-britannique Alireza Akbari, un ancien haut responsable de la défense iranienne, proche de certains hauts dirigeants iraniens et du ministère du renseignement, a pu donner l’impression de divisions au sein du régime.
« Non, sa mort n’est pas liée directement au mouvement en cours, souligne Ahmad Salamatian. Cela faisait quatre ans qu’il était emprisonné. Son dossier était géré par les Pasdaran [Gardiens de la révolution – ndlr] qui attendaient le moment opportun pour le faire exécuter. Comme le régime a des problèmes pour justifier la pendaison des quatre jeunes manifestants aux yeux de sa propre opinion, qu’il n’a pas réussi à la convaincre que ceux-ci étaient au service de puissances étrangères, il lui fallait montrer par n’importe quel moyen qu’il y avait bien un complot. Il a donc monté une grande manipulation et produit un récit dans lequel Alireza Akbari n’est plus qu’un objet. Il avait le profil type qui permettait de convaincre une partie de ceux qui ne l’étaient pas par l’exécution de Mohsen Shekari, Majid Reza Rahnavard, Seyyed Mohammad Hosseini et Mehdi Karami. »
C’est du côté des hauts religieux de la ville sainte de Qom, peut-être parce qu’ils sont inquiets de la montée en puissance du ressentiment anticlérical, voire antireligieux, au sein de la société iranienne, que l’on perçoit un certain mécontentement à l’égard du pouvoir. C’est le concept de « mohareb », c’est-à-dire de « guerre à Dieu », utilisé par l’institution judiciaire pour condamner à mort les manifestant·es, qui les a fait réagir.
Ainsi, l’ayatollah Mohammad Ali Ayazi, un membre du puissant Collège des séminaires théologiques, a déclaré, dans une interview après les premières exécutions, qu’on ne peut appeler mohareb une personne qui cherche à défendre ses droits. Le 14 décembre, l’ayatollah Mohammad Ali Gerami renchérissait en déclarant que « le Coran ayant prévu trois types de punition, l’exécution, l’amputation des mains et des pieds et l’exil pour les auteurs de mohareb, ceux-ci ne pouvaient être condamnés à mort s’ils n’avaient ni tué ni volé mais qu’ils pouvaient être exilés ».
L’ayatollah Asadollah Bayat Zanjani est allé plus loin en faisant valoir que « la peine de mort ne s’applique à celui qui fait la guerre à Dieu que s’il commet un meurtre. Sinon, la peine capitale n’est pas légitime ». L’attaque la plus violente est venue de l’ayatollah Mostafa Mohaqiq Damad, directeur du département du droit islamique de l’importante université Shahid-Beheshti de Téhéran, qui a déploré que les condamnations aient été prononcées par des responsables sans connaissance suffisante des procédures judiciaires du système islamique.
Dans une lettre au caractère exceptionnel, adressée le 15 décembre aux juges qui ont prononcé les peines de mort, il leur a même lancé un avertissement : « L’Histoire n’oubliera jamais les erreurs et la négligence pour le sang versé et les châtiments illégitimes. »
Le pouvoir a réagi, le 24 décembre, avec une déclaration émanant de la Société des professeurs de séminaires de Qom, considérée comme ouvertement progouvernementale, qui a jugé que ces critiques émanaient de « religieux politiquement en faillite ».
Jean-Pierre Perrin