La guerre d’agression russe contre l’Ukraine a profondément choqué de nombreux spécialistes de l’espace post-soviétique, dont moi. Notre consternation va au-delà des considérations générales de l’humanisme (la violence, la destruction, la douleur totalement inutiles sont choquantes en soi) ou des raisons personnelles – si tous les chercheurs qui se consacrent à l’étude de la région n’ont pas forcément des proches dans la région (ce qui n’est pourtant pas rare), ils accumulent les relations avec des collègues locaux et avec des enquêtés qui deviennent progressivement amis ou au moins peuvent provoquer de la sympathie. Il y a aussi une raison professionnelle à un tel choc, pour moi comme pour de nombreux collègues : politiste et sociologue qui observe la politique dans l’espace post-soviétique pendant des années, qui a étudié les sociétés et les systèmes politiques russe et biélorusse, j’ai dû constater que cette guerre est arrivée de manière inattendue pour moi.
Comme de très nombreux collègues, j’étais certain que les manœuvres et déclarations qui ont précédé l’invasion russe étaient un instrument dans le conflit symbolique avec l’Occident, dont l’objectif était de déstabiliser la situation politique en Ukraine et d’essayer de revoir le système de relations internationales en Europe de l’est. Nous nous étions habitués aux menaces et aux gesticulations des dirigeants russes, et la probabilité d’une vraie guerre totale semblait faible, rationnellement parlant, y compris à cause de l’importance des coûts qui y seraient associés. Alors pourquoi cette guerre a-t-elle été commencée ?
On ne peut pas se satisfaire des raisons proclamées par les autorités russes. Il n’y avait pas de menace militaire immédiate pour la Russie de la part de l’Ukraine ou des États occidentaux (« l’Occident collectif » entrainé par les « Anglo-saxons », comme le désigne la propagande russe). Les justifications par le combat contre le nazisme en Ukraine ou la réponse au soi-disant génocide contre la population russophone n’ont pas beaucoup de sens non plus.
Du point de vue de la politique extérieure, les actions des décideurs russes peuvent sembler absurdes. Sans provocation et sans nécessité, non seulement la Russie s’est engagée dans une guerre illégale, sans aucune consultation du Conseil de sécurité de l’ONU ou des partenaires internationaux, suivie d’annexion de territoires ; non seulement l’économie russe sera dévastée par les sanctions qui en découlent ; non seulement il sera pratiquement impossible pour les autorités russes de normaliser les relations avec l’Ukraine et les pays d’Europe centrale dans le futur observable ; non seulement la Russie est sur le point de devenir un État voyou exclu de nombreux événements internationaux et de certaines organisations internationales ; mais même du point de vue militaire, les forces russes ne semblent pas remporter la victoire.
Néanmoins, des explications tout à fait rationnelles à l’agression russe existent – elles ne se trouvent pas dans la dimension de la politique extérieure, mais à l’échelle interne, dans le fonctionnement du régime politique russe. Cela ne veut pas dire que les tensions géopolitiques, les considérations de sécurité ou l’impérialisme idéologique ne jouent aucun rôle dans la guerre en Ukraine, mais il me semble qu’ils ne suffisent pas à l’expliquer.
De surcroit, la séparation entre politique externe et interne est purement théorique : du point de vue des sciences sociales, les acteurs n’agissent pas sur le plan international ou interne – ils agissent tout court, et ces actions sont en partie déterminées par la structure des relations sociales, les opportunités et le contexte. On le sait bien, très souvent les explications d’une mesure de politique extérieure se trouvent sur le terrain de la politique intérieure.
L’objectif de cet article est de fournir quelques pistes qui montrent comment l’étude du régime autoritaire en Russie permet de répondre à quatre questions sur cette guerre, questions auxquelles il peut sembler difficile de trouver des réponses rationnelles autrement.
