Introduction
Malgré la censure et les blocages d’Internet, des informations circulent tous les jours sur la répression exercée par les pouvoirs de la République islamique d’Iran. Le mardi 7 janvier, deux jeunes gens – Mohammad Mehdi Karami et Mohammad Hosseini – ont été pendus suite à l’accusation d’avoir tué un milicien paramilitaire en novembre 2022. Le 8 janvier, la peine de mort a été prononcée contre deux autres jeunes hommes, Mohammad Ghebadlou et Mohammad Boroughani. Selon les médias iraniens, la Cour suprême a confirmé la peine capitale contre une quinzaine de personnes pour « atteinte à la sécurité nationale » et « attaque armée ». Le pouvoir mise sur la répression, prenant appui entre autres sur les bassidjis. Néanmoins, la mobilisation continue dans l’ensemble du pays, sous des modalités diverses. Elle suscite des tensions relatives au sein de la caste dominante, comme le relève Yassamine Mather dans l’article publié ci-dessous. L’auteure, sensible à la présence des courants royalistes dans une partie de la diaspora, démine les mythes de la période du shah à propos du « statut des femmes » et interroge, à sa manière, le thème du front unique entre droite et gauche dans le combat pour le renversement du régime de la République islamique et de la dynamique qui s’enclencherait.
Réd. A l’Encontre
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Plus de cent jours après le début des protestations de masse, les manifestations et les rassemblements mettant en question la République islamique d’Iran et le règne des ayatollahs ne semblent pas vouloir s’arrêter.
La répression, les condamnations à mort et les menaces de longs emprisonnements n’ont pas réussi jusqu’à présent à ramener « les choses à la normale ». Des manifestations ont lieu dans tout le pays le 40e jour suite à la mort de chaque manifestant tué par les forces de sécurité. On constate également une nouvelle dynamique dans les revendications des travailleurs, certaines portant sur des salaires impayés, mais beaucoup sur les inégalités, la pauvreté et la haine de la corruption.
Ce ne sont plus seulement les « réformistes », mais des politiciens issus des factions les plus conservatrices qui suggèrent des changements dans le système juridique et politique de l’Iran. Bien sûr, la plupart de ces interventions sont trop faibles et trop tardives. Cependant, la liste de ces nouveaux « réformateurs » appelant à un changement profond est intéressante à suivre. Parmi eux figurent l’ancien président du Parlement, Ali Larijani, l’actuel président du Parlement [de 2008 à 2020] ; l’actuel président du Parlement Mohammad Baqer Qalibaf ; le ministre du Patrimoine culturel, de l’artisanat et du tourisme, Ezzatollah Zarghami ; un conseiller économique du président Ebrahim Raïssi, Mohsen Rezaee, qui a des liens étroits avec le commandement des Gardiens de la révolution (IRGC) ; et le secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale (SNSC), Ali Shamkhani [en fonction depuis 2013].
Au milieu de tout cela, l’opposition de droite en exil s’efforce de présenter les récents événements comme de simples « manifestations de femmes contre le foulard ». Il ne s’agit pas de mentionner la pauvreté ou les salaires des travailleurs… après tout, comment ces questions pourraient-elles mobiliser la presse et les médias internationaux de droite s’ils doivent parler de pauvreté et de corruption. En limitant tout à « la femme, la vie, la liberté », les courants de droite en exil ont obtenu le soutien de célébrités décérébrées, allant du roi Albert de Monaco à Meghan Markle, sans oublier des dirigeants comme Rishi Sunak et Emmanuel Macron. Pour un tel auditoire, les protestations des travailleurs du pétrole iraniens qui se plaignent de bas salaires sont trop proches des grèves et des manifestations qui se produisent dans leur propre pays. L’opposition de droite en exil et sa presse comme ses médias veulent cacher les vidéos des manifestations universitaires où sont tout aussi importants les slogans contre l’ex-shah et l’actuel prétendant royal [Reza Pahlavi] que les slogans contre l’ayatollah Khamenei. Quiconque suit les événements en Iran sait qu’indépendamment de l’origine des protestations – la mort tragique de Mahsa (Jina) Amini en détention – le mouvement qui a suivi a parcouru un long chemin depuis plus de 100 jours.
