Sorour Kasmaï, romancière et directrice de la collection « Horizons persans » chez Actes Sud et Chowra Makaremi, chercheuse en anthropologie, décryptent le mouvement révolutionnaire iranien actuel au regard de l’histoire du pays depuis la révolution de 1979.
La romancière Sorour Kasmaï et la chercheuse anthropologue Chowra Makaremi étudient de près le mouvement révolutionnaire iranien. Toutes les deux vivent en France depuis qu’elles ont été elles-mêmes obligées de partir de leur pays natal. Chowra a perdu sa mère et sa tante, assassinées par le régime et est partie à l’âge de 6 ans. Au micro de Laure Adler, elles rappellent quels sont les éléments et les ferments qui déterminent, sinon définissent cette révolution en marche face à la terreur, face à la répression, face aux exécutions perpétrées par un régime théocratique et autocratique vieux de 43 ans, qui utilise la peur et les moyens les plus arbitraires pour tenter de freiner le mouvement. Sans compter que parallèlement, et fatalement, le pays s’enlise aussi dans une crise économique très grave.
Un mouvement de protestation inédit dans l’histoire de l’Iran
Bien que l’angoisse de la répression soit toujours importante dans les esprits, tant il faut rappeler que ce sont 500 manifestants qui ont été tués (et ce depuis mars 2022), que 100 personnes ont déjà été condamnées à mort et 18 000 ont disparu ou sont en prison, les deux auteures iraniennes rappellent combien le mouvement actuel est inédit, puisque pour la première fois, les manifestant.e.s ignorent les techniques de terreur et l’ingénierie des émotions opérée par le pouvoir et sont prêt.e.s à tous les risques pour mettre fin au régime actuel.
Pour Sorour Kasmaï, bien que cette génération ait vécu dans la peur, la peur a changé de camp grâce à un mouvement encore plus riche d’espoir et d’un désir de liberté accru : « La peur n’a pas réussi à avoir prise sur la société iranienne de la même façon que dans les années ou dans les décennies précédentes. Tous et toutes sont persuadés que la révolution est en marche et qu’elle est en cours. Il y a une absence presque d’inquiétude, comme une espèce d’évidence de la puissance organique de ce mouvement, parce que c’est quelque chose qui échappe de manière inédite à l’ingénierie sociale et politique. Il s’agit d’en finir avec une autocratie, une théocratie militaire qui est la sœur jumelle de la mort qui, depuis 43 ans, a semé la mort ».
Si ce qui se passe aujourd’hui est totalement exceptionnel par rapport à ce que l’Iran a connu par le passé, ce surgissement et ce désir de liberté peuvent être vus comme le point d’orgue de la continuation d’un mouvement réformiste qui s’exprime depuis longtemps. Ce qui change aujourd’hui d’après Sohour Kasmaï, c’est que « la société civile, les intellectuels, les artistes français ont tout à fait entendu la voix de la liberté iranienne ».
Un mouvement en gestation depuis longtemps
À partir des années 2000, la chercheuse et anthropologue Chowra Makaremi rappelle qu’il y avait déjà un mouvement réformiste important qui se faisait entendre dans le cadre d’une réinvention de la théocratie iranienne, dans un cadre institutionnel qui se présentait comme proto démocratique et surtout avec une société civile où il y avait ce qu’elle nomme « une hégémonie idéologique du réformisme, la pensée qu’on allait pouvoir réformer ce régime de l’intérieur. Ce réformisme était pensé comme un projet politique, certes qui ne visait pas à remettre en cause les fondamentaux du régime, autrement dit une culture politique fondée sur la prudence, qui consistait à louvoyer entre les lignes rouges mais non sans formuler une vraie opposition au régime ». Justement, aujourd’hui, c’est bien ce mur de la peur qui s’est brisé, selon elle et qui intimidait la société, « cette page d’un pacte entre société et État a été tournée. Ce qui permet de rentrer dans ce mouvement révolutionnaire qu’on connaît ».
L’auteure Sorour Kasmaï remonte quant à elle jusqu’à 2009 dans le cadre du mouvement vert, ce soulèvement postélectoral qui suivit l’élection présidentielle, en réaction à l’annonce des résultats où on pointait du doigt les fraudes dans les urnes. Le pouvoir fut accusé de fraude électorale pour garder au pouvoir le conservateur Mahmoud Ahmadinejad. De même pour la question de la politique sur le nucléaire en 2017 : « il n’y a jamais eu de silence en Iran à propos de ces questions, il y a eu également des mouvements sur le prix de la vie chère, en 2019, sur l’essence. Et l’ampleur des mouvements de contestation était déjà surprenante avec beaucoup de jeunes et de femmes qui protestaient ».
Le combat pour la libération des femmes au centre du mouvement
Depuis l’assassinat de la jeune Kurde de 22 ans, Mahsa Amini, à Téhéran par la brigade des mœurs pour tenue jugée incorrecte, les femmes sont en première ligne de ce combat de libération du pays. D’ailleurs, ce mouvement de liberté est d’abord un manifeste pour la liberté des femmes qui représente depuis les premiers jours du régime un des premiers éléments de la haine étatique. La toute première loi qu’avait fait passer l’ayatollah Khomeiny, c’était sur le voile obligatoire et du jour au lendemain, les femmes perdaient une partie de leurs droits qu’elles avaient auparavant.
