Istanbul,
La coalition islamo-nationaliste d’Erbakan et de Çiller a gagné un court répit, puisqu’une nouvelle motion de censure de l’opposition a été rejetée de justesse. Mais le gouvernement a désormais perdu sa majorité au Parlement et ne doit son salut qu’au soutien in extremis d’un petit parti d’extrême droite. Du coup, Erbakan et Çiller ont décidé de tenter une fuite en avant, en annonçant la tenue d’élections anticipées.
LA PRESSION DES MILITAIRES et de l’opinion publique (voir Inprecor Nº 413) a déstabilisé le DYP (le parti de Çiller) et une quinzaine de député de ce parti ont voté avec l’opposition. Certains des vieux caciques se sont détournés de Çiller. Mais le nombre des opposants n’a pas été suffisant (à 4 voix près !) pour renverser le gouvernement. Certains d’entre eux, qui avaient juré de voter avec l’opposition, ont été « convaincus » en dernière minute par le mari de Çiller, « Monsieur 10 % » (comme le surnomme la presse), qui a eu recours à des méthodes « peu catholiques » : don de grosses commissions et prébendes pour certains députés, chantage avec des dossiers de malversation pour d’autres. Mais les marges de manœuvres sont de plus en plus réduites pour Çiller et Erbakan, qui semblent avoir pris acte de la précarité de leur situation, en décidant de saborder leur propre gouvernement et de convoquer des élections anticipées. D’ailleurs, pour convaincre ses députés de la soutenir une « dernière fois », Çiller a dû également leur promettre de forcer son partenaire islamiste (le RP) à lui transmettre le poste de premier ministre et de convoquer des élections anticipées, seul moyen de desserer l’étau des militaires. Le protocole de coalition prévoit en effet une rotation en cas d’élections.
Mais cette option est loin de lui assurer le succès escompté. En effet, les procédures parlementaires veulent que pour un changement de premier ministre (même en gardant la même coalition), le gouvernement présente d’abord sa démission. Il faudrait ensuite que le président de la République charge Çiller de former le nouveau gouvernement et que celui-ci obtienne la confiance de la majorité absolue du Parlement. Cette majorité absolue est également requise pour dissoudre le Parlement et convoquer des élections anticipées. Or, la coalition n’a plus la majorité absolue et reste à la merci d’une nouvelle motion de censure. Par ailleurs, des désaccords subsistent entre les deux partenaires sur la mise en œuvre pratique de leur projet. Les semaines à venir vont donc donner lieu à une activité fébrile de magouilles parlementaires et l’opposition, en alliance avec l’armée, va peser de toutes ses forces et utiliser tous les moyens pour faire échouer le projet du duo Erbakan/Çiller.
Menaces contre le RP
D’ailleurs, le fait que juste à ce moment-là, le procureur de la République (sans doute « inspiré » par l’armée) se soit adressé à la Cour constitutionnelle pour déclencher une procédure de dissolution du RP, n’est certainement pas le fruit du hasard. Le RP est accusé de « vouloir provoquer une guerre civile » et « d’instaurer un régime islamique ». En tout cas, c’est sans doute la première fois au monde qu’un tel procès est intenté contre un parti qui est au pouvoir avec 21 % des voix aux élections ; et qui détient le poste de premier ministre et (entre autres) celui du ministère de la justice. C’est sans doute la preuve que la justice est réellement indépendante en Turquie !
“TRAITRES A LA PATRIE”
C’est parce que le RP a peur que ce procès n’aboutisse assez rapidement, qu’il souhaite de son côté que les élections anticipées se tiennent le plus rapidement possible. Mais l’armée ne relâche pas sa pression. Récemment, l’état-major a accusé le gouvernement de lui avoir “coupé les vivres”, en refusant de financer les frais de l’opération militaire contre le PKK en Irak du Nord. 50 000 soldats sont en effet engagés depuis plusieurs semaines à des dizaines de Kms à l’intérieur de la frontière ?rakienne. Selon les chiffres officiels, plus de 2 000 militants du PKK auraient été tués durant cette opération, qui risque de se prolonger durant tout l’été. En fait, ce genre d’accusations (relayées par toute la presse et l’opposition parlementaire) est de nature à provoquer une grave crise institutionnelle, puisque dans tout Etat bourgeois qui se respecte, il s’agit d’une accusation équivalente à la “trahison de la patrie” ! En cas de coup d’Etat militaire en bonne due et forme, cela pourrait devenir un “bon” prétexte pour conduire Çiller et Erbakan à la corde... Mais l’objectif à court terme est de provoquer la panique auprès des députés du DYP, pour qu’ils retirent leur soutien à la coalition.