Réduire le mouvement à la stricte opposition des femmes au hidjab forcé, par opposition à l’égalité des femmes et à leur libération du fardeau de la double exploitation, permet à ces partisans de droite de la monarchie de parler au monde du « bon vieux temps du shah », où apparemment les femmes ne subissaient aucune discrimination…
Ainsi, le jour de l’an, à minuit et demi, une demi-douzaine d’exilés iraniens de droite, pour la plupart des inconnus, ont posté le même message que le fils de l’ex-shah Reza Pahlavi : « Que 2023 soit l’année de la liberté et de la justice. » Il s’agissait apparemment de l’annonce officielle d’une alliance politique qui entend remplacer la République islamique. Il est connu que lorsque de jeunes adolescents veulent annoncer qu’ils sont amoureux mais ne veulent pas que leurs parents le sachent, ils postent le même message simultanément sur les médias sociaux. Le fait que nos dirigeants « politiques » de droite semblent avoir imité ces adolescents en dit long sur leur intelligence.
Bien sûr, nous savons tous quel genre de liberté et de justice ils ont en tête. L’époque du shah est, après tout, de l’histoire contemporaine. Il ne fait aucun doute que nous devons attribuer à la République islamique et à ses 44 années de pouvoir désastreuses le fait que ces personnes soient sorties de la poubelle de l’histoire. Si nous ne voulons pas que les analphabètes de l’histoire gagnent, dénoncer tout ce qu’ils disent et font doit être un élément à part entière de nos tâches.
Un peu d’histoire : « les visions du Shah »
Commençons par les visions de Mohammad Reza Shah sur l’islam et la religion avant de le citer sur les femmes. Les Iraniens qui ne veulent pas faire l’autruche connaissent bien le tristement célèbre entretien que Pahlavi a accordé à la journaliste italienne Oriana Fallaci en 1973. La vidéo YouTube montre sa femme, Farah Diba, assise à côté de lui alors qu’il parle d’abord à la journaliste de ses « visions religieuses » [envoyées par Dieu [1].] :
« – Ma force mystique. De plus, je reçois des messages. Je vis avec Dieu à mes côtés depuis que j’ai cinq ans. Autrement dit, depuis que Dieu m’a envoyé ces visions.
– Des visions ?
– Des visions, oui. Des apparitions.
– De quoi ? De qui ?
– De prophètes. Je suis vraiment surpris que vous ignoriez cela. Il est de notoriété publique que j’ai eu des visions. Je l’ai même consigné dans ma biographie. Enfant, j’ai eu deux visions : une à l’âge de cinq ans et une à l’âge de six ans. La première fois, j’ai vu notre prophète Ali, celui qui, selon notre religion, a disparu pour revenir le jour où il sauverait le monde. J’ai eu un accident : je suis tombé contre un rocher. Et il m’a sauvé : il s’est placé entre moi et le rocher. Je le sais parce que je l’ai vu. Et pas dans un rêve : dans la réalité. La réalité matérielle, si vous voyez ce que je veux dire. Je suis le seul à l’avoir vu. La personne qui était avec moi ne l’a pas vu du tout. Mais personne d’autre que moi ne devait le voir… »
Cependant, la partie regardée par la plupart des Iraniens et Iraniennes concerne les femmes. Au moment de l’entretien, la rumeur courait en Iran que le shah avait pris une quatrième épouse.
« – Mais, votre majesté, vous êtes musulman. Votre religion vous permet de prendre une autre épouse sans répudier l’impératrice Farah Diba.