Pour Chowra Makaremi : « D’une part, le mouvement féministe iranien est un des mouvements les plus forts de la société civile iranienne depuis le milieu des années 2000, sans compter que les figures d’opposition principales et les principaux prisonniers politiques sont des prisonnières politiques. On voit bien qu’il y a un mouvement féministe qui a conceptualisé le type de répression juridique, social, de ségrégation spatiale, qu’opérait ce régime non seulement sur les femmes mais aussi sur les minorités ». Aujourd’hui, le rôle prépondérant des femmes dans ce mouvement vise à empêcher une double peine : que les femmes soient à nouveau réduites sous silence après l’accomplissement de ce mouvement de revendications de liberté comme ça avait été le cas avec la révolution iranienne de 1979.
Un mouvement révolutionnaire inédit car surtout intersectionnel
C’est une des grandes différences que n’oublie pas d’évoquer l’anthropologue. Dans le cadre de l’ensemble des révoltes et mouvements de protestation, de 2017 à 2022 « toutes les différences de la population iranienne se sont solidarisées autour de la même demande. Là où c’était plutôt les classes populaires qui s’étaient soulevées de 2017 à 2019, il est important de souligner que cette fois-ci c’est toute cette dimension qui s’inscrit au cœur de la devise symbolique du programme Femme, Vie, Liberté. C’est une nouveauté, car il y a une solidarité avec les minorités ethniques et nationales, qui n’a pas été vue jusqu’à présent, en plus d’une solidarité interclasse et intergenre mais grâce à une prise de conscience collective par un travail politique de la société civile qui s’est préparée depuis longtemps à bas bruit ». Une prise de conscience politique globale qui accuse un régime qu’elle juge responsable des différentes formes de domination économique, ethnique et de genre, que ce mouvement entend renverser. Une solidarité que le pouvoir iranien tente de briser à travers les politiques de la terreur toujours en cours.
La Révolution iranienne de 1979 mort-née
Une Révolution très vite récupérée par l’islamisme politique de l’ayatollah Khomeini
En quoi ce qui s’est passé depuis la Révolution iranienne de 1979 peut éclairer les logiques révolutionnaires actuelles au sein du pays ? Si le régime théocratique de la République islamique d’Iran a pu tenir si longtemps, les deux auteures expliquent que c’est parce que, dès le départ, le nouveau pouvoir a daigné défendre les aspirations d’un mouvement révolutionnaire pour qui l’islamisme ne représentait encore aucun danger. L’auteure Sorour Kasmaï rappelle comment les revendications de cette révolution avaient été très rapidement récupérées par l’ayatollah Khomeini, qui avait centralisé tous les efforts pour consacrer la révolution, oui, mais islamique : « La version de la Révolution de 1979 que le régime de la république islamique d’Iran a vendue à sa population, était avant tout celle d’une révolution islamique que moi-même j’avais vécue tout autrement. Au départ, ce sont les mêmes revendications, l’identité, la liberté, la modernité, les droits civiques. Mais dans la rue, nos slogans n’étaient pas du tout pour l’islam. Une partie de la gauche iranienne qui était avant tout anti-impérialiste a marché derrière Khomeini et d’autres partis politiques, les libéraux, les nationaux n’avaient pas vu venir le danger qu’il incarnait. On vantait les mérites de l’ayatollah comme vecteur d’une démocratie. Mais c’est très vite ensuivi la répression, les exécutions de tous les opposants au nouveau régime. Aujourd’hui, on est en train de réparer les dégâts de cette révolution-là, si on prend ça à l’échelle de l’histoire moderne de l’Iran ».
La Révolution de 1979 perpétuait sans le savoir un nouvel autoritarisme
En tant que spécialiste de la violence d’Etat en Iran, Chowra Makaremi analyse depuis dix ans le régime autocratique du pays à travers des pratiques d’histoire orale et des contre archives pour en dessiner la contre mémoire. Une de ses hypothèses de travail principales en anthropologie politique consiste à interroger le récit étatique officiel que le pouvoir a formulé autour de la révolution islamique. La façon dont la révolution est racontée et a été transmise aux Iraniens a permis de légitimer, d’instituer ce pacte entre société et État, dont l’agent de surveillance est la police des mœurs et de perpétuer le régime de la République islamique : « Le régime a réinventé un islamisme politique qui prend des éléments de l’islam traditionnel, mais qui les étatise à tel point qu’aujourd’hui une femme qui est mal voilée ou dévoilée va recevoir un message parce que les appareils de vidéo-surveillance électronique ont identifié qu’elle avait mal le voile. De cet Etat autoritaire qui a continué à se construire après la révolution, les dispositifs étatiques se sont solidifiés à travers l’exercice d’une violence contre la société et à travers la guerre qui a donné un énorme blanc seing au pouvoir iranien pour réprimer, en identifiant tout opposant politique comme ennemi, pour réprimer et pour imposer sa suprématie ou son hégémonie totale. En 1983, quand les nouvelles lois islamistes extrêmement misogynes sont rentrées dans le droit de la famille, peu de choses ont été changées dans le code de la famille, perpétuant alors des lois patriarcales héritées de l’Iran du shah ».