Une femme et deux hommes ont été tués par balles et trois autres hommes ont été blessés vendredi 23 décembre, peu avant midi, à Paris, par un homme de nationalité française qui a été interpellé avec son arme et placé en garde à vue. Les faits se sont déroulés rue d’Enghien, dans le Xe arrondissement, au niveau du centre culturel kurde Ahmet-Kaya et de deux commerces avoisinants.
Une enquête a été ouverte des chefs de tentatives d’assassinat, assassinats, violences avec arme et infractions à la législation sur les armes. Les investigations ont été confiées à la direction générale de la police judiciaire, a-t-on appris auprès du parquet de Paris.
Le Parquet national antiterroriste et ses services sont venus sur les lieux « mais, en l’état, […] il n’y a aucun élément qui privilégierait la nécessité de leur saisine », a souligné la procureure. « Quant aux motifs racistes des faits [de vendredi], ils vont évidemment faire partie des investigations qui viennent de débuter avec un très grand déploiement d’effectifs » des services d’enquête, a-t-elle encore déclaré.
Ce que l’on sait du suspect
Le suspect, William M., un conducteur de train à la retraite âgé de 69 ans et qui réside dans la capitale, a, selon le parquet de Paris, déjà plusieurs antécédents judiciaires à son compteur.
Le 29 juin 2017, il a notamment été condamné par le tribunal correctionnel de Bobigny à six mois de prison avec sursis pour « détention prohibée d’armes de catégories A, B et C ». Il a également été condamné le 30 juin 2022 par le même tribunal correctionnel à douze mois d’emprisonnement pour des faits de violences avec arme commis en 2016, mais il a fait appel de ce jugement.
Enfin, le 13 décembre 2021, après avoir attaqué au sabre cinq jours plus tôt un camp de migrants installé dans le parc de Bercy (XIIe arrondissement de Paris), lacérant les tentes et blessant deux personnes d’origine soudanaise, il a été mis en examen pour « violences avec ITT de moins ou plus de huit jours avec arme, avec préméditation et à caractère raciste et dégradations ».
Placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de la Santé, à Paris, il est sorti de prison le 12 décembre 2022, « au terme du délai maximal de détention provisoire d’un an prévu par la loi », a précisé le parquet. Dans le cadre de son contrôle judiciaire, il avait notamment interdiction de quitter le territoire et de porter une arme. L’information judiciaire étant toujours en cours, il n’a pas encore été jugé pour ces faits.
William M. était toutefois inconnu des fichiers du renseignement territorial et de la direction générale de la sécurité intérieure.
Au moment de l’attaque du camp de migrants, il y a un an, Ian Brossat, adjoint à la mairie de Paris en charge du logement et de la protection des réfugiés, alertait alors sur les conséquences d’une libération de la parole raciste. William M. avait, selon plusieurs témoins, tenu des propos « contre les étrangers ».
Contacté par Mediapart, Ian Brossat déplore que l’auteur de cette attaque raciste ait été libéré le 12 décembre. « Il y a une forme de laxisme vis-à-vis des actes perpétrés par l’extrême droite qui laisse songeur. »
Il y a une semaine, son cabinet avait pris des nouvelles d’une des victimes de l’attaque du camp des migrants. « J’étais préoccupé par le climat qui règne depuis quelques semaines notamment avec l’attaque par un groupuscule d’extrême droite d’une salle de consommation à moindre risque pour les usagers de drogue dans le Xe à Paris. Depuis la campagne présidentielle avec la candidature de Zemmour qui a libéré la parole raciste, on assiste à une augmentation des agressions racistes ou des manifestations de groupuscules d’extrême droite », conclut Ian Brossat.
Échauffourées entre manifestants kurdes et forces de l’ordre
Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, s’est rendu sur les lieux de l’attaque dans l’après-midi. Il a affirmé que le tireur a voulu « manifestement s’en prendre à des étrangers ». « Il n’est pas sûr que le tueur qui a voulu assassiner ces personnes [...] l’ait fait spécifiquement pour les Kurdes », a ajouté le ministre, alors que des rumeurs d’attaque « politique », venant de la Turquie, étaient relayées au sein de la communauté kurde. « On ne connaît pas encore ses motivations exactes », a-t-il insisté.
Gérald Darmanin a indiqué également ne pas disposer d’informations qui relieraient le suspect à des faits antérieurs liés à « l’ultradroite ». Il a expliqué que le suspect était « tireur » dans un club sportif et avait « déclaré de nombreuses armes ».
« Les Kurdes de France ont été la cible d’une odieuse attaque au cœur de Paris, a déclaré le président Emmanuel Macron. Pensées aux victimes, aux personnes qui luttent pour vivre, à leurs familles et proches. Reconnaissance à nos forces de l’ordre pour leur courage et leur sang-froid. »
Les faits se sont produits dans un quartier commerçant et animé, et notamment prisé de la communauté kurde. Sur place, l’émotion était vive autour de la rue en partie bouclée par un important dispositif policier.