– Oui, certainement. Selon ma religion, je le pourrais, à condition que ma femme donne son consentement. Et, pour être honnête, il faut admettre qu’il y a des cas où… Quand une femme est malade, par exemple, ou quand elle refuse d’accomplir ses devoirs d’épouse, causant ainsi le malheur de son mari… Soyons honnêtes ! Il faut être hypocrite ou innocent pour croire qu’un mari tolère ce genre de choses…
– Votre majesté. S’il y a un monarque dont le nom a toujours été associé aux femmes, c’est bien vous. Et maintenant, je commence à soupçonner que les femmes n’ont pas compté dans votre vie.
– Je crains que vos soupçons ne soient justifiés. Les femmes, vous savez… Ecoutez, disons-le comme ça. Je ne les sous-estime pas, comme le montre le fait qu’elles ont tiré plus d’avantages que quiconque de ma révolution blanche… mais je ne serais pas sincère si j’affirmais avoir été influencé par une seule d’entre elles. Personne ne peut m’influencer, personne du tout. Et une femme encore moins. Dans la vie d’un homme, les femmes ne comptent que si elles sont belles et gracieuses et savent rester féminines et… Cette histoire de libération des femmes, par exemple. Que veulent ces féministes ? Et vous, que voulez-vous ? L’égalité, dites-vous ? En effet ! Je ne veux pas paraître impoli, mais… Vous pouvez être égaux aux yeux de la loi, mais pas, je vous demande pardon de le dire, en aptitudes.
– Ne le sommes-nous pas ?
– Non. Vous n’avez jamais produit un Michel-Ange ou un Bach. Vous n’avez même pas produit un grand cuisinier. Et ne parlez pas d’opportunités. Vous plaisantez ? Avez-vous manqué l’opportunité de donner à l’histoire un grand cuisinier ? Vous n’avez rien produit de grand, rien ! Dites-moi, combien de femmes capables de gouverner avez-vous rencontrées au cours d’entretiens comme celui-ci ? »
« Mémoires intimes »
S’il s’agissait d’une conversation polie avec une journaliste étrangère, nous disposons par ailleurs également des Mémoires d’Assadollah Alam, ministre de la Cour du shah [de 1967 à août 1977] et son plus proche confident. Ces Mémoires constituent un compte rendu quotidien de l’exploitation sexuelle de centaines, si ce n’est des milliers de femmes par le shah. Selon les Mémoires d’Assadollah Alam, et confirmés par d’innombrables témoins, au cours des deux dernières décennies du règne du shah, les hommes de la classe supérieure se gardaient toujours d’emmener une belle femme ou une belle fille à la cour, de peur que le Shah n’exige de coucher avec elles – et, dans une dictature, personne n’était en mesure de refuser.
Toujours d’après les journaux intimes d’Assadollah Alam, nous connaissons le souci du shah de procurer des prostituées aux chefs d’Etat en visite et l’ampleur de ses efforts pour attirer une célèbre dame française et ses employés à Persépolis pour les célébrations des 2500 ans de l’histoire iranienne.
Les chaînes de télévision en exil continuent de diffuser des images et des vidéos du « bon vieux temps » sous le shah, montrant des femmes travaillant dans des bureaux et ne portant pas de foulard… mais ce n’était pas du tout la vie de la majorité des femmes. Dans les quartiers traditionnels de la plupart des villes et à la campagne, les femmes portaient effectivement un foulard – et la façon dont les femmes de la classe moyenne qualifiaient les femmes des classes inférieures de « chadori » (qui porte le tchador) était une forme d’insulte qui a sans aucun doute créé du ressentiment.
Nombre des lois misogynes actuellement en vigueur en Iran faisaient également partie du système juridique du shah ; après tout, comme il l’a affirmé dans l’entretien ci-dessus, il était en contact direct avec les prophètes et n’avait pas une grande estime pour les femmes. Il s’agit notamment de la loi interdisant à une femme de voyager à l’étranger sans le consentement de son mari, même si elle est séparée de lui. Une femme non mariée ne pouvait voyager à l’étranger que si elle avait l’autorisation d’un tuteur.