Principales caractéristiques des régimes autoritaires
Comme il est largement reconnu que les totalitarismes ont quasiment disparu (seule la Corée du Nord s’en rapproche), l’autoritarisme est devenu synonyme de « régime non démocratique ». Il y a eu de nombreuses tentatives de définition formelle de l’autoritarisme. Dans les années 1960, en décrivant le système politique franquiste en Espagne, Juan Linz a proposé une définition classique toujours largement utilisée aujourd’hui : les autoritarismes sont des « systèmes politiques caractérisés par un pluralisme politique limité, non responsable, dépourvus d’idéologie directrice élaborée mais reposant sur une mentalité [sic] caractéristique, sans volonté de mobilisation extensive aussi bien qu’intensive si ce n’est à certains moments de leur développement, et dans lesquels un leader ou parfois un petit groupe exercent un pouvoir dont les limites formelles sont mal définies bien qu’elles soient en fait très prédictibles [1]
Dans une tentative de définition qui s’appuie sur les principes de l’exercice du pouvoir et non sur les institutions formelles, Guy Hermet voit dans les autoritarismes un large spectre de situations politiques dans lesquelles les « pouvoirs d’État [sont] concentrés dans les mains d’individus ou de groupes qui se préoccupent, avant toute chose, de soustraire leur sort politique aux aléas d’un jeu concurrentiel qu’ils ne contrôleraient pas de bout en bout [2]
Ainsi, l’essence de l’autoritarisme est la tendance à monopoliser le pouvoir politique. En ce sens, il diffère du totalitarisme car les systèmes totalitaires tendent à contrôler toute la vie sociale, et pas seulement l’activité politique, et de la démocratie représentative car en démocratie le pluralisme politique est essentiel, l’opposition et la dissidence ayant leur place et leur rôle à jouer. La monopolisation du pouvoir en régime autoritaire peut être décrite comme la convergence de trois composantes : absence d’alternance politique régulière ; imprécision des limites pour l’exercice du pouvoir ; monopole de la représentation politique.
Tout d’abord, les régimes démocratiques ont été conçus pour garantir une rotation régulière et systématique des forces politiques qui assument le gouvernement – l’alternance au pouvoir n’y est pas une tragédie, mais une norme. Le plus souvent, dans les démocraties représentatives modernes, cela se fait par le biais d’élections régulières. Les régimes autoritaires, en revanche, sont conçus pour reproduire le pouvoir, pour éviter l’alternance et conserver la domination.
Deuxièmement, si les limites qui s’imposent à l’exercice du pouvoir existent bel et bien dans les régimes autoritaires, ces limites sont mal définies et extensibles : elles changent en fonction de la situation, du contexte et des besoins des élites dirigeantes. Les limites légales et constitutionnelles sont abusivement interprétées d’une manière ambigüe, ou modifiées lorsque les dirigeants en ressentent le besoin. La faiblesse de la séparation réelle des pouvoirs et le manque d’indépendance de la justice empêchent l’existence de sources alternatives de pouvoir capables de contrôler et de bloquer l’action des élites politiques. Si la démocratie est conçue pour éviter ou au moins réduire la probabilité de l’abus de pouvoir, pour l’autoritarisme l’abus de pouvoir fait partie de la logique normale de fonctionnement du régime.
En troisième lieu, dans un régime autoritaire, un dictateur et/ou un groupe de personnes issues des cercles dirigeants prétendent être les seuls véritables représentants du « peuple » et de la société. Les concurrents pour la représentation sont composés de marginaux, d’imposteurs, de marionnettes de groupes politiques ou économiques, ou d’agents d’influence étrangère, etc. Par conséquent, dans les autoritarismes, la véritable opposition politique lutte pour survivre, le plus souvent en dehors des institutions (y compris en dehors du parlement), la dissidence est proscrite dans les domaines où elle peut faire effet (institutions, grands médias, etc.), les initiatives associatives sont restreintes, les médias influents sont contrôlés et les médias critiques sont étouffés afin de prévenir tout débat public autonome, etc.