Des membres du centre culturel Ahmet-Kaya étaient en pleurs, se prenant dans les bras pour se consoler, a constaté une journaliste de l’Agence France-Presse (AFP). Certains, s’adressant à la police, criaient « cela recommence, vous ne nous protégez pas, ils nous tuent ».
Après la prise de parole de Gérard Darmanin, des incidents ont éclaté entre les policiers qui protégeaient le ministre de l’intérieur et des membres de la communauté kurde venus exprimer leur colère. Les forces de l’ordre ont fait usage de gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants, qui ont en retour lancé des projectiles dans leur direction, brûlé des poubelles et érigé des barricades dans la rue.
Les vitres de plusieurs véhicules civils et de police ont été brisées par des pavés et briques, et de nombreux feux ont été allumés sur la chaussée, rue du Faubourg Saint-Denis et boulevard de Strasbourg. « PKK » (Parti des travailleurs du Kurdistan), « les martyrs ne meurent pas ! », scandaient notamment des manifestants.
Cinq policiers ont été blessés et une personne a été interpellée pour des violences sur les forces de l’ordre, a indiqué à l’AFP une source policière.
« Un attentat terroriste » pour le Conseil démocratique kurde en France
Présente au moment des coups de feu, Selma Akkaya, journaliste et activiste kurde, a indiqué à l’AFP que parmi les blessés figure « un célèbre chanteur kurde ». L’auteur des faits a tiré, selon elle, « en direction d’un salon de coiffure ».
« Sept à huit coups de feu dans la rue, c’est la panique totale, on est restés enfermés à l’intérieur », a témoigné auprès de l’AFP une commerçante d’un immeuble voisin souhaitant garder l’anonymat.
« On a vu un vieux monsieur blanc rentrer et tirer dans le centre culturel kurde, puis il est allé dans le salon de coiffure à côté », à l’angle avec la cour des Petites-Écuries. « On s’est réfugié dans le restaurant avec les salariés », a témoigné Romain, le directeur adjoint du restaurant Pouliche Paris, dans la rue, joint par téléphone.
La rue d’Enghien et le quartier comptent de nombreux restaurants, bars et commerces et ses trottoirs comme ceux des rues adjacentes grouillent habituellement de passants.
Selon un autre témoin, un habitant du quartier qui passait dans la rue et interrogé par l’AFP, « il y avait des gens en panique qui criaient à des policiers “il est là, il est là, avancez” en désignant un salon de coiffure ».
« J’ai vu des policiers rentrer dans le salon où j’ai vu deux personnes à terre, blessées aux jambes, j’ai vu le sang », a-t-il ajouté, décrivant des « gens sous le choc et en panique ».
Le centre Ahmet-Kaya, ainsi prénommé en hommage au célèbre chanteur homonyme, est une association loi 1901 ayant pour objectif de « favoriser l’insertion progressive » de la population kurde installée en Île-de-France.
Les faits se sont produits à quelques jours du dixième anniversaire de l’assassinat de trois militantes kurdes dans les bureaux du Centre d’information du Kurdistan (Xe arrondissement de Paris), le 9 janvier 2013.
Au cours d’une conférence de presse, vendredi soir, le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F), qui a appelé à une « grande manifestation », samedi 24 décembre, place de la République à Paris, a estimé « inadmissible que le caractère terroriste ne soit pas retenu et qu’on essaye de nous faire croire qu’il s’agit d’un simple militant d’extrême droite [...] venu commettre cet horrible attentat dans nos locaux ».
« La situation politique en Turquie concernant le mouvement kurde nous laisse très clairement penser que ce sont des assassinats politiques », a souligné Agit Polat, porte-parole de cette organisation, avant d’ajouter que selon lui, le président turc « Erdogan et l’État turc sont derrière ces assassinats ».
Les représentants du CDK-F ont ensuite appelé les autorités françaises à « arrêter leur complaisance avec les autorités turques quand il s’agit de la sécurité des Kurdes ». « Les autorités françaises doivent nous recevoir et arrêter ce jeu cynique », a ajouté Agit Polat précisant qu’il avait « fait part de ces craintes » concernant la sécurité des militants kurdes aux services de renseignement français « il y a tout juste 20 jours ».
« La communauté franco-kurde est aujourd’hui en colère et elle a peur », a affirmé maître David Andic, avocat du CDK-F.
La rédaction de Mediapart
Boîte noire
Cet article a été régulièrement mis à jour tout au long de l’après-midi et de la soirée du 23 décembre, avec les principales informations disponibles.