La bataille finales
Les couteaux sont donc tirés et les deux parties, l’armée et le couple Çiller/Erbakan, savent qu’il s’agit d’une lutte sans merci. A court et à moyen terme, les rapports de forces sont favorables à l’armée. La seule question est de savoir si les militaires vont pouvoir se débarrasser de la coalition par les voies “Parlementaires démocratiques” (!), autrement dit une manœuvre qui sauverait les apparences démocratiques du régime et permettrait de maintenir les projets d’intégration européenne de la grande bourgeoisie, ou si elle sera contrainte de recourir à un “vrai coup d’Etat”, qui risque de déraper vers une semi guerre civile. A plus long terme, tout dépendra de la capacité de la bourgeoisie et de son personnel politique à mettre en œuvre une réforme du système politique et institutionnel, qui lui permettrait de présenter une nouvelle alternative bourgeoise stable et crédible aux yeux des masses.
Ce qui va se passer à très court terme dépasse les limites de l’analyse politique normale, puisque tout dépend du nombre exact de députés du parti de Çiller, qui n’ont pas beaucoup de “dettes de jeux” et qui seront suffisamment effrayés par les militaires pour oser voter contre leur propre parti, prenant le risque de perdre leurs prébendes et de se voir trainés dans la boues par les révélations éventuelles du mari de Çiller à leur encontre. Ce qui est certain, c’est que l’armée, qui représente les intérêts généraux du régime, est désormais allée trop loin dans sa lutte contre le gouvernement pour pouvoir se permettre de reculer.
Ce dont il est question dépasse d’ailleurs largement le cadre d’une lutte de pouvoir conjoncturelle contre un gouvernement indésirable. Comme le prouve l’alliance militaire avec Israel (voir Inprecor nº...? de 1996), l’état-major a modifié sa stratégie globale et sa doctrine principale. Récemment, les militaires l’ont d’ailleurs déclaré publiquement : pour l’armée, la “principale menace” (qui a été en vigueur durant les 50 dernières années) n’est plus le “danger communiste venant de l’extérieur avec une 5e colonne à l’intérieur”, mais bien la “menace venant de l’ennemi intérieur et de ses suppots à l’extérieur”, à savoir, “le terrorisme séparatiste kurde et la menace intégriste”. Tout le dispositif de “sécurité” de l’Etat (police, justice, défense, diplomatie, services secrets) doit donc s’adapter en conséquence. L’arsenal de propagande idéologique de l’Etat va aussi s’adapter, pour relativiser l’anti-communisme et privilégier à sa place le nationalisme unitaire et le laïcisme kémalistes. En politique étrangère, les pays considérés comme “ennemis” seront désormais ceux qui soutiennent le PKK et les islamistes, et avant tout la Syrie et l’Iran. C’est cette politique fondamentale qui sera imposée par l’Etat à tous les gouvernements bourgeois qui se succéderont, quelles que soient les nuances de leurs programmes et de leurs étiquettes politiques.