Autoritarisme russe
Le fait que la Russie est un État autoritaire fait aujourd’hui presque partie du sens commun. Cependant, la consolidation autoritaire en Russie précède de longtemps son agression contre l’Ukraine et la généralisation de la prise de conscience de son essence dictatoriale. La plupart des spécialistes considère que le régime politique russe a pris un tournant autoritaire vers 2011-2012. Au cours de cet hiver ont eu lieu de grandes manifestations contestataires contre la fraude électorale et contre le nouveau mandat présidentiel de Vladimir Poutine (qui a décidé de revenir à la présidence après avoir occupé le poste de Premier ministre sous celle de Dmitri Medvedev).
Les manifestations ont été sévèrement réprimées, de nombreux manifestants ayant été condamnés à des peines de prison ferme, les élections ont été truquées, l’opposition politique a été étranglée, les grands médias ont commencé à être sérieusement censurés. Depuis lors, la situation n’a fait qu’empirer, avec des fraudes électorales régulières, la répression de l’opposition – y compris dans des formes particulièrement violentes, comme avec l’assassinat politique de Boris Nemtsov et l’empoisonnements de plusieurs opposants, etc.
C’est également à cette époque qu’a eu lieu le procès des Pussy Riot – un groupe de punk rock féministe qui avait chanté une chanson anti-Poutine dans la cathédrale du Christ-Sauveur et l’avait filmée [3]. La condamnation, manifestement extrême et disproportionnée – deux ans de camp de travail –, indiquait clairement qu’aucune critique publique radicale ne serait tolérée.
Certains observateurs trouvent des signes précurseurs du tournant autoritaire au début des années 2000, lorsque Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir et qu’il a commencé à prendre en main les milieux politiques et économiques russes, avec d’abord des conflits entre les nouvelles élites politiques dirigeantes et plusieurs oligarques, puis la prise de contrôle de grands médias, dont la chaîne de télévision NTV, alors indépendante et populaire. Mais c’est environ dix ans plus tard qu’il est devenu évident que la Russie évoluait dans une direction clairement autoritaire.
La question qui se pose maintenant est de savoir quelles sont les élites politiques qui exercent le pouvoir dans ce système autoritaire. Tout d’abord, si l’on regarde le parlement russe, on y trouve quatre partis politiques, dont la Russie unie de Vladimir Poutine qui détient la majorité constitutionnelle (72 % des sièges de la Douma, chambre basse) et peut donc gouverner seule. Ce parti détient la majorité depuis 2003 (pendant presque 20 ans). Le rôle des autres partis a souvent été qualifié de décoratif, utile pour maintenir un « pluralisme de façade » et simuler un débat politique, même si, en réalité, tous ces partis soutiennent les choix politiques du président sur les questions essentielles, surtout dans la politique étrangère.
Cependant, le parlement russe n’est pas l’institution où se concentre le pouvoir politique ; son rôle et son influence sont plutôt secondaires. Depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, deux organes de l’État ont vu leur pouvoir s’accroitre fortement pour s’affirmer en tant qu’institutions dominantes du système de gouvernement. Tout d’abord, l’administration présidentielle, qui est progressivement devenue un centre de décision majeur, notamment en matière de politique étrangère – bien plus que le gouvernement fédéral. Deuxièmement, le Service fédéral de sécurité – FSB, héritier du KGB – a acquis beaucoup de pouvoir à partir de 2000, lorsque de nombreuses fonctions de contrôle lui ont été transférées, dans les domaines de l’économie, des renseignements extérieurs, de la sécurité, du contrôle des communications, entre autres.
Ce n’est pas une coïncidence ni un fait banal. Comme dans toute société moderne, il existe en Russie plusieurs types d’élites influençant la vie politique. Dans les années 1990, par exemple, il y avait plus ou moins quatre grands groupes d’élites politiques : les « réformistes », éléments progressistes de l’ancienne Nomenklatura, l’élite politico-administrative soviétique ; les oligarques, c’est-à-dire les nouvelles élites économiques ; les conservateurs communistes ; et les « siloviki » – représentants de l’armée, de la police et des services secrets. Pour faire court, l’arrivée de Poutine au pouvoir s’inscrit dans une tendance au renforcement des élites issues du KGB et du FSB (Poutine lui-même est un ancien officier du KGB qui était à la tête du FSB avant sa nomination comme Premier ministre en 1999).
