Un investissement de 150 millions d’Euros au moins
Carmeuse fabrique de la chaux à partir du calcaire. Cette activité dégage inévitablement de grandes quantités de CO2 (2% des émissions wallonnes). Columbus projette de faire réagir ce CO2 avec de l’hydrogène, pour produire de l’oxygène (à vendre à l’industrie) et du méthane (à injecter sur le réseau gazier). La chaleur du four à chaux (900 degrés) peut être valorisée dans des installations de chauffage urbain. L’hydrogène sera produit par électrolyse de l’eau, grâce à de l’électricité renouvelable. Le méthane produit ainsi est baptisé « e-méthane », mais ce n’est rien d’autre que du méthane (CH4), un combustible carboné.
L’accord conclu établit ainsi les rôles respectifs des trois entreprises :
• Carmeuse fournira un CO2 très pur et concentré (grâce à un nouveau type de four à chaux, dont l’entreprise assure qu’il permettra de capter 100% des émissions) ;
• John Cockerill, leader mondial sur le marché de l’électrolyse, installera et mettra en service un électrolyseur géant (75 MW) ;
• Engie exploitera l’électrolyseur avec de l’électricité renouvelable, tandis que sa fililale Storengy construira le méthaniseur et le fera fonctionner.
Les installations devraient être construites dès 2023 pour être opérationnelles en 2026 sur le site de la centrale Engie d’Amercœur, à Roux (Charleroi). Celui-ci a été choisi en fonction de sa grande taille, et parce qu’il combine la présence de lignes à haute tension, de conduites de gaz Fluxys et du canal Bruxelles-Charleroi pour l’acheminement de la matière première.
L’investissement décidé serait très important (les chiffres de 150 millions et de 300 millions ont circulé dans les journaux). Le business plan mise sur 50% de financement public, via le Fonds européen d’investissement et l’IPCEI (Important Project of Common European Interest) Hy2Tech (une ligne de subsides visant à développer l’utilisation de l’hydrogène comme vecteur énergétique). Une aide éventuelle de Bill Gates est également envisagée. L’administration wallonne soutient le projet. Aux dernières nouvelles, le début des travaux était suspendu à la probable autorisation de la DG européenne Concurrence (elle doit donner son feu vert étant donné que Columbus sollicite des aides d’Etat).
Un magnifique exemple de greenwashing
Le trio Engie-Carmeuse-Cockerill a orchestré en faveur de Columbus une vaste campagne de propagande basée sur l’affirmation que, « le e-méthane étant considéré comme un carburant renouvelable, le projet contribuera à la transition vers la neutralité carbone des utilisateurs finaux » et permettra de « réduire les émissions wallonnes de CO2 de 900.000 tonnes en dix ans » [2].
Koen Vlaeminck, responsable Engie du business development hydrogene pour la Belgique a été encore plus loin : « Avec le projet Columbus, a-t-il déclaré, nous pourrons fournir de l’e-méthane qui a les mêmes caractéristiques que le gaz naturel à la différence que c’est une molécule sans carbone » [3]. Columbus mise notamment sur des clients industriels tels qu’Aperam, Thy-Marcinelle et Industeel. Selon Mr. Vlaeminck, ces entreprises sidérurgiques de la région de Charleroi paieraient l’e-méthane un peu plus cher que le gaz naturel, mais ne devraient pas compenser cette consommation en achetant des droits d’émission sur le marché européen ETS.
Ces déclarations ont été amplement reproduites et gonflées par les médias. Les journaux ont rivalisé de formules sur le « méthane vert » comme levier de la « décarbonation industrielle », et salué la chance offerte à Charleroi de voir naître un « nouvel écosystème vertueux » positionnant la ville aux premiers plans de la « transition énergétique ». Or, tout cela est faux : l’e-méthane de Columbus ne sera pas plus « renouvelable » que le méthane ; prétendre qu’il s’agit d’une « molécule sans carbone » est même une contre-vérité flagrante.
Pour comprendre, examinons le schéma technique fourni par Engie-Carmeuse-Cockerill. Que voit-on ? Que Carmeuse amène du calcaire (CaCO3, Limestone en anglais) qui passe dans un four à chaux et dégage du CO2. C’est la situation actuelle. Avec Columbus, ce CO2, au lieu d’être envoyé directement dans l’atmosphère, sera combiné avec l’hydrogène produit par l’électrolyseur de Cockerill pour produire l’é-méthane qui sera injecté dans le réseau gazier. C’est là qu’est l’os, car ce méthane sera évidemment brûlé, et cette combustion, foi de Lavoisier [4] dégagera exactement la même quantité de CO2 que le four à chaux dans la situation actuelle.
Pour que le système soit autre chose que du greenwashing - pour qu’il réduise les émissions de CO2, il faudrait que les utilisateurs finaux brûlent de l’e-méthane à la place d’un autre combustible, plus carboné. Du pétrole, par exemple, ou du charbon. Ce pourrait être le cas avec certains clients de Columbus dans le secteur des transports. L’Echo cite le transporteur maritime CMA CGM : si ses bateaux brulaient du gaz, ils émettraient relativement moins de CO2 qu’en brûlant du fuel. Mais rien dans le projet Columbus ne contraint les entreprises à utiliser l’e-méthane exclusivement en remplacement de combustibles plus sales. Il est donc probable que la plus grande partie de l’e-méthane remplacera simplement du méthane (du gaz naturel), de sorte que les émissions de CO2, en gros, resteront inchangées.
La situation est donc la suivante : avec la complicité intéressée de Cockerill (qui vendra un gros électrolyseur et se renforcera ainsi sur ce marché) et d’Engie (qui vendra de l’électricité « verte » et améliorera son image), Carmeuse se débarrassera de son carbone… et de l’obligation de le compenser en achetant des droits d’émission sur le marché ETS. Le CO2 produit par le four à chaux sera tout simplement refilé en aval, aux acheteurs d’e-méthane. Une source concentrée d’émissions de CO2 sera remplacée par des sources multiples qui, ensemble, émettront la même quantité de CO2 que Carmeuse (ou une quantité légèrement inférieure si l’e-méthane remplace des produits pétroliers). Il suffisait d’y penser : Columbus, c’est l’oeuf de Colomb du greenwashing !
Les politiques, le petit doigt sur la couture du pantalon
Les médias ne sont pas les seuls à avoir gobé l’oeuf de Colomb d’Engie-Carmeuse-Cockerill : les politiques ont fait de même. Aucun des partis représentés au Parlement wallon n’a émis la moindre objection ou condition au projet. Tous semblent penser que les 900.000 tonnes de CO2 émises par les fours à chaux de Carmeuse peuvent disparaître comme par enchantement, grâce à un méthaniseur fonctionnant à l’hydrogène « vert » !
Les quelques politiciens qui ont ouvert la bouche l’ont fait pour exprimer leur enthousiasme.
Interrogé par JL Crucke, le ministre Borsus (MR) ne s’est guère appesanti sur l’aspect écologique du projet - pour lui, l’e-méthane est « un gaz renouvelable » qui peut « remplacer le gaz fossile », point. L’administration wallonne s’est surtout intéressée au « développement technique et industriel, à ses conséquences sur l’économie wallonne et à la chaîne de valeur européenne », a-t-il dit [5]. Il ne fallait pas s’attendre à autre chose de la part d’un représentant du MR, ce parti qui croit dur comme fer que la technologie nous sauvera, et dont le vice-premier ministre au fédéral est un « climatosceptique » notoire.
Les rares réactions au PS sont du même tonneau. Tandis que Paul Magnette bat la campagne pour faire la promotion de « l’économie stationnaire » à travers son livre « La vie large », le secrétaire d’Etat chargé de la relance, Thomas Dermine (PS) applaudit Columbus : « Ici, sur base d’un problème, les industriels wallons créent une opportunité avec un projet à la pointe de l’innovation », a-t-il déclaré [6]. Antiproductiviste en parole, productiviste en actes : tel est l’écosocialisme à la sauce social-démocrate.
Ces dernières années, le PTB s’est illustré dans le mouvement climat en faisant la promotion de la soi-disant « révolution (capitaliste) de l’hydrogène ». [7] Il n’est pas étonnant qu’il se taise dans toute les langues au sujet de Columbus (au nom de l’emploi, sans doute, comme face à l’extension de l’aéroport de Liège ?…).
Les Verts sont à peine plus diserts. L’échevin Ecolo de Charleroi en charge de l’environnement, Xavier Desgain, se réjouit parce que « le projet permettrait d’alimenter l’équivalent de 10.000 ménages via un chauffage urbain. Cela va chauffer les ménages des nouveaux quartiers de la porte Ouest, le futur stade du Sporting, la caserne du futur, la cuisine collective ou la piscine de Marchienne » [8]. On attendait au moins de Xavier Desgain qu’il interroge les promesses patronales de réduction linéaire des émissions de CO2, mais non, pas un mot : dans le cadre de la « défense verte », la « caserne du futur » de Mme Dedonder sera chauffée grâce au four à chaux « durable » de Caremeuse-Engie-Cockerill… Un grand pas en avant vers la « défense verte » que la ministre belge a promise lors de la COP26 à Glasgow…
Columbus est un exemple flagrant de greenwashing. Le soutien unanime dont ce projet bénéficie ne tombe pas du ciel. Pour le PS et Ecolo, ce soutien est l’expression logique de la collaboration à la gestion du capitalisme néolibéral pourrissant et productiviste. Pour dissimuler la réalité, on joue sur les mots. A ce sujet, notez que le communiqué du trio patronal Carmeuse-Engie-Cockerill, lui, ne ment pas tout à fait : « le e-méthane étant considéré comme un carburant renouvelable, dit-il, le projet contribuera à la transition vers la neutralité carbone ». C’est exact : à travers sa « taxonomie », l’Union Européenne a en effet décidé que le gaz naturel devait « être considéré comme » un carburant renouvelable (et le nucléaire avec). Du coup, les fonds européens pour la « relance durable » vont notamment à des projets comme Columbus. Les médias et les politiques ont laissé tomber les trois petits mots « étant considérés comme ». Alors que l’urgence climatique est maximum, le message envoyé à l’opinion publique est que la menace aussi pourra bientôt « être considérée comme » écartée grâce à la technologie, sans rompre avec la sacro-sainte « croissance ». De la sorte, la réalité parallèle à la Trump gagne du terrain dans le capitalisme vert… Mais quel gestionnaire du système irait cracher dans la soupe aux subsides qui « relancent l’économie » ?
Daniel Tanuro