Lutte interne à la bourgeoisie
Quant à la crise actuelle, il s’agit avant tout d’une lutte triangulaire interne de la bourgeoisie, entre trois secteurs qui se battent pour dominer la vie économique, sociale et politique. La principale force est la grande bourgeoisie industrielle traditionnelle et ses alliés (les associations patronales des PME), représentés par l’armée, les médias et les partis de l’opposition parlementaire (donc, y compris la social-démocratie). Leur projet politique est d’intégrer la Turquie à l’Union européenne, avec une démocratie bourgeoise plus ou moins semblables à celles d’Europe. Ils essayent pour cela de gagner le soutien de la classe ouvrière et de l’intelligentsia de gauche, en les effrayant avec le spectre de l’intégrisme islamiste et en agitant la carotte de la démocratisation, pour les convaincre d’accepter les restructurations et les privatisations (autrement dit un “Pacte de la Moncloa “à la turque”).
La seconde force est la bourgeoise islamiste, qui s’est développée ces dernières années en prenant ses racines dans des fusions d’entreprises moyennes d’Anatolie centrale. Représenté par le RP, cette nouvelle bourgeoisie islamiste veut gagner à sa cause les couches paupérisées et semi-prolétaires du monde urbain, ainsi que la paysannerie kurde, au nom de la “fraternité et la solidarité religieuse”. Ce secteur cherche à briser la concurrence de la grande bourgeoisie classique et du marché mondial, en créant un “marché islamique privilégié”, basé sur un “mode de vie et de consommation specifiques de getthos islamiques”. Ils veulent s’éloigner de l’UE, en adoptant un système néo-protectionniste et déréglemetateur, qui leur permette de rejeter les normes contraignantes de l’impérialisme occidental (brevets, ISO, normes syndicales, taux d’intérêts, etc.). Leur chiffres d’affaires atteint déjà les 2 milliards de dollars, avec 800 millions de dollars d’exportations vers les pays du Moyen-Orient (ils veulent d’ailleurs privilégier les relations avec le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est).
Çiller et la Mafia
Quant au 3e secteur, il s’agit de la bourgeoisie “parallèlle”, la maffia et les trafiquants de drogue et leurs réseaux financiers à l’étranger. Son étoile a surtout brillé durant les “années du miracle Özal” (politiques ultra-libérales des années 80 et 90) et grâce à la “sale guerre” dans la région kurde. Elle se base tout naturellement sur le lumpenprolétariat, la “lumpenintelligentsia” nationaliste, la police et les grands propriétaires terriens (surtout les féodaux kurdes). Les bourgeois aventuriers, qui sont partis à la conquête des nouveaux marchés de l’ex-URSS, sont également proches de cette mouvance. Çiller et son parti, qui est le représentant politique de ce secteur, était à l’origine alliée du premier secteur. Mais coïncée par ses propres dossiers de malversations, Çiller a renversé ses alliances il y a un an, pour se rapprocher des islamistes. C’est cette “trahison” de Çiller qui est à l’origine du désordre politique actuel. Quant aux néo-fascistes du MHP (les “loups-gris”), qui étaient les alliés naturels de Çiller depuis le début, ils se sont retrouvés en porte-à-faux avec ce renversement d’alliance et sont entrés dans une grave crise interne après la récente mort de leur leader historique, le “basbug (“führer”) Türkes.
Si les travailleurs et le peuple kurde, qui n’ont pas actuellement un rapport de forces en leur faveur, ne veulent pas faire les frais de cette bataille interne et confuse de la bourgeoisie, ils doivent développer une politique très bien qualibrée, pragmatique et rusée. En cette période délicate, trouble et confuse, la seule boussole qui nous permettra d’éviter les pièges et de creuser notre propre tombe par des alliances catastrophiques et inopportunes (ou par une passivité criminelle) sera la ligne d’indépendance de classe et la défense des droits et acquis démocratiques.
“Ne refahyol Ne hazirol !”
C’est à cela que s’est attelé l’ÖDP (Parti de la liberté et de la solidarité). Sous le slogan : “Ne Refahyol Ne Hazirol !” [Ni la coalition de “Refahyol” (initiales des partis d’Erbakan et de Çiller), ni le “Garde à vous !” (devant les militaires)], ce parti, fondé il y a un peu plus d’un an, grâce à la convergence de la plupart des courants de l’extrême gauche turque des années 70 (et dans lequel militent également nos camarades de Yeniyol, la STQI), a organisé le 26 mai dernier une grande manifestation à Istanbul. 35 000 personnes (selon les estimations de la presse bourgeoise) ont en effet répondu “présents” à l’appel de l’ÖDP, qui a reçu à cette occasion le soutien des syndicats de gauche, D_SK et KESK, des associations de gauche et des cercles d’étudiants, du HADEP (parti nationaliste kurde, qui a amené plus de 3 000 sympathisants), de plusieurs intellectuels et artistes renommés, ainsi que d’une série de journalistes démocrates de la grande presse bourgeoise (la manifestation a fait les titres à la une des principaux médias, avec des commentaires très favorables). Avec cette manifestation, l’ÖDP a sans doute réalisé l’initiative politique la plus importante et la plus massive de sa courte histoire politique.
Avant tout, le moment choisi pour lancer l’appel à cette manifestation était particulièrement opportun : la vie politique étant indexée à la confrontation entre l’armée et le gouvernement islamo-nationaliste, il était en effet important de dégager une 3e issue. En deuxième lieu, l’axe était particulièrement bien choisi, car en cette période de menaces anti-démocratiques, qu’elles viennent de ce gouvernement réactionnaire ou de l’armée, il était important de mettre en avant un mot d’ordre démocratique et légitime, qui puisse rassembler les masses au-delà de l’audiance immédiate de l’ÖDP.
Le lieu de la manifestation, la Place Sultanahmet d’Istanbul, était aussi symboliquement important, puisqu’une semaine auparavant, d’abord Çiller, puis le RP, avaient réuni leurs troupes sur la même place, à un jour d’intervalle. En effet, le RP avait rassemblé près de 100 000 personnes à Sultanahmet, venues à la rescousse des écoles religieuses (menacées par la réfome de l’enseignement public que les militaires veulent imposer) ; alors que la veille, Çiller n’avait pu réunir que 6 à 7 000 personnes sur cette même place, malgré une préparation tapageuse durant un mois - et à grand renforts de moyens financiers. Il fallait donc du culot et une sérieuse détermination politique pour oser affronter ces deux partis au pouvoir (près de 20 % des voix chacun), sur le même terrain. Finalement, le pari a été gagné, puisque comparé à ces deux rassemblements, la manifestation de l’ÖDP ne faisait pas rougir devant celle du RP, ni en nombre ni en militantisme, et dépassait très largement celle de Çiller.
L’alternative ÖDP
Désormais, et grâce (entre autres) au succès de cette initiative, l’ÖDP apparaît aux yeux de larges masses, sinon comme une puissante alternative, du moins comme un interlocuteur sérieux, efficace, crédible et légitime, à la gauche de la social-démocratie. En fait, cette mobilisation (qui est la manifestation autonome la plus imposante initiée par l’extrême gauche depuis les années 70) s’inscrit dans un mouvement ascendant qui remonte à plusieurs mois.
Tout d’abord, lors de “l’affaire de Susurluk” (qui avait dévoilé les liens entre la maffia, la police, les milices d’extrême droite et des ministres de Çiller), les militants de l’ÖDP ont été à la pointe de la réaction populaire massive contre ce scandale. Par la suite, le 13 avril, l’ÖDP a convoqué un rassemblement “sauvage” (sous prétexte de “conférence de presse”) en plein centre d’Ankara, avec près de 25 000 personnes. De même, au premier mai, le cortège le plus important était une fois de plus celui de plus de 25 000 personnes à Istanbul, plus de 15 000 à Ankara, plusieurs milliers dans chacune des différentes villes de province où il y avait un cortège). L’ÖDP avait également lancé, au début de l’année, une campagne de “Signatures pour la paix dans la région kurde” et a réussi à récolter un million de signatures, qui ont été officiellement remis au président du Parlement le mois dernier.
Il est clair que malgré tout ces succès, la taille relativement modeste de l’ÖDP (dans un pays de 65 millions d’habitants) ne lui permet pas encore de se présenter comme une alternative de masse candidate au pouvoir ! Mais les débuts de ce parti pluraliste sont plus que prometteurs.