Les journalistes d’investigation russes Andreï Soldatov et Irina Borogan ont consacré un livre très détaillé à cette ascension fulgurante des élites issues du KGB/FSB, actuels ou anciens officiers des services secrets, devenues une « nouvelle noblesse » du pays [4]. Au-delà du transfert de nouveaux pouvoirs au FSB, cette ascension s’est traduite par le placement d’anciens des services secrets aux positions nodales du système politique russe – administration présidentielle, gouvernement, parlement, autorités régionales, grandes entreprises, etc. Certains évoquent même une sorte d’« État parallèle » dans les institutions russes pour décrire cette emprise des services secrets sur la vie politique.
Ainsi, la Russie est non seulement un État autoritaire, mais un État autoritaire dominé par les services secrets. Et les enjeux de cette domination sont énormes, car dans ce système corrompu, ceux qui contrôlent le pouvoir politique contrôlent également les bénéfices de l’exploitation et du commerce des ressources naturelles, y compris le pétrole et le gaz.
Voyons maintenant ce que les principales caractéristiques du système politique russe peuvent nous dire sur la guerre en Ukraine, ou du moins comment elles peuvent aider à répondre à une série de questions.
Pourquoi la Russie est-t-elle passée à l’attaque ?
Les enjeux liés à la reproduction de la domination des élites russes peuvent fournir une explication rationnelle au fait que la Russie ait commencé une guerre inutile du point de vue des relations extérieures. C’est du maintien de la domination sur le champ politique que dépend aussi le contrôle des ressources premières et les profits tirés du commerce du gaz et du pétrole. En cas de changement de pouvoir, les élites actuellement dominantes risquent de tout perdre.
En même temps, avant 2022, la légitimité de cette domination autoritaire semblait de plus en plus remise en question. Les autorités russes n’arrivaient pas à assurer à la population un bien-être économique suffisant et constant. Le PIB russe est faible, la modernisation économique insuffisante pour rendre l’économie compétitive, le retard technologique s’accumule, la plupart des richesses provient encore des ressources naturelles. En outre, l’enrichissement entraînerait une plus grande autonomie politique des entreprises privées et des hommes d’affaires, ce qui pourrait à nouveau mettre le régime en danger – d’abord à cause des intérêts divergents entre élites économiques et dominants politiques, ensuite à cause de l’indépendance économique des employés des entreprises privées.
Les autorités russes ne peuvent pas non plus proposer une idéologie claire et attrayante qui compenserait le manque de réussite économique. En URSS, le projet de construction d’un monde nouveau et d’une société moderne égalitaire et collectiviste fondée sur des principes alternatifs à ceux du capitalisme individualiste occidental pouvait inspirer les individus et les motiver à endurer les privations matérielles au nom de ces idéaux. Aujourd’hui, la situation est essentiellement différente : la Russie est un pays capitaliste sans idéologie politique distinctive claire – car l’homophobie, la xénophobie, les principes de la religion orthodoxe et le fétichisme du « passé glorieux » ne valent pas le système cohérent et englobant des valeurs et croyances qu’était l’idéologie marxiste-léniniste.
En 2022, la Russie se trouvait donc dans une situation où le leader autoritaire était vieillissant et en perte de popularité, et où le pouvoir incontrôlé d’une élite corrompue était de plus en plus difficile à justifier économiquement et idéologiquement. Dans cette situation, les élites doivent chercher une autre justification pour s’assurer la reproduction du système qui préserve leur domination.
La guerre contre l’ennemi extérieur peut jouer le rôle d’une telle justification alternative. De plus, compte tenu de la place privilégiée des services secrets parmi les élites dirigeantes, le rôle revendiqué de « protecteurs contre une menace extérieure » leur est assez organique. On peut même avancer l’hypothèse que les conflits auxquels la Russie participe depuis les années 2000 – la seconde guerre de Tchétchénie, la guerre contre la Géorgie, le conflit syrien, l’annexion de la Crimée et la guerre dans l’est de l’Ukraine, la guerre totale contre l’Ukraine aujourd’hui – permettent des « remises à zéro », ruptures qui relancent la dynamique du régime politique russe en annulant le mécontentement potentiel.
Le premier avantage de conflits diplomatiques et militaires pour la reproduction du régime politique russe est qu’ils permettent une scénographie militaire légitimatrice dans laquelle les autorités – incarnées par Poutine, mais aussi par d’autres anciens ou actuels siloviki – peuvent capitaliser sur leur image de protecteurs de l’État qui possèdent des compétences en matière militaire et sécuritaire devenues indispensables. Deuxième avantage : le conflit militaire handicape et marginalise la contestation politique interne en Russie, consolide le système étatique pour éviter toute dissidence dans les institutions de l’État, et permet de poursuivre la répression de l’opposition et la censure des médias, les contestataires risquant d’être accusés de trahison en temps de guerre. N’oublions pas qu’en 2020-2021, des manifestations très massives ont eu lieu au Bélarus, et en janvier 2022 au Kazakhstan, et cela a certainement dû mettre en garde les élites politiques russes – la Russie aurait pu être la prochaine dictature où la contestation met en danger la reproduction du régime politique.
Tout se passe comme si, pour se reproduire, le régime politique autoritaire russe, contrôlé par des élites corrompues avec une forte composante de services secrets, avait besoin de la guerre, ou du moins en bénéficiait. D’ailleurs, de ce point de vue, le déclenchement de la guerre était profitable aux élites politiques russes pour conserver leur domination dans le cas des deux scénarios les plus probables : une guerre rapide et victorieuse ou un conflit long sans perspective de fin.
Ainsi, lorsqu’il est devenu clair que c’était plutôt le second scénario qui se réalisait, la décision de procéder à l’annexion illégale des territoires de l’est de l’Ukraine semble, elle aussi, assez logique et rationnelle puisqu’elle permet d’éterniser le conflit. Elle constitue un argument supplémentaire pour la consolidation des répressions internes et l’élimination du « danger » d’alternance politique qui pourrait mener à une défaite.
Par ricochet, la guerre a contribué à une stabilisation du régime politique au Bélarus – en perte de dynamique, menacé et fragilisé par la vague contestataire de 2020-2021. Le contexte de la guerre dans la région permet aux dominants du champ politique biélorusse d’éterniser la politique de répression et de terreur contre les opposants et les mécontents, et de recourir une nouvelle fois à l’image d’un pays menacé par l’Occident, relativement paisible dans le contexte d’une guerre à ses frontières, ce qui légitimerait des sacrifices d’ordre économique, social et politique de la part de la population.
Pourquoi attaquer spécifiquement l’Ukraine ?
Cette question provoque d’amples débats et spéculations. Certains considèrent que les Ukrainiens et les Russes sont proches culturellement et historiquement et devraient ainsi vivre dans le même pays – argument absurde pour expliquer un conflit militaire. Pour d’autres, l’Ukraine est un territoire essentiel du point de vue géopolitique, et les autorités russes se sentent menacées par son virage politique vers l’Occident. Cet argument pourrait avoir du sens, mais seulement à très court terme.
Premièrement, pendant la période qui la précédait immédiatement, il n’y a pas eu d’actes agressifs particuliers susceptibles de provoquer la guerre – ni du côté de l’Ukraine, ni de la part de l’OTAN. Deuxièmement, cette guerre éloigne davantage l’Ukraine de la Russie sur le plan politique, en consolidant définitivement son tournant pro-occidental. De plus, une des conséquences du conflit est l’intensification de la présence militaire en Europe centrale : cela fait longtemps que les pays occidentaux n’ont pas été aussi unis dans leur position vis-à-vis de la Russie.
Les justifications des autorités russes liées au caractère néonazi du régime ukrainien et au prétendu génocide de la population russophone sont incohérentes et ridicules pour ceux qui connaissent ne serait-ce qu’un tout petit peu les milieux politiques ukrainiens. Le fait qu’en Ukraine (tout comme en Russie ou en France) il y a des sympathisants néo-nazis, y compris dans l’armée, n’en fait pas un régime nazi.
Par contre, si l’on se tourne vers l’histoire très récente de l’Ukraine, on voit qu’il s’agit d’un pays où, par deux fois, une alternance politique s’est opérée suite à une action collective contestataire. D’abord en 2004-2005 pendant la « Révolution orange », lorsque les manifestants contre la fraude électorale ont réussi à forcer les autorités à organiser une nouvelle élection présidentielle, où le candidat de l’opposition Viktor Iouchtchenko a remporté la victoire.
Ensuite, en 2013-2014, lorsque de nombreux Ukrainiens sont à nouveau descendus dans la rue pour protester contre le pouvoir oligarchique corrompu et ont réussi à chasser du pouvoir Viktor Ianoukovytch, président pro-russe. Aux présidentielles de 2014 et 2019, deux nouveaux présidents issus de deux partis différents ont été successivement élus – Petro Porochenko et Volodymyr Zelensky. Pour les élites politiques russes, ces nombreuses alternances politiques, y compris menées sous la pression de la rue, dans un pays proche géographiquement et historiquement, constituent un précédent dangereux et sont inacceptables.
Si on ajoute à cela que beaucoup de Russes ont des amis et de la famille en Ukraine, un succès économique, social et politique de l’Ukraine serait dangereux pour le régime politique russe. La déstabilisation de l’Ukraine pro-européenne et pro-occidentale a sans doute figuré parmi les facteurs qui ont favorisé l’annexion de la Crimée en 2014, le soutien aux régions séparatistes de l’est de l’Ukraine et la guerre d’agression d’aujourd’hui.
Une guerre causée par la folie de Poutine ?
Dès le début du conflit, il y a eu beaucoup de spéculations sur la santé mentale de Poutine, qui, pour certains, serait l’explication de la guerre. Cette question peut elle aussi être éclairée par les caractéristiques du régime politique russe, sous deux angles.
Si l’on se limite à la dimension sociale de la folie, un aliéné est une personne qui ne perçoit pas le monde de la même manière que la majorité et qui agit contrairement aux normes sociales. Ainsi, du point de vue sociologique, la réponse est claire : Poutine et plus largement le cercle qui gouverne la Russie dirigent le plus grand pays du monde en termes de superficie depuis plus de 20 ans en possédant des pouvoirs quasi-illimités – on peut donc supposer que ni leur perception, ni leur comportement ne peuvent être perçus comme correspondant à la norme comprise comme la perception et le comportement de la majorité d’individus qui composent une société.
Ensuite, je pense qu’ainsi posée cette question est assez secondaire. Premièrement, car la personnification de la politique – souvent voulue par des hommes et femmes politiques, qu’ils soient dictateurs ou non – tend à dissimuler la dimension collective inévitablement primordiale dans l’activité politique moderne. Si l’on veut comprendre le fonctionnement du système politique russe, il faut se défaire de la vision d’un leader tout-puissant seul face au peuple que le discours officiel russe tend à promouvoir.
Vladimir Poutine est le visage des élites politiques qui dominent le champ du pouvoir russe, et non une force providentielle autosuffisante. Même si l’on s’imagine que Vladimir Poutine est mentalement malade et qu’il a engagé la Russie dans la guerre à l’encontre des élites politiques russes, ou encore dans une pulsion de folie collective impliquant les décideurs en matière de politique étrangère et les militaires haut-gradés – même dans ce cas, c’est le manque de séparation de pouvoirs, d’alternance politique régulière et de garde-fous, propre au régime autoritaire, qui est responsable du fait que ces pulsions se réalisent.
C’est l’une des raisons principales de l’invention des institutions démocratiques modernes : limiter les risques liés à l’imprévisibilité des monarchies (et monarques) absolues. Pour empêcher des personnes inadéquates de faire des choses inadéquates, on a introduit des alternances régulières, l’État de droit et la séparation des pouvoirs. Sans oublier que l’ambition et la démagogie ne sont pas des qualités rares en politique, bien au contraire. En d’autres termes, la démocratie n’est pas seulement une belle idée de « pouvoir du peuple », ses raisons ne sont pas entièrement désintéressées. Le régime démocratique moderne est avant tout une protection (bien que relative et imparfaite) contre des imbéciles, des crapules et des déments au cas où ils accèdent aux positions de pouvoir. Quoi qu’il soit de la santé mentale de Vladimir Poutine, il est clair qu’une telle protection manque dans le système politique russe.
Pourquoi si peu de protestations en Russie ?
Des critiques se font parfois entendre à l’encontre des citoyens russes qui ne se rebellent pas pour arrêter la guerre – plus on va à l’est de l’Europe, plus ces critiques deviennent abondantes. Il faut tout de suite signaler que de nombreux russes protestent, même dans les conditions du régime politique russe. Mais le fait que ces protestations ne soient pas aussi massives que ce à quoi on pourrait s’attendre s’explique par deux mécanismes principaux : la propagande et la répression.
Tout d’abord, les médias en Russie sont très polarisés ; la plupart des grands médias, notamment la télévision, sont contrôlés par les autorités ou par des personnes proches des élites dirigeantes. Prenons l’exemple des trois grandes chaînes de télévision ayant une diffusion nationale : Rossiya 1 appartient au gouvernement russe ; la propriété majoritaire de la Première chaîne est partagée entre l’État et la holding Groupe national des médias (NMG) détenue par des entreprises publiques et des oligarques proches du pouvoir ; et NTV appartient à Gazprom Media, une filiale de Gazprom, entreprise publique détenue majoritairement par l’État.
Le Groupe national des médias, fondé par Yuri Kovaltchuk, homme d’affaires proche de Vladimir Poutine depuis le début des années 1990, et Gazprom Media possèdent de nombreuses chaînes de télévision plus petites et d’autres médias. Les médias contrôlés par l’État continuent de diffuser des informations affirmant que l’armée russe est sur le point de libérer l’Ukraine – ou en tout cas ses parties orientales – des nazis, que l’Ukraine se préparait à attaquer la première, que les troupes russes combattent de fait celles de l’OTAN, qu’il y avait des laboratoires américains en Ukraine où seraient développées des armes biologiques nocives uniquement pour les Russes (car ces derniers posséderaient un « code génétique » distinct), etc. En même temps, les médias critiques par rapport aux autorités sont censurés et réprimés – par exemple, la rédaction de Novaya Gazeta, lauréate du prix Nobel de la paix 2021, a cessé la publication du journal.
D’un autre côté, dans le cas où l’on ose la contestation en Russie, la répression est immédiatement appliquée. Selon l’ONG OVD-Info, qui centralise les informations sur les poursuites pour prises de position contestataires, vers mi-octobre 2022, 19 335 personnes ont été arrêtées pour avoir participé à des manifestations contre la guerre et contre la mobilisation militaire, et des affaires en pénal ont été entamées contre 312 personnes, dont des journalistes, défenseurs des droits humains et militants d’opposition connus.
Il ne faudrait pas interpréter le manque de manifestations massives comme un signe de soutien inconditionnel à la guerre de la part des citoyens russes, mais plutôt comme un effet de deux caractéristiques du régime autoritaire : verrouillage du débat public et répressions contre la dissidence.
Ainsi, les paramètres du régime politique russe permettent de donner du sens à de nombreuses interrogations sur la guerre en Ukraine qui peuvent troubler. Et du point de vue des raisons de la guerre comme de sa mise en pratique ou de la réponse des différents groupes sociaux, ces raisons internes permettent d’expliquer rationnellement un conflit qui semble irrationnel si l’on se borne à une vision en termes de relations extérieures.
Cela peut sembler cynique, mais ce ne serait pas du tout la première fois que des considérations de domination et de conservation du pouvoir à l’intérieur d’un État sont derrière un conflit international – cet article ne fait qu’en souligner les mécanismes particuliers, dans la tragédie qui est en train de se jouer sous nos yeux.
Yauheni Kryzhanouski
SOCIOLOGUE, DOCTEUR EN SCIENCE POLITIQUE.