Le rassemblement a débuté dans la paix, ce samedi 24 décembre, place de la République à Paris. Plusieurs milliers de personnes se sont retrouvées, dès midi, pour rendre hommage aux trois Kurdes tué·es hier (trois personnes ont aussi été blessées) rue d’Enghien à Paris, dans le Xe arrondissement. Sur l’estrade, les prises de parole se sont succédé pour souligner que la communauté kurde était bel et bien visée, mais aussi pour dire combien le racisme et l’extrême droite prenaient désormais trop de place en France, au point de pousser certains à passer à l’acte.
« On est venues pour demander à ce que justice soit faite », lance Viyan, une Kurde âgée de 25 ans, venue d’Allemagne spécialement pour l’occasion, avec ses amies Gülistan et Sozan. « Ce n’est pas un hasard si le tueur s’en est pris aux Kurdes. Ce n’est pas une personne déséquilibrée, il y a tout une organisation derrière », poursuit-elle, regrettant que sa communauté soit « de nouveau attaquée », en référence à l’assassinat des trois militantes kurdes Fidan Doğan, Sakine Cansiz and Leyla Şaylemez à Paris en 2013.
« Ce drapeau, pointe l’une d’elles, il représente ces trois femmes pour qui à l’époque, il n’y avait pas eu de justice alors qu’on savait que la Turquie avait orchestré leur assassinat. » Ce qu’il s’est passé rue d’Enghien, estiment-elles, est une « conséquence directe » de l’inaction des États européens, dont la France, dans ce triple assassinat. Selon plusieurs médias, le meurtrier aurait indiqué à un policier qu’il avait agi parce qu’il était « raciste » lors de son interpellation. Le caractère raciste de l’attaque a été retenu par les enquêteurs ce samedi.
« Un crime contre les étrangers »
« Le profil qui se dessine concernant l’auteur de ces assassinats n’est pas tout à fait indifférent, souligne un membre de la Ligue des droits de l’homme au micro, face à la foule. Il dénonce le « climat ambiant » favorisant le rejet de l’autre. « Ces meurtres se situent dans un contexte de crises, climatique, sanitaire, économique, et cela rend faciles les discours qui engendrent la haine, la xénophobie et le racisme. C’est cela qu’il faut combattre. »
En l’écoutant, Gülistan réagit : « Le meurtrier est définitivement raciste, il a attaqué des migrants l’an dernier à Paris. Mais cette fois, il a été utilisé pour s’en prendre à notre communauté. » Les trois amies refusent l’idée que les États occidentaux puissent « se défausser de leurs responsabilités » en « mettant cela sur le dos d’un fou ». « Jin Jiyan Azadî ! » (« femme, vie, liberté »), scandent-elles en kurde, une photo de l’une des victimes à la main.
Près d’elles, Mohamed Ben Said, membre de la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives, est là lui aussi pour dénoncer le racisme, la xénophobie et la haine, à qui il suggère de bien vouloir « dégager ». « C’est un crime contre les étrangers. Il a ciblé les Kurdes bien sûr, mais auparavant, c’étaient des Soudanais sur un camp d’exilés. Il s’agit d’une personne haineuse, qui a agi dans un contexte où l’extrême droite s’organise et attaque les étrangers de manière ouverte. »
Brusquement, et alors que les organisateurs venaient d’annoncer la fin des prises de parole et invitaient les participant·es au rassemblement à « marcher jusqu’à la place de la Bastille pour rendre hommage aux victimes », des éclats se font entendre, la foule s’agite et court en direction du boulevard du Temple, où des heurts débutent. « Erdoğan, assassin ! », hurle la foule au milieu du drapeau du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) ou de celui représentant les visages des militantes tuées en 2013.
Incontrôlables, certains manifestants brûlent des poubelles et du mobilier urbain, renversent des motos stationnées sur le côté de la route ou s’acharnent sur des feux de la circulation à l’aide d’une barre de fer ; tandis que d’autres leur demandent « d’arrêter », estimant que la violence n’est pas la « bonne réponse ».