L’image véhiculée alors par la télévision nationale du pays – comme alors dans la plupart des pays capitalistes du tiers-monde – est celle de la femme comme marchandise. Dans les films approuvés par la censure, les femmes étaient présentées soit comme des prostituées, soit comme des jeunes filles innocentes espérant épouser un homme riche pour changer de statut social. Les magazines féminins pro-gouvernementaux sponsorisaient une sorte de concours de beauté – dokhtar shayeste – quelque chose comme Miss gentillesse, où les jeunes filles étaient exhibées comme du bétail devant des juges.
L’organisation féminine officielle parrainée par l’Etat était dirigée par la sœur jumelle du shah, célèbre pour ses activités de jeu et de trafic de drogue. A plusieurs reprises, elle et le shah ont essayé de lui trouver un poste officiel de « commissaire aux femmes »… toujours selon Assadollah Alam, ces efforts ont échoué parce que les fonctionnaires des Nations unies étaient préoccupés par ses activités criminelles de trafic de drogue.
Voilà le genre de droits des femmes que visent les partisans de l’ancien régime et leurs dits partisans de gauche et libéraux. Pourtant, certaines fractions de la gauche ne disent rien de tout cela. Pourquoi ? Parce que non seulement ils n’ont pour l’heure pas réussi à proposer une stratégie, un plan, une organisation, mais ils ont encore des illusions sur des fronts unis avec la droite afin de se débarrasser de la République islamique. Comme je ne cesse de le répéter, cela a-t-il si bien marché lorsqu’ils ont soutenu de tels fronts avec les islamistes !? Le problème est que, cette fois, la droite a de puissants alliés mondiaux aux Etats-Unis et en Europe.
Problème d’organisation
Compte tenu de la situation actuelle, dans laquelle la gauche en exil est si faible et divisée qu’elle ne peut présenter une seule proposition décente, certains osent même mettre en question notre (de la gauche) soutien au mouvement en Iran. Je dois ici insister sur deux points :
1. Le mouvement en Iran est bien plus radical, révolutionnaire et de gauche que la diaspora en exil.
2. La République islamique d’Iran est si corrompue, si hypocrite, si répressive qu’elle a atteint la fin de sa vie et que personne de sensé ne peut ou ne devrait soutenir sa survie.
Dans de telles circonstances, et en l’absence d’une gauche révolutionnaire organisée, ce que nous devons faire est de démasquer ceux qui se présentent comme des « alternatives » au régime actuel, tout en cherchant à construire et à unir la gauche. Il est vrai que l’échec passé de nombreux partis de la classe ouvrière (à la fois de caractère réformiste et révolutionnaire) et les échecs d’un certain nombre de projets d’« unité » ont abouti à un déni irrationnel et, à mon avis, stupide de la nécessité d’une organisation révolutionnaire. Cependant, l’idée que les conseils (shoras), par eux-mêmes, sans aucune direction politique, puissent mener à une révolution n’est rien d’autre qu’une chimère. Si la gauche iranienne ne sort pas de ce coma et ne commence pas à prendre au sérieux le défi de l’organisation révolutionnaire, nous devrons faire face à d’autres décennies de répression et d’injustice… cette fois-ci sous la direction d’une bourgeoisie pro-occidentale qui poursuivra les politiques économiques de la République islamique, mais qui ne sera pas confrontée aux mêmes critiques parce qu’elle apportera une exploitation « moderne » et non « islamique ».
La promesse de « démocratie » du nouvel Etat durera moins de deux semaines. Nous pouvons prédire la chronologie car c’est exactement ce qui s’est passé en Egypte après le coup d’Etat militaire de Sissi soutenu par les Etats-Unis et ses alliés régionaux. Oui, l’ingérence de l’Etat religieux dans la vie privée des Iraniens cessera, mais n’attendez pas grand-chose d’autre.
Yassamine Mather