PointePointe-à-Pitre (Guadeloupe).– Les colères sont sourdes et impuissantes. L’ordonnance de non-lieu rendue le 2 janvier par la justice dans l’affaire du scandale du chlordécone a été accueillie dans un calme relatif. Alors qu’on aurait pu s’attendre à des manifestations populaires, seuls quelques communiqués d’élu·es ou des prises de position outrées de personnalités influentes ou plus anonymes sur les réseaux sociaux ont été relayés.
« Ça n’est pas une surprise, cette décision nous pendait au nez depuis déjà longtemps, il y a un effet d’accoutumance », constate Janmari Flower, écologue et vice-président de l’association guadeloupéenne Vivre, qui s’était constituée partie civile. En novembre 2022, le procureur de Paris avait déjà annoncé dans le quotidien France-Antilles avoir requis un non-lieu en raison de la « prescription des faits ».
Dans leur décision, les juges d’instruction écrivent s’être heurtées à la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés (...) commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes », et rappellent l’état des connaissances scientifiques à l’époque (décalage constituant un « problème récurrent dans les dossiers de santé publique »).
Mais elles parlent aussi d’un « scandale sanitaire » etd’« une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » des Antilles. Elles ciblent, en outre, les « comportements asociaux de certains des acteurs économiques de la filière banane », qui ont été « relayés et amplifiés par l’imprudence, la négligence, l’ignorance des pouvoirs publics ». (Voir l’intégralité de l’ordonnance publiée par Mediapart)
Pour rappel, le chlordécone, pesticide ultra-toxique épandu durant une vingtaine d’années dans le but de lutter contre le charançon de la banane (un insecte ravageur pour l’or jaune des Antilles), y compris après son interdiction en France, est lourdement suspecté d’être responsable des taux majeurs de cancer de la prostate sur les deux départements ultramarins, mais aussi d’accouchements prématurés, de retards de croissance d’enfants, etc.
Selon un avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), rendu en novembre dernier, « une partie de la population antillaise présente un risque de surexposition au chlordécone ».
Manifestation au Lamentin en Martinique pour réclamer justice dans l’affaire du chlordécone, le 28 mai 2022. © Photo Fanny Fontan / Hans Lucas via AFP
En effet, l’agence évalue à 14 % en Guadeloupe et 25 % en Martinique la part des populations touchées qui « présentent un dépassement de la valeur toxique de référence chronique interne » (soit plus de 0,4 microgramme par litre de plasma concentré dans le sang). Elle estime aussi de « 2 à 12 % de la population antillaise » qui « présente des dépassements de la valeur toxique de référence chronique externe [fixée à “0,17 microgramme par kilo de poids corporel par jour”] », c’est-à-dire l’exposition par voie alimentaire.
« C’est colossal », affirme Janmari Flower, qui rappelle qu’un rapport en 2019 publié par Santé publique France affirmait déjà que plus de 90 % de la population antillaise comptait du chlordécone dans le sang.
Incompréhension populaire
Lors de la publication du rapport, l’abasourdissement général n’en était pas un localement. Car le sujet alimente les conversations et les journaux télévisés depuis plus de 30 ans, a minima depuis les premières plaintes sur le sujet un peu avant le début des années 2010. Le scandale sanitaire a même été une des raisons avancées pour expliquer le refus des Guadeloupéens et des Martiniquais de se faire vacciner contre le Covid-19 durant la pandémie. « Absence de confiance dans la politique sanitaire de l’État », disait-on en rappelant que l’État avait autorisé l’utilisation du produit aux Antilles, par dérogation, après son interdiction en France en raison de sa toxicité.
« L’État, dans cette histoire, s’est mis au service des intérêts privés, au détriment du bien commun », analyse Fred Reno, professeur de science politique à l’université des Antilles. « Tout le monde n’est pas juriste, alors il est difficile de comprendre ces motifs de prescription des faits, détaille l’universitaire. D’autant que les avocats des parties civiles dans le scandale du chlordécone assurent que la lecture de l’affaire peut être faite de manière à ne pas voir de faits prescrits. » Il précise : « Dans cette histoire, le crime est identifié, les coupables sont identifiés, on comprend donc mal qu’en dépit de tout, il n’y a aucune sanction qui tombe. »
Une affaire aux conséquences lourdes et durables, qui se répète aux Antilles où l’histoire est émaillée de responsabilités étatiques non reconnues, non réparées. Et qui, selon le professeur, participent « à alimenter la défiance envers l’État français et ses représentants », menant à des explosions sociales subites comme en novembre 2021, quand la Guadeloupe et, dans une moindre mesure, la Martinique ont été secouées par plusieurs semaines de violentes contestations où se mêlaient un peu tous les sujets. C’est aussi le message des abstentions record aux dernières élections, ou de la part belle faite au vote pour l’extrême droite (près de 70 % à Marine Le Pen au second tour en Guadeloupe).
L’impuissance des politiques locaux
En décembre dernier déjà, Serge Letchimy, le président du Conseil exécutif de Martinique, avait dans un courrier interpellé le président Macron pour lui demander de lever la prescription sur les faits. « L’empoisonnement [au chlordécone – ndlr] dépasse le cadre d’une décision de justice, expliquait-il, mais relève de l’espoir et des attentes de deux peuples blessés par l’inconsistance avec laquelle leur intégrité et leur dignité ont été bafouées depuis maintenant près de trente ans ». Et de rappeler que « les populations ne sauraient se satisfaire de cette situation qui piétinait la vérité, absoudrait les coupables et mépriserait les victimes. L’empoisonnement fait partie de ces affaires, complexes et longues, mêlant responsabilités publiques et privées, recherche de la vérité et quête de la nécessaire réparation ».
En réaction à l’ordonnance de non-lieu, le président du département de Guadeloupe, Guy Losbar, a de son côté dénoncé un « déni de démocratie qui oblige les élus, les institutions et la société civile à faire bloc face à l’impact conjugué de la pollution sur la santé de nos compatriotes, l’agriculture et sur la pêche ». Les parties civiles ont d’ores et déjà annoncé leur intention d’interjeter appel de la décision.
Selon Janmari Flower de l’association Vivre, « l’absence de réponse judiciaire ne laisse la place qu’à une réponse politique ». Laquelle tarde à venir malgré des plans de rattrapage qui ont tenté de mitiger les effets du désastre environnemental et sanitaire.
Car même si des collectifs regroupant des organisations politiques et citoyennes se sont montés pour « dépolyé » (dépolluer) les deux îles, proposer des stratégies, demander une loi pour « reconnaître et réparer le crime », les acteurs locaux attendent une réponse toujours plus forte de l’État. « C’est tout le paradoxe antillais », note l’universitaire Fred Reno. « Ici, on ne fait pas confiance à l’État, on s’en défie, on veut même, parfois, s’en défaire, mais c’est quand même lui qu’on appelle à la rescousse, y compris chez les organisations les plus anti-État que portent nos territoires », souligne-t-il, pour expliquer l’avidité de reconnaissance renforcée par le non-lieu judiciaire.
Rattraper sans réparer ?
« Le président de la République est le premier à avoir reconnu solennellement la part de responsabilité de l’État », tente de rappeler un communiqué du gouvernement, prenant acte de l’ordonnance de non-lieu. En effet, en 2018 et alors qu’un débat similaire sur le glyphosate faisait rage en France métropolitaine, Emmanuel Macron avait reconnu, lors d’un déplacement en Martinique, le « scandale environnemental » du chlordécone, et annonçait la reconnaissance comme maladie professionnelle de l’exposition à la molécule.
Depuis 2008, des plans d’action ont été élaborés par les gouvernements successifs pour améliorer la connaissance scientifique, penser la communication autour du sujet et tenter d’atténuer les effets de la pollution sur les sols et les corps. Dernier en date, le plan chlordécone IV, lancé en 2021 et en vigueur jusqu’en 2027, continue de financer la recherche scientifique, et permet à tout un chacun de faire un test de chlordéconémie sur simple prescription médicale, afin de mesurer le taux de concentration de la molécule dans son sang grâce à un prélèvement, et d’entrer dans un parcours de soins en cas de dépassement de la valeur toxique de référence.
« Il y a un premier bilan à domicile, pour évaluer les modes de vie et de consommation alimentaire, puis des ateliers collectifs pour travailler sur les modes alimentaires », détaillait à l’AFP en septembre dernier Caroline Corlier, chargée de mission chlordéconémie de l’Agence régionale de santé, qui compile les résultats. Car, rappellent les autorités de santé, le chlordécone dans le sang s’élimine en quelques mois quand l’exposition cesse, nuançant ainsi la gravité des effets de l’exposition.
« L’État nourrit régulièrement une ambiguïté de communication sur le sujet », note Janmari Flower, pour qui les politiques publiques soufflent le chaud et le froid à propos de la dangerosité de la molécule. Dans le plan IV, des aides financières ont également été abondées pour les pêcheurs par exemple, ou pour indemniser les victimes de maladies professionnelles, notamment de cancer de la prostate dû à une exposition aux pesticides, ou encore pour les enfants concernés en raison de l’exposition professionnelle d’un des deux parents.
Mais, pour les associations en mal de justice, cela ne suffit pas. « Quid des autres ? », martèlent-elles, rappelant l’empoisonnement chronique des Antillais·es vu la rémanence du produit qui, malgré les avancées de la recherche en matière de dépollution, est encore là pour des siècles et des siècles.
Amandine Ascensio