Les tensions auraient, selon plusieurs participants au rassemblement, été déclenchées par une camionnette passée par la place de la République aux alentours de 13 h 30 pour « faire de la provocation ». Une information qui serait également remontée au préfet de police, Laurent Nuñez, selon ses déclarations à BFMTV en fin d’après-midi.
À l’abri sur le côté, Pierre Garzon, maire de Villejuif, observe la scène, se disant « fondamentalement inquiet des pratiques de l’État français », qui conduisent les forces de l’ordre à « user systématiquement de la violence sans aucune autre raison que de vouloir faire taire une colère pacifique et légitime ».
Dans son entretien à BFMTV, le préfet de police a évoqué un petit groupe de casseurs et fauteurs de trouble, que les forces de l’ordre ont tenté d’isoler parce que « trop violents », ainsi que onze interpellations « essentiellement pour des dégradations », notamment sur des véhicules ou vitrines de commerce. Aucune personne, ni chez les manifestant·es ni chez les forces de l’ordre, n’a été blessée sérieusement.
Onze interpellations et des dégâts matériels
« Tout sera mis en œuvre pour que nous puissions avancer le plus rapidement possible dans les investigations et pour tenter de comprendre le mobile de cet acte », a assuré le préfet de police concernant l’attaque perpétrée la veille. Selon les informations de L’Humanité, l’assaillant aurait ciblé ce local en particulier et aurait été déposé en voiture, alors qu’une réunion de femmes kurdes se préparait pour rendre hommage aux victimes de 2013.
« On a du mal à imaginer que c’était le fruit du hasard. L’individu sortait de prison et était assurément renseigné par quelqu’un qui considérait que les militants kurdes n’avaient pas le droit de vie, y compris chez nous en France », poursuit Pierre Garzon.
Plusieurs personnes sont blessées, l’une au pied, l’autre au visage, et sont transportées aux abords des restaurants, dont certains ouvrent leurs portes pour les mettre à l’abri. À mesure que les CRS chargent la foule, celle-ci va et vient, comme pour tenter de résister et d’éviter de perdre du terrain, jusqu’à ce que le gaz lacrymogène ne l’emporte et attaque leurs yeux, puis leur gorge, les contraignant à reculer vers la place de la République. « On dirait l’Ukraine », lâche un livreur Deliveroo qui passait par là à vélo, sans vraiment saisir la raison de ces heurts.
Pour Devran et ses amis, franco-kurdes, la colère est immense. Le premier reproche aux médias de ne « jamais » parler des Kurdes, et, aujourd’hui, de venir « filmer cinq minutes pour ensuite s’en aller ». « On est là depuis 30 ou 40 ans et on n’a jamais fait ça. On a toujours été calmes, on n’est pas pour la casse ou la violence. Mais là, il y a de la colère, et elle est légitime. On tue les nôtres jusqu’à chez nous », déplore son ami.
« Ce type d’assassinat existe en Turquie. L’attentat d’hier résonne donc comme une évidence pour nous. On ne nie pas la montée du racisme en France, mais le tueur n’a pas tué n’importe qui : une représentante des femmes kurdes et membre du PKK, un chanteur réfugié qui avait fait de la prison là-bas… Ils ont été ciblés pour ce qu’ils sont », complète Devran.
« Bijî serok Apo ! » (« Vive le leader kurde Apo », pour Abdullah Öcalan, connu sous le surnom d’« Apo »), crient les manifestants en direction des forces de l’ordre qui, dans une dernière charge autour de 16 heures, parviennent à disperser la foule sur la place de la République. L’air devient irrespirable, conduisant des manifestant·es à se réfugier dans les bouches de métro, où s’invite aussi le gaz lacrymogène et où des touristes montrent leur stupéfaction en entendant le bruit des tirs des CRS au dehors.
« On espère que la responsabilité du tueur et de la Turquie sera reconnue et qu’on donnera davantage la parole à la communauté kurde », conclut Devran en partant. En fin d’après-midi, plusieurs personnes se sont rendues rue d’Enghien à Paris, sur les lieux de l’attaque, pour rendre hommage aux victimes décédées la veille. En début de soirée, les autorités ont annoncé que la garde à vue du suspect avait été levée pour des raisons de santé et qu’il avait été transféré en unité psychiatrique.
Nejma